Chapitre 5
Les motifs que nous doivent rendre
cette dévotion recommandable
134. Il faut maintenant que nous voyions,
le plus brièvement que nous pourrons, les motifs qui nous doivent rendre cette dévotion recommandable,
les effets merveilleux qu'elle produit dans les âmes fidèles, et les pratiques de cette dévotion.
135. Premier motif, qui nous montre
l'excellence de cette consécration de soi-même à Jésus-Christ par les mains de Marie.
Si on ne peut concevoir
sur la terre d'emploi plus relevé que le service de Dieu; si le moindre serviteur de Dieu
est plus riche, plus puissant et plus noble que tout les rois et les empereurs de la terre, s'ils ne sont pas serviteurs
de Dieu, quelles sont les richesses, la puissance et la dignité du fidèle et parfait serviteur de Dieu, qui sera dévoué à
son service, entièrement, sans réserve et autant qu'il le peut être! Tel est un fidèle et amoureux esclave de Jésus
en Marie, qui s'est donné tout entier au service de ce Roi des rois, par les mains de sa sainte Mère, et qui n'a rien réservé
pour soi-même: tout l'or de la terre et les beautés des cieux ne peuvent pas le payer.
136. Les autres congrégations,
associations et confréries érigées en l'honneur de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère, qui font de si grands biens
dans le christianisme, ne font pas donner tout sans réserve; elles ne prescrivent à leur associés que de certaines pratiques
et actions pour satisfaire à leurs obligations; elles les laissent libres pour toutes
les autres actions et les autres temps de leur vie. Mais cette dévotion ici fait donner sans réserve à Jésus
et à Marie toutes ses pensées, paroles, actions et souffrances, et tous les temps de sa vie; en sorte que, soit qu'il veille
ou qu'il dorme, soit qu'il boive ou qu'il mange, soit qu'il fasse les actions les plus grandes, soit qu'il fasse
les plus petites, il est toujours vrai de dire que ce qu'il fait, quoiqu'il n'y pense pas, est à Jésus et à Marie en vertu
de son offrande, à moins qu'il ne l'ait expressément rétractée. Quelle consolation!
137. De plus, comme j'ai déjà dit, il n'y a aucune
autre pratique que celle-ci par laquelle on se défasse facilement d'une certaine propriété, qui se glisse imperceptiblement
dans les meilleures actions; et notre bon Jésus donne cette grande grâce en récompense de l'action héroïque
et désintéressée qu'on a faite, en lui faisant, par les mains de sa sainte Mère, une cession de toute la valeur
de ses bonnes oeuvres. S'il donne un centuple, même en ce monde, à ceux qui, pour son amour, quittent les biens extérieurs,
temporels et périssables, quel sera le centuple qu'il donnera à celui qui lui sacrifiera même ses biens intérieurs et spirituels!
138. Jésus, notre grand ami, s'est donné à nous sans réserve, corps et âme, vertus, grâces et mérites:
Se toto totum me comparavit, dit saint Bernard: Il m'a gagné tout entier en se donnant tout entier à moi; n'est-il pas de la justice
et de la reconnaissance que nous lui donnions tout ce que nous pouvons lui donner? Il a été libéral envers nous le premier;
soyons-le les seconds, et nous l'éprouverons pendant notre vie, à notre mort et dans toute l'éternité, encore plus
libéral: Cum liberali liberalis erit.
139. Second motif, qui nous montre qu'il est juste
en soi-même et avantageux au chrétien de se consacrer tout entier à la Très Sainte Vierge par cette pratique,
afin de l'être plus parfaitement à Jésus-Christ.
Ce bon Maître n'a pas dédaigné de se renfermer
dans le sein de la Sainte Vierge comme un captif et un esclave amoureux, et de lui être soumis et obéissant pendant
trente années. C'est ici, je le répète, que l'esprit humain se perd, lorsqu'il fait une sérieuse réflexion à cette conduite
de la Sagesse incarnée, qui n'a pas voulu, quoiqu'elle le pût faire, se donner directement aux hommes, mais par
la Très Sainte Vierge; qui n'a pas voulu venir au monde à l'âge d'un homme parfait, indépendant d'autrui, mais comme un pauvre
et petit enfant, dépendant des soins et de l'entretien de sa sainte Mère. Cette Sagesse infinie, qui avait un désir immense
de glorifier Dieu son Père et de sauver les hommes, n'a point trouvé de moyen plus parfait et plus court pour le faire
que de se soumettre en toutes choses à la Très Sainte Vierge, non seulement pendant les huit, dix ou quinze années premières
de sa vie, comme les autres enfants, mais pendant trente ans; et elle a plus donné de gloire à Dieu son Père, pendant
tout ce temps de soumission et de dépendance de la Très Sainte Vierge, qu'elle ne lui en eût donné en employant ces trente
ans à faire des prodiges, à prêcher par toute la terre, à convertir tous les hommes; si autrement, elle l'aurait fait.
Oh! oh! qu'on glorifie hautement Dieu en se soumettant à Marie, à l'exemple de Jésus!
Ayant devant nos yeux un exemple si visible
et si connu de tout le monde, sommes-nous assez insensés pour croire trouver un moyen plus parfait et plus court
pour glorifier Dieu que celui de se soumettre à Marie, à l'exemple de son Fils?
140. Qu'on se rappelle ici, pour preuve de la dépendance
que nous devons avoir de la Très Sainte Vierge, ce que j'ai dit ci-dessus, en rapportant les exemples que nous donnent
le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans la dépendance que nous devons avoir de la Très Sainte Vierge. Le Père n'a donné
et ne donne son Fils que par elle, ne se fait des enfants que par elle, et ne communique ses grâces que par elle;
Dieu le Fils n'a été formé pour tout le monde en général que par elle, n'est formé tous les
jours et engendré que par elle dans l'union au Saint-Esprit, et ne communique ses mérites
et ses vertus que par elle; le Saint-Esprit n'a formé Jésus-Christ que par elle, ne forme les membres de son Corps mystique
que par elle, et ne dispense ses dons et faveurs que par elle. Après tant et de si pressants exemples de la
très Sainte Trinité, pouvons-nous, sans un extrême aveuglement, nous passer de Marie, et ne pas nous consacrer à elle,
et dépendre d'elle pour aller à Dieu et pour nous sacrifier à Dieu?
141. Voici quelques passages latins des Pères,
que j'ai choisis pour prouver ce que je viens de dire:
Duo filii Mariae sunt, homo Deus et homo purus;
unius corporaliter; et alterius spiritualiter mater est Maria (Saint Bonaventure et Origène).
Haec est voluntas Dei,
qui totum nos voluit habere per Mariam; ac proinde, si quid spei, si quid gratiae,
si quid salutis ab ea noverimus redundare (Saint Bernard).
Omnia dona, virtutes et gratiae ipsius Spiritus
Sancti, quibus vult, quando vult, quomodo vult et quantum vult per ipsius manus administrantur (Saint Bernardin).
Qui indignus eras cui daretur, datum est Mariae,
ut per eam acciperes quidquid haberes (Saint Bernard).
142. Dieu, voyant que nous sommes indignes de recevoir
ses grâces immédiatement de sa main, dit saint Bernard, il les donne à Marie, afin que nous ayons par elle tout ce qu'il
veut nous donner: et il trouve aussi sa gloire à recevoir par les mains de Marie la reconnaissance, le respect et l'amour
que nous lui devons pour ses bienfaits. Il est donc très juste que nous imitions cette conduite de Dieu, afin, dit le même
saint Bernard, que la grâce retourne à son auteur par le même canal qu'elle est venue:
Ut eodem alveo ad largitorem gratia redeat quo fluxit.
C'est ce qu'on fait par notre dévotion: on offre et consacre tout ce qu'on est et tout ce qu'on possède
à la Très Sainte Vierge, afin que Notre-Seigneur reçoive par son entremise la gloire et la reconnaissance qu'on lui doit.
On se reconnaît indigne et incapable d'approcher de sa Majesté infinie par soi-même: c'est pourquoi
on se sert de l'intercession de la Très Sainte Vierge.
143. De plus, c'est ici une pratique d'une grande
humilité, que Dieu aime par-dessus les autres vertus. Une âme qui s'élève abaisse Dieu, une âme qui s'humilie élève Dieu.
Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles: si vous vous abaissez, vous croyant indigne de
paraître devant lui et de vous approcher de lui, il descend, il s'abaisse pour venir à vous, pour se plaire en vous, et pour vous élever
malgré vous; mais tout le contraire, quand on s'approche hardiment de Dieu, sans médiateur, Dieu s'enfuit, on ne peut
l'atteindre. Oh! qu'il aime l'humilité du coeur! C'est à cette humilité qu'engage cette pratique de dévotion, puisqu'elle
apprend à n'approcher jamais par soi-même de Notre-Seigneur, quelque doux et miséricordieux qu'il soit, mais à se servir
toujours de l'intercession de la Sainte Vierge, soit pour paraître devant Dieu, soit pour lui parler, soit pour l'approcher,
soit pour lui offrir quelque chose, soit pour s'unir et consacrer à lui.
144. Troisième motif. - La Très Sainte Vierge, qui est une mère de douceur et de miséricorde, et qui
ne se laisse jamais vaincre en amour et en libéralité, voyant qu'on se donne tout entier à elle pour l'honorer et la servir,
en se dépouillant de ce qu'on a de plus cher pour l'en orner, se donne aussi tout entière et d'une manière ineffable à celui
qui lui donne tout. Elle le fait s'engloutir dans l'abîme de ses grâces; elle l'orne de ses mérites; elle l'appuie
de sa puissance; elle l'éclaire de sa lumière; elle l'embrase de son amour; elle lui communique ses vertus: son humilité, sa foi,
sa pureté, etc.; elle se rend sa caution, son supplément et son tout envers Jésus. Enfin, comme cette personne consacrée
est toute à Marie, Marie est aussi toute à elle; en sorte qu'on peut dire de ce parfait serviteur et enfant de Marie
ce que saint Jean l'Évangéliste dit de lui-même, qu'il a pris la Très Sainte Vierge pour tous ses biens:
Accepit eam discipulus in sua (Jn 19,27).
145. C'est ce qui produit dans son âme, s'il est fidèle, une grande défiance, mépris et haine de soi-même,
et une grande confiance et un grand abandon à la Sainte Vierge, sa bonne maîtresse. Il ne met plus, comme auparavant, son appui
en ses dispositions, intentions, mérites, vertus et bonnes oeuvres, parce qu'en ayant fait un entier sacrifice à Jésus-Christ
par cette bonne Mère, il n'a plus qu'un trésor où sont tous ses biens, et qui n'est plus chez lui, et ce trésor est Marie.
C'est ce qui le fait approcher de Notre-Seigneur sans crainte servile ni scrupuleuse, et le prier avec beaucoup
de confiance; c'est ce qui le fait entrer dans les sentiments du dévot et savant abbé Rupert, qui, faisant allusion
à la victoire que Jacob remporta sur un ange, dit à la Très Sainte Vierge ces belles paroles: O Marie, ma Princesse,
et Mère inmaculée d'un Dieu-Homme, Jésus-Christ, je désire lutter avec cet Homme, savoir le Verbe divin, armé non pas
de mes propres mérites, mais des vôtres: O Domina, Dei Genitrix, Maria, et incorrupta Mater Dei et hominis,
non meis, sed tuis armatus meritis, cum isto Viro, scilicet Verbo Dei, luctari cupio.
Oh! qu'on est puissant et fort auprès de Jésus-Christ quand on est armé des mérites et de l'intercession
d'une digne Mère de Dieu, qui, comme dit saint Augustin, a amoureusement vaincu le Tout-Puissant!
146. Comme, par cette pratique, on donne à Notre-Seigneur, par les mains de sa sainte Mère, toutes ses bonnes oeuvres,
cette bonne Maîtresse les purifie, les embellit et les fait accepter de son Fils.
1º Elle les purifie de toute la souillure
de l'amour-propre et de l'attache imperceptible à la créature qui se glisse insensiblement dans les meilleures actions.
Dès lors qu'elles sont entre ses mains très pures et fécondes, ces mêmes mains, qui n'ont jamais été stériles ni oiseuses,
et qui purifient tout ce qu'elles touchent, ôtent du présent qu'on lui fait tout ce qui peut y avoir de gâté ou imparfait.
147. 2º Elle les embellit, en les ornant de ses mérites et vertus.
C'est comme si un paysan, voulant gagner l'amitié et la bienveillance du roi, allait à la reine et lui présentait une pomme, qui est tout son revenu, afin
qu'elle la présentât au roi. La reine, ayant accepté le pauvre petit présent du paysan, mettrait cette pomme au milieu d'un grand
et beau plat d'or, et la présenterait ainsi au roi de la part du paysan; pour lors, la pomme, quoique indigne en elle-même
d'être présentée à un roi, deviendrait un présent digne de sa Majesté, eu égard au plat d'or où elle est
et à la personne qui la présente.
148. 3º Elle présente ces bonnes oeuvres à Jésus-Christ;
car elle ne garde rien de ce qu'on lui présente, pour soi, en dernière fin; elle renvoie tout à Jésus-Christ fidèlement.
Si on lui donne, on donne nécessairement à Jésus; si on la loue et on la glorifie, aussitôt elle loue et glorifie
Jésus. Maintenant, comme autrefois lorsque sainte Élisabeth la loua, elle chante, quand on la loue
et la bénit: Magnificat anima mea Dominum (Lc 1,46).
149. 4º Elle fait accepter de Jésus ces bonnes oeuvres, quelque petit et pauvre que soit le présent pour ce Saint
des saints et ce Roi des rois. Quand on présente quelque chose à Jésus, par soi-même et appuyé sur sa propre industrie
et disposition, Jésus examine le présent, et souvent il le rejette à cause de la souillure qu'il contracte par
l'amour-propre; comme autrefois il rejeta les sacrifices des Juifs tout pleins de leur propre volonté. Mais quand on lui
présente quelque chose par les mains pures et virginales de sa bien-aimée, on le prend par son faible, s'il m'est permis d'user
de ce terme: il ne considère pas tant la chose qu'on lui donne que sa bonne Mère qui la présente; il ne regarde pas tant
d'où vient ce présent que celle par qui il vient. Ainsi Marie, qui n'est jamais rebutée, et toujours bien reçue de son Fils,
fait recevoir agréablement de sa Majesté tout ce qu'elle lui présente, petit ou grand; il suffit que Marie le présente
pour que Jésus le reçoive et l'agrée. C'est le grand conseil que donnait saint Bernard à ceux
et à celles qu'il conduisait à la perfection. Quand vous voudrez offrir quelque chose à Dieu, ayez soin de l'offrir par les mains très agréables
et très dignes de Marie, à moins que vous ne vouliez être rejeté:
Modicum quod offerre desideras, manibus Mariae offerendum tradere cura, si non vis sustinere repulsam.
150. N'est-ce pas ce que la nature même inspire aux petits à l'égard des grands, comme nous avons vu? Pourquoi la grâce
ne nous portera-t-elle pas à faire la même chose à l'égard de Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus de nous,
et devant lequel nous sommes moins que des atomes; ayant d'ailleurs une avocate si puissante qu'elle n'est jamais refusée;
si industrieuse qu'elle sait tous les secrets de gagner le coeur de Dieu; si bonne et charitable qu'elle ne rebute
personne quelque petit et méchant qu'il soit.
Je rapporterai ci-après la figure véritable
des vérités que je dis, dans l'histoire de Jacob et Rébecca.
151. Quatrième motif. - Cette dévotion fidèlement
pratiquée est un excellent moyen pour faire en sorte que la valeur de toutes nos bonnes oeuvres soit employée à la plus
grande gloire de Dieu. Presque personne n'agit pour cette noble fin, quoiqu'on y soit obligé, soit parce qu'on ne connaît pas
où est la plus grande gloire de Dieu, soit parce qu'on ne la veut pas. Mais la Très Sainte Vierge, à qui on cède la valeur
et le mérite de ses bonnes oeuvres, connaissant très parfaitement où est la plus grande gloire de Dieu, et ne faisant rien
que pour la plus grande gloire de Dieu, un parfait serviteur de cette bonne Maîtresse, qui s'est tout consacré à elle,
comme nous avons dit, peut dire hardiment que la valeur de toutes ses actions, pensées et paroles, est employée à la plus
grande gloire de Dieu, à moins qu'il ne révoque expressément son offrande. Peut-on trouver rien de plus consolant pour
une âme qui aime Dieu d'un amour pur et sans intérêt, et qui prise plus la gloire de Dieu et ses intérêts que les siens?
152. Cinquième motif. - Cette dévotion est un
chemin aisé, court, parfait et assuré pour arriver à l'union avec Notre-Seigneur,
où consiste la perfection du chrétien.
1º C'est un chemin aisé; c'est un chemin que Jésus-Christ a frayé en venant à nous, et où il n'y a aucun obstacle
pour arriver à lui. On peut, à la vérité, arriver à l'union divine par d'autres chemins; mais ce sera par beaucoup plus
de croix, de morts étranges et avec beaucoup plus de difficultés, que nous ne vaincrons que difficilement. Il faudra passer
par des nuits obscures, par des combats et des agonies étranges, par sur des montagnes escarpées, par sur des épines très
piquantes et des déserts affreux. Mais par le chemin de Marie, on passe plus doucement et plus tranquillement.
On y trouve, à la vérité, de grands combats à donner et de grandes difficultés à vaincre; mais cette bonne Mère
et Maîtresse se rend si proche et si présente à ses fidèles serviteurs, pour les éclairer dans leurs ténèbres,
pour les éclaircir dans leurs doutes, pour les affermir dans leurs craintes, pour les soutenir dans leurs combats
et leurs difficultés, qu'en vérité ce chemin virginal pour trouver Jésus-Christ est un chemin de roses et de miel,
à vu les autres chemins. Il y a eu quelques saints, mais en petit nombre, comme un saint
Éphrem, saint Jean Damascène, saint Bernard, saint Bernardin, saint Bonaventure, saint François de Sales, etc., qui ont passé par ce chemin doux pour
aller à Jésus-Christ, parce que le Saint-Esprit, Époux fidèle de Marie, le leur a montré par une grâce singulière; mais
les autres saints, qui sont en plus grand nombre, quoiqu'ils aient tous eu de la dévotion à la Très Sainte Vierge,
n'ont pas pourtant, ou très peu, entré en cette voie. C'est pourquoi ils ont passé par des épreuves plus rudes et plus dangereuses.
153. D'où vient donc, me dira quelque fidèle serviteur de Marie, que les serviteurs fidèles de cette bonne Mère
ont tant d'occasions de souffrir, et plus que les autres qui ne lui sont pas si dévots? On les contredit, on les persécute,
on les calomnie, on ne les peut souffrir; ou bien ils marchent dans les ténèbres intérieures et des déserts où
il n'y a pas la moindre goutte de rosée du ciel. Si cette dévotion à la Sainte Vierge rend le chemin pour trouver Jésus-Christ plus
aisé, d'où vient qu'ils sont les plus crucifiés?
154. Je lui réponds qu'il est bien vrai que les plus
fidèles serviteurs de la Sainte Vierge, étant ses plus grands favoris, reçoivent d'elle les plus grandes grâces et faveurs
du ciel, qui sont les croix; mais je soutiens que ce sont aussi ces serviteurs de Marie qui portent ces croix
avec plus de facilité, de mérite et de gloire; et que ce qui arrêterait mille fois un autre ou le ferait tomber, ne les arrête
pas une fois et les fait avancer, parce que cette bonne Mère, toute pleine de grâce et de l'onction du Saint-Esprit,
confit toutes ces croix qu'elle leur taille dans le sucre de sa douceur maternelle et dans l'onction du pur amour: en sorte
qu'ils les avalent joyeusement comme des noix confites, quoiqu'elles soient d'elles-mêmes très amères. Et je crois
qu'une personne qui veut être dévote et vivre pieusement en Jésus-Christ, et par conséquent souffir persécution et porter
tous les jours sa croix, ne portera jamais de grandes croix, ou ne les portera pas joyeusement ni jusqu'à la fin sans
une tendre dévotion à la Sainte Vierge, qui est la confiture des croix: tout de même qu'une personne ne pourra pas manger sans
une grande violence, qui ne sera pas durable, des noix vertes sans être confites dans le sucre.
155. 2º Cette dévotion à la Très Sainte Vierge est
un chemin court pour trouver Jésus-Christ, soit parce qu'on ne s'y égare point, soit parce que, comme je viens de dire,
on y marche avec plus de joie et de facilité, et, par conséquent, avec plus de promptitude. On avance plus, en peu de temps
de soumission et de dépendance de Marie, que dans des années entières de propre volonté et d'appui sur soi-mêne;
car un homme obéissant et soumis à la divine Marie chantera des victoires signalées sur tous ses ennemis.
Ils voudront l'empêcher de marcher, ou le faire reculer, ou le faire tomber, il est vrai; mais, avec l'appui, l'aide
et la conduite de Marie, sans tomber, sans reculer et même sans se retarder, il avancera à pas de géant vers Jésus-Christ,
par le même chemin par lequel il est écrit que Jésus est venu vers nous à pas de géant et en peu de temps.
156. Pourquoi pensez-vous que Jésus-Christ a si peu vécu sur la terre, et qu'en le peu d'années qu'il y a vécu,
il a passé presque toute sa vie dans la soumission et l'obéissance à sa Mère? Ah! c'est qu'ayant été consommé en peu
il a vécu longtemps et plus longtemps qu'Adam, dont il était venu réparer les pertes, quoiqu'il ait vécu plus de neuf
cents ans; et Jésus-Christ a vécu longtemps, parce qu'il y a vécu bien soumis et bien uni avec sa sainte Mère pour obéir à Dieu
son Père; car: 1º celui qui honore sa mère ressemble à un homme qui thésaurise, dit le Saint-Esprit, c'est-à-dire que celui
qui honore Marie sa Mère jusqu'à se soumettre à elle, et lui obéir en toutes choses, deviendra bientôt bien riche,
parce qu'il amasse tous les jours des trésors par le secret de cette pierre philosophale:
Qui honorat matrem, quasi qui thesaurizat (Si 3,5); 2º parce que, selon une interprétation spirituelle de cette parole du Saint-Esprit:
Senectus mea in misericordia uberi (Ps 91,11): Ma vieillesse se trouve dans la miséricorde du sein, c'est dans le sein de Marie,
qui a entouré et engendré un homme parfait et qui a eu la capacité de contenir Celui que tout l'univers ne comprend
ni ne contient pas, c'est dans le sein de Marie, dis-je, que les jeunes gens deviennent des vieillards en lumière,
en sainteté, en expérience et en sagesse, et qu'on parvient en peu d'années jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ.
157. 3º Cette pratique de dévotion à la Très Sainte Vierge
est un chemin parfait pour aller et s'unir à Jésus-Christ, puisque la divine Marie est la plus parfaite et la plus sainte
des pures créatures, et que Jésus-Christ, qui est parfaitement venu à nous n'a point pris d'autre route de son grand
et admirable voyage. Le Très-Haut, l'Incompréhensible, l'Inaccessible, Celui qui Est, a voulu venir à nous,
petits vers de terre, qui ne sommes rien. Comment cela s'est-il fait?
Le Très-Haut a descendu parfaitement et divinement
par l'humble Marie jusqu'à nous, sans rien perdre de sa divinité et sainteté; et c'est par Marie que les très petits
doivent monter parfaitement et divinement au Très-Haut sans rien appréhender.
L'Incompréhensible s'est laissé comprendre
et contenir parfaitement par la petite Marie, sans rien perdre de son immensité; c'est aussi par la petite Marie que nous
devons nous laisser contenir et conduire parfaitement sans aucune réserve.
L'Inaccessible s'est approché, s'est
uni étroitement, parfaitement et même personnellement à notre humanité par Marie, sans rien perdre de sa Majesté; c'est aussi
par Marie que nous devons approcher de Dieu et nous unir à sa Majesté parfaitement et étroitement, sans craindre d'être rebutés.
Enfin, Celui qui Est a voulu venir à ce qui n'est pas, et faire que ce qui n'est pas devienne Dieu ou Celui qui Est;
il l'a fait parfaitement en se donnant et se soumettant entièrement à la jeune Vierge Marie, sans cesser d'être
dans le temps Celui qui Est de toute Éternité: de même, c'est par Marie que, quoique nous ne soyons rien, nous pouvons
devenir semblables à Dieu par la grâce et la gloire, en nous donnant à elle si parfaitement et entièrement, que nous ne soyons
rien en nous-mêmes et tout en elle, sans craindre de nous tromper.
158. Qu'on me fasse un chemin nouveau pour aller
à Jésus-Christ, et que ce chemin soit pavé de tous les mérites des bienheureux, orné de toutes leurs vertus héroïques, éclairé
et embelli de toutes les lumières et beautés des anges, et que tous les anges et les saints y soient pour
y conduire, défendre et soutenir ceux et celles qui y voudront marcher; en vérité, en vérité, je dis hardiment, et je dis la vérité,
que je prendrais préférablement à ce chemin, qui serait si parfait, la voie immaculée de Marie:
Posui immaculatam viam, voie ou chemin sans aucune tache ni souillure, sans péché originel ni actuel, sans ombres ni ténèbres;
et si mon aimable Jésus, dans la gloire, vient une seconde fois sur la terre (comme il est certain) pour y régner, il ne choisira
point d'autre voie de son voyage que la divine Marie, par laquelle il est si sûrement et parfaitement venu la première fois.
La différence qu'il y aura entre sa première et dernière venue, c'est que la première a été secrète et cachée, la seconde
sera glorieuse et éclatante; mais toutes deux parfaites, parce que toutes deux seront par Marie. Hélas! voici un mystère qu'on
ne comprend pas: Hic taceat omnis lingua.
159. 4º Cette dévotion à la Très Sainte Vierge
est un chemin assuré pour aller à Jésus-Christ et acquérir la perfection en nous unissant à lui:
1º Parce que cette pratique que j'enseigne n'est pas nouvelle; elle est si ancienne qu'on ne peut, comme
dit Mr. Boudon, mort depuis peu en odeur de sainteté, dans un livre qu'il a fait de cette dévotion, en marquer précisément
les commencements; il est cependant certain que, depuis plus de sept cents ans, on en trouve des marques dans l'Église.
Saint Odilon, abbé de Cluny, qui vivait environ l'an 1040, a été un des premiers qui l'a pratiquée publiquement
en France, comme il est marqué dans sa vie.
Le cardinal Pierre Damien rapporte que, l'an 1076,
le bienheureux Marin, son frère, se fit esclave de la Très Sainte Vierge, en présence de son directeur, d'une manière
bien édifiante: car il se mit la corde au col, et prit la discipline, et mit sur l'autel une somme d'argent
pour marquer son dévouement et consécration à la Sainte Vierge, ce qu'il continua si fidèlement toute sa vie qu'il
mérita à sa mort d'être visité et consolé par sa bonne Maîtresse, et de recevoir de sa bouche les promesses du paradis pour
récompense de ses services.
Cesarius Bollandus fait mention d'un illustre chevalier, Vautier de Birbak, proche parent des ducs de Louvain,
qui, environ l'an 1300, fit cette consécration de soi-même à la Sainte Vierge.
Cette dévotion a été pratiquée par plusieurs
particuliers jusqu'au XVII siècle, où elle est devenue publique.
160. Le P. Simon de Rojas, de l'Ordre de la Trinité, dit
de la rédemption des captifs, prédicateur du roi Philippe III, mit en vogue cette dévotion par toute l'Espagne et l'Allemagne;
et obtint, à l'instance de Philippe III, de Grégoire XV, de grandes indulgences à ceux qui la pratiqueraient.
Le R.P. de Los Rios, de l'Ordre de Saint-Augustin, s'appliqua avec son intime ami, le Père de Rojas,
à étendre cette dévotion par ses paroles et ses écrits dans l'Espagne et l'Allemagne; il composa un gros volume intitulé:
Hierarchia Mariana, dans lequel il traite, avec autant de piété que d'érudition, de l'antiquité, de l'excellence
et de la solidité de cette dévotion.
Les R. Pères Théatins, au siècle dernier,
établirent cette dévotion dans l'Italie, la Sicile et la Savoie.
161. Le R. Père Stanislas Phalacius, de la Compagnie de
Jésus, avança merveilleusement cette dévotion en Pologne.
Le Père de Los Rios, dans son livre cité
ci-dessus, rapporte les noms des princes, princesses, évêques et cardinaux de différents royaumes qui ont embrassé cette dévotion.
Le R. Père Cornelius a Lapide, aussi
recommandable pour sa piété que pour sa science profonde, ayant reçu
commission de plusieurs évêques et théologiens d'examiner cette dévotion, après l'avoir examinée mûrement, lui donna des louanges
dignes de sa piété, et plusieurs autres grands personnages suivirent son exemple.
Les R. Pères Jésuites, toujours zélés au service
de la Très Sainte Vierge, présentèrent au nom des congréganistes de Cologne, un petit traité de cette dévotion au duc Ferdinand
de Bavière, pour lors archevêque de Cologne, qui lui donna son approbation et la permission de le faire imprimer,
exhortant tous les curés et religieux de son diocèse d'avancer autant qu'ils pourraient cette solide dévotion.
162. Le cardinal de Bérulle, dont la mémoire est en bénédiction par toute la France, fut un des plus
zélés à étendre en France cette dévotion, malgré toutes les calomnies et persécutions que lui firent les critiques
et les libertins. Ils l'accusèrent de nouveauté et de superstition; ils écrivirent et publièrent contre lui un écrit diffamatoire,
et ils se servirent, ou plutôt le démon par leur ministère, de mille ruses pour l'empêcher d'étendre cette dévotion
en France. Mais ce grand et saint homme ne répondit à leur calomnie que par sa patience, et à leurs objections
contenues dans leur libelle par un petit écrit où il les réfute puissamment, en leur montrant que cette dévotion
est fondée sur l'exemple de Jésus-Christ, sur les obligations que nous lui avons, et sur les voeux que nous avons faits
au saint baptême; et c'est particulièrement par cette dernière raison qu'il ferme la bouche à ses adversaires, leur faisant voir
que cette consécration à la Très Sainte Vierge, et à Jésus-Christ par ses mains, n'est autre qu'une parfaite rénovation
des voeux ou promesses du baptême. Il dit plusieurs belles choses sur cette pratique, qu'on peut lire en ses ouvrages.
163. On peut lire dans le livre de Mr. Boudon les différents papes qui ont approuvé cette dévotion, les théologiens
qui l'ont examinée, et les persécutions qu'elle a eues et vaincues, et les milliers de personnes qui l'ont embrassée,
sans que jamais aucun pape l'ait condamnée; et on ne le pourrait pas faire sans renverser les fondements du christianisme.
Il reste donc constant que cette dévotion n'est point nouvelle, et que si elle n'est pas commune, c'est qu'elle
est trop précieuse pour être goûtée et pratiquée de tout le monde.
164. 2º Cette dévotion est un moyen assuré pour aller à
Jésus-Christ, parce que le propre de la Sainte Vierge est de nous conduire sûrement à Jésus-Christ, comme le propre de
Jésus-Christ est de nous conduire sûrement au Père éternel. Et que les spirituels ne croient pas faussement que Marie leur
soit un empêchement pour arriver à l'union divine. Car, serait-il possible que celle qui a trouvé grâce devant Dieu pour tout
le monde en général et pour chacun en particulier, fût un empêchement à une âme pour trouver la grande grâce de
l'union avec lui? Serait-il possible que celle qui a été toute pleine et surabondante de grâces, si unie et transformée
en Dieu, qu'il a fallu qu'il se soit incarné en elle, empêchât qu'une âme ne fût parfaitement unie à Dieu?
Il est bien vrai que la vue des autres créatures, quoique saintes, pourrait peut-être, en de certains temps,
retarder l'union divine; mais non pas Marie comme j'ai dit et dirai toujours sans me lasser. Une raison pourquoi
si peu d'âmes arrivent à la plenitude de l'âge de Jésus-Christ, c'est que Marie, qui est, autant que jamais, la Mère de Jésus-Christ
et l'Épouse féconde du Saint-Esprit, n'est pas assez formée dans leurs coeurs. Qui veut avoir le fruit bien mûr et bien
formé doit avoir l'arbre qui le produit; qui veut avoir le fruit de vie, Jésus-Christ, doit avoir l'arbre de vie,
qui est Marie. Qui veut avoir en soi l'opération du Saint-Esprit, doit avoir son Épouse fidèle et indissoluble, la divine Marie,
qui le rend fertile et fécond, comme nous avons dit ailleurs.
165. Soyez donc persuadé que plus vous regarderez Marie
en vos oraisons, contemplations, actions et souffrances, sinon d'une vue distincte et aperçue, du moins d'une vue générale
et imperceptible, et plus parfaitement vous trouverez Jésus-Christ qui est toujours avec Marie, grand, puissant,
opérant et incompréhensible, et plus que dans le ciel et en aucune créature de l'univers. Ainsi, bien loin
que la divine Marie, toute perdue en Dieu, devienne un obstacle aux parfaits pour arriver à l'union avec Dieu, il n'y a point eu jusqu'ici
et il n'y aura jamais de créature qui nous aidera plus efficacement à ce grand ouvrage, soit par les grâces qu'elle
nous communiquera à cet effet, personne n'étant rempli de la pensée de Dieu que par elle, dit un saint:
Nemo cogitatione Dei repletur nisi per te; soit par les illusions et tromperies du malin esprit dont elle vous garantira.
166. Là où est Marie, là l'esprit malin n'est point; et une des plus infaillibles marques qu'on est conduit
par le bon esprit, c'est quand on est bien dévot à Marie, qu'on pense souvent à elle, et qu'on en parle souvent.
C'est la pensée d'un saint qui ajoute que, comme la respiration est une marque certaine que le corps n'est pas mort, la fréquente pensée
et invocation amoureuse de Marie est une marque certaine que l'âme n'est pas morte par le péché.
167. Comme c'est Marie seule, dit l'Église et le Saint-Esprit qui la conduit, qui a seule fait périr toutes
les hérésies: Sola cunctas haereses interemisti in universo mundo; quoique les critiques en grondent, jamais un fidèle dévot de Marie
ne tombera dans l'hérésie ou l'illusion du moins formelle; il pourra bien errer matériellement, prendre le mensonge
pour la vérité, et le malin esprit pur le bon, quoique plus difficilement qu'un autre; mais il connaîtra tôt ou tard
sa faute et son erreur matérielle; et quand il la connaîtra, il ne s'opiniâtrera en aucune manière à croire et à soutenir
ce qu'il avait cru véritable.
168. Quiconque donc, sans crainte d'illusion, qui est ordinaire aux personnes d'oraison, veut avancer
dans la voie de la perfection et trouver sûrement et parfaitement Jésus-Christ, qu'il embrasse avec grand coeur,
corde magno et animo volenti, cette dévotion à la Très Sainte Vierge, qu'il n'avait peut-être pas encore connue. Qu'il entre dans
le chemin excellent qui lui était inconnu et que je lui montre: Excellentiorem viam vobis demonstro (1 Co 12,31).
C'est un chemin frayé par Jésus-Christ, la Sagesse incarnée, notre unique chef, le membre en y passant ne peut
se tromper. C'est un chemin aisé, à cause de la plénitude de la grâce et de l'onction du Saint-Esprit qui le remplit;
on ne se lasse point ni on ne recule point en y marchant. C'est un chemin court, qui, en peu de temps, nous mène
à Jésus-Christ. C'est un chemin parfait, où il n'y a aucune boue, aucune poussière, ni la moindre ordure du péché.
C'est enfin un chemin assuré, qui nous conduit à Jésus-Christ et à la vie éternelle d'une manière droite et assurée,
sans détourner ni à droite, ni à gauche.
Entrons donc dans ce chemin, et marchons-y jour
et nuit, jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ.
169. Sixième motif. - Cette pratique de dévotion donne une grande liberté intérieure, qui est la liberté des enfants
de Dieu, aux personnes qui la pratiquent fidèlement. Car, comme par cette dévotion on se rend esclave de Jésus-Christ,
en se consacrant tout à lui en cette qualité, ce bon Maître, pour récompense de la captivité amoureuse où on
se met: 1º ôte tout scrupule et crainte servile de l'âme qui n'est capable que de l'étrécir et captiver et embrouiller; 2º il élargit
le coeur par une sainte confiance en Dieu, le faisant regarder comme son père; 3º il lui inspire un amour tendre et filial.
170. Sans m'arrêter à prouver cette vérité par des raisons, je me contente de rapporter un trait d'histoire que j'ai
lu dans la Vie de la Mère Agnès de Jésus, religieuse Jacobine, du couvent de Langeac, en Auvergne, et qui mourut en odeur
de sainteté au même lieu, l'an 1634. N'ayant encore que sept ans et souffrant de grandes peines d'esprit, elle entendit
une voix qui lui dit que, si elle voulait être délivrée de toutes ses peines et protégée contre tous ses ennemis, elle se fît
au plus tôt l'esclave de Jésus et de sa sainte Mère. Elle ne fut pas plus tôt de retour à la maison qu'elle se donna
tout entière à Jésus et à sa sainte Mère en cette qualité, quoiqu'elle ne sût pas auparavant ce que c'était
que cette dévotion; et, ayant trouvé une chaîne de fer, elle se la mit sur ses reins et la porta jusqu'à la mort. Et après
cette action, toutes ses peines et scrupules cessèrent, et elle se trouva dans une grande paix et dilatation de coeur,
ce qui l'engagea à enseigner cette dévotion à plusieurs autres qui y ont fait de grands progrès, entre
autres à Mr. Olier, instituteur du Séminaire de Saint-Sulpice, et à plusieurs prêtres et ecclésiastiques du même
séminaire... Un jour, la Sainte Vierge lui apparut et lui mit au col une chaîne d'or pour lui témoigner la joie qu'elle avait qu'elle
se fût faite l'esclave de son Fils et la sienne; et sainte Cécile, qui accompagnait la Sainte Vierge, lui dit: Heureux ceux
qui sont les fidèles esclaves de la Reine du ciel, car il jouiront de la véritable liberté: Tibi servire libertas.
171. Septième motif. - Ce qui peut encore nous
engager à embrasser cette pratique, ce sont les grands biens qu'en recevra notre prochain, car par cette pratique
on exerce envers lui la charité d'une manière éminente, puisqu'on lui donne, par les mains de Marie, tout ce qu'on a de plus
cher, qui est la valeur satisfactoire et impétratoire de toutes ses bonnes oeuvres, sans excepter la moindre bonne pensée
et la moindre petite souffrance; on consent que tout ce qu'on a acquis, et ce qu'on acquerra, jusqu'à la mort,
de satisfactions soit, selon la volonté de la Sainte Vierge, employé ou à la conversion des pécheurs ou à la délivrance
des âmes du purgatoire.
N'est-ce pas là aimer son prochain parfaitement? N'est-ce pas là être le véritable disciple de Jésus-Christ,
qu'on reconnaît par la charité? N'est-ce pas là le moyen de convertir les pécheurs, sans crainte de la vanité,
et de délivrer les âmes du purgatoire, sans presque faire rien autre que ce que chacun est obligé de faire dans son état?
172. Pour connaître l'excellence de ce motif, il faudrait connaître quel bien
c'est que de convertir un pécheur ou délivrer une âme du purgatoire: bien infini, qui est plus grand que de créer le ciel et la terre, puisqu'on donne
à une âme la possession de Dieu. Quand, par cette pratique, on ne délivrerait qu'une âme du purgatoire en toute sa vie,
ou qu'on ne convertirait qu'un pécheur, n'en serait-ce pas assez pour engager tout homme vraiment charitable à l'embrasser?
Mais il faut remarquer que nos bonnes oeuvres, passant par les mains de Marie, reçoivent une augmentation
de pureté, et par conséquent de mérite et de valeur satisfactoire et impétratoire: c'est pourquoi elles deviennent beaucoup
plus capables de soulager les âmes du purgatoire et de convertir les pécheurs que si elles ne passaient pas
par les mains virginales et libérales de Marie. Le peu qu'on donne par la Sainte
Vierge, sans propre volonté, et par une charité très désintéressée, en vérité devient
bien puissant pour fléchir la colère de Dieu et pour attirer sa miséricorde; et il se trouvera peut-être à la mort
qu'une personne bien fidèle à cette pratique aura, par ce moyen, délivré plusieurs âmes du purgatoire et converti
plusieurs pécheurs, quoiqu'elle n'ait fait que des actions de son état assez ordinaires. Quelle joie à son jugement!
Quelle gloire dans l'éternité!
173. Huitième motif. - Enfin, ce qui nous engage plus puissamment, en quelque manière, à cette dévotion
à la Très Sainte Vierge, c'est que c'est un moyen admirable pour persévérer dans la vertu et être fidèle. Car d'où vient
est-ce que la plupart des conversions des pécheurs ne sont pas durables? D'où vient est-ce qu'on retombe si aisément dans
le péché? D'où vient est-ce que la plupart des justes, au lieu d'avancer de vertu en vertu et acquérir de nouvelles
grâces, perdent souvent le peu de vertus et de grâces qu'ils ont? Ce malheur vient, comme j'ai montré ci-devant, de ce que
l'homme, étant si corrompu, si faible et si inconstant, se fie à lui-même, s'appuie sur ses propres forces et se croit capable
de garder le trésor de ses grâces, de ses vertus et mérites.
Par cette dévotion, on confie à la Sainte Vierge,
qui est fidèle, tout ce qu'on possède; on la prend pour la dépositaire universelle de tous ses biens de nature et de grâce.
C'est à sa fidélité que l'on se fie, c'est sur sa puissance que l'on s'appuie, c'est sur sa miséricorde et sa charité que
l'on se fonde, afin qu'elle conserve et augmente nos vertus et mérites, malgré le diable, le monde et la chair,
qui font leurs efforts pour nous les enlever. On lui dit, comme un bon enfant à sa mère, et un fidèle serviteur
à sa maîtresse: Depositum custodi (1 Tm 6,20): Ma bonne Mère et Maîtresse, je reconnais que j'ai jusqu'ici plus reçu de grâces de Dieu
par votre intercession que je ne mérite, et que ma funeste expérience m'apprend que je porte ce trésor en un vaisseau
très fragile et que je suis trop faible et trop misérable pour les conserver en moi-même:
adolescentulus sum ego et contemptus (Ps 119,141); de grâce, recevez en dépôt tout ce que je possède, et me le conservez par votre fidélité et votre puissance.
Si vous me gardez, je ne perdrai rien; si vous me soutenez, je ne tomberai point; si vous me protégez, je suis à couvert de mes ennemis.
174. C'est ce que dit saint Bernard en termes formels, pour nous inspirer cette pratique: Lorsqu'elle vous soutient,
vous ne tombez point; lorsqu'elle vous protège, vous ne craignez point; lorsqu'elle vous conduit, vous ne vous fatiguez
point; lorsqu'elle vous est favorable, vous arrivez au port du salut: Ipsa tenente, non corruis; ipsa protegente, non metuis;
ipsa duce, non fatigaris; ipsa propitia, pervenis. Saint Bonaventure semble encore dire la même chose
en des termes plus formels: La Sainte Vierge, dit-il, n'est pas seulement retenue dans la plénitude des saints; mais
elle retient encore et garde les saints dans leur plénitude, afin qu'elle ne diminue point; elle empêche que leurs vertus
ne se dissipent, que leurs mérites ne périssent, que leurs grâces ne se perdent, que les démons ne leur nuisent; enfin, elle
empêche que Notre-Seigneur ne les châtie quand ils pêchent:
Virgo non solum in plenitudine sanctorum detinetur, sed etiam in plenitudine sanctos detinet,
ne plenitudo minuatur; detinet virtutes ne fugiant; detinet merita ne pereant; detinet gratias ne effluant;
detinet daemones ne noceant; detinet Filium ne peccatores percutiat.
175. La Très Sainte Vierge est la Vierge fidèle qui, par
sa fidélité à Dieu, répare les pertes qu'a faites Ève l'infidèle par son infidélité, et qui obtient la fidélité à Dieu
et la persévérance à ceux et celles qui s'attachent à elle. C'est pourquoi un saint la compare à une ancre ferme, qui
les retient et les empêche de faire naufrage dans la mer agitée de ce monde où tant de personnes périssent faute de s'attacher
à cette ancre ferme: Nous attachons, dit-il, les âmes à votre espérance comme à une ancre ferme:
Animas ad spem tuam sicut ad firmam anchoram alligamus. C'est à elle que les saints qui se sont sauvés se sont le plus attachés et ont attaché
les autres, afin de persévérer dans la vertu. Heureux donc et mille fois heureux les chrétiens qui, maintenant,
s'attachent fidèlement et entièrement à elle comme à une ancre ferme. Les effets de l'orage de ce monde ne les feront point
submerger, ni perdre leurs trésors célestes. Heureux ceux et celles qui entrent dans elle comme dans l'arche de Noé! Les eaux
du déluge de péchés, qui noient tant de monde, ne leur nuiront point, car: Qui operantur in me non peccabunt (Si 24,30):
Ceux qui sont en moi pour travailler à leur salut ne pécheront point, dit-elle avec la Sagesse. Heureux les enfants infidèles
de la malheureuse Ève qui s'attachent à la Mère et Vierge fidèle, qui demeure toujours fidèle et ne se dément
jamais: Fidelis permanet, se ipsam negare non potest (2 Tm 2,13), et qui aime toujours ceux
qui l'aiment: Ego diligentes me diligo (Pr 8,17), non seulement d'un amour affectif, mais d'un amour effectif et efficace,
en les empêchant, par une grande abondance de grâces, de reculer dans la vertu ou de tomber dans le chemin en perdant la grâce de son Fils.
176. Cette bonne Mère reçoit toujours,
par pure charité, tout ce qu'on lui donne en dépôt; et, quand elle l'a une fois reçu en qualité de dépositaire, elle est obligée
par justice, en vertu du contrat de dépôt, de nous le garder; tout comme une personne à qui j'aurais confié mille écus en dépôt
serait obligée de me les garder, en sorte que si, par sa négligence, mes mille écus venaient à être perdus, elle
en serait responsable en bonne justice. Mais non, jamais la fidèle Marie ne laissera perdre par sa négligence ce qu'on
lui aura confié: le ciel et la terre passeraient plutôt qu'elle fût négligente et infidèle envers ceux qui se fient en elle.
177. Pauvres enfants de Marie, votre faiblesse est extrême, votre inconstance est grande, votre fond est bien gâté.
Je l'avoue, vous êtes tirés de la même masse corrompue des enfants d'Adam et d'Ève; mais ne vous découragez
pas pour cela; mais consolez-vous; mais réjouissez-vous: voici le secret que je vous apprends, secret inconnu de presque
tous les chrétiens même les plus dévots.
Ne laissez pas votre or et votre argent dans vos
coffres, qui ont déjà été enfoncés par l'esprit malin qui vous a volés, et qui sont trop petits, trop faibles et trop vieux
pour contenir un trésor si grand et si précieux. Ne mettez pas l'eau pure et claire de la fontaine dans vos vaisseaux
tout gâtés et infectés par le péché; si le péché n'y est plus, son odeur y est encore; l'eau en sera gâtée. Ne mettez
pas vos vins exquis dans vos anciens tonneaux qui ont été remplis de mauvais vins: ils en seraient gâtés et en danger d'être répandus.
178. Quoique vous m'entendiez, âmes prédestinées, je parle plus ouvertement. Ne confiez pas l'or de votre
charité, l'argent de votre pureté, les eaux des grâces célestes, ni les vins de vos mérites et vertus à un sac percé, à un
coffre vieux et brisé, à un vaisseau gâté et corrompu comme vous êtes; autrement vous serez pillés par les voleurs,
c'est-à-dire les démons qui cherchent et épient, nuit et jour, le temps propre pour le faire; autrement, vous gâterez,
par votre mauvaise odeur d'amour de vous-même, de confiance en vous-même et de propre volonté, tout ce que Dieu vous donne de plus pur.
Mettez, versez dans le sein et le coeur de Marie tous vos trésors, toutes vos grâces et vertus: c'est
un vaisseau d'esprit, c'est un vaisseau d'honneur, c'est un vaisseau insigne de dévotion: Vas spirituale,
vas honorabile, vas insigne devotionis. Depuis que Dieu même en personne s'est enfermé avec toutes ses perfections dans ce vaisseau,
il est devenu tout spirituel et la demeure spirituelle des âmes les plus spirituelles; il est devenu honorable,
et le trône d'honneur des plus grands princes de l'éternité; il est devenu insigne en dévotion, et le séjour des plus illustres
en douceur, en grâces et en vertus; il est enfin devenu riche comme une maison d'or, fort comme une tour de David et pur comme une tour d'ivoire.
179. Oh! qu'un homme qui a tout donné à Marie, qui
se confie et perd en tout et pour tout en Marie, est heureux! Il est tout à Marie, et Marie est tout à lui. Il peut dire
hardiment avec David: Haec facta est mihi (Ps 119,56): Marie est faite pour moi; ou, avec le Disciple
bien-aimé: Accepi eam in mea (Jn 19,27): Je l'ai prise pour tout mon bien, ou, avec
Jésus-Christ: Omnia mea tua sunt, et omnia tua mea sunt (Jn 17,10): Tout ce que j'ai est à vous, et tout ce que vous avez est à moi.
180. Si quelque critique, qui lira ceci, s'imagine que
je parle ici par exagération et par une dévotion outrée, hélas! il ne m'entend pas, soit parce qu'il est un homme charnel,
qui ne goûte point les choses de l'esprit, soit parce qu'il est du monde, qui ne peut recevoir le Saint-Esprit, soit parce
qu'il est orgueilleux et critique, qui condamne et méprise tout ce qu'il n'entend pas. Mais les âmes qui ne sont pas nées
du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu et de Marie, me comprennent
et me goûtent; et c'est pour elles aussi que j'écris ceci.
181. Cependant je dis pour les uns et les autres,
en reprenant ma matière interrompue, que la divine Marie, étant la plus honnête et la plus libérale de toutes
les pures créatures, elle ne se laisse jamais vaincre en amour et en libéralité; et pour un oeuf, dit un saint homme, elle
donne un boeuf; c'est-à-dire, pour peu qu'on lui donne, elle donne beaucoup de ce qu'elle a reçu de Dieu; et, par conséquent,
si une âme se donne à elle sans réserve, elle se donne à cette âme sans réserve, si on met toute sa confiance en elle
sans présomption, travaillant de son côté à acquérir les vertus et à dompter ses passions.
182. Que les fidèles serviteurs de la Sainte Vierge disent donc hardiment
avec saint Jean Damascène: «Ayant confiance en vous, ô Mère de Dieu, je serai sauvé; ayant votre protection, je ne craindrai
rien; avec votre secours, je combattrai et mettrai en fuite mes ennemis: car votre dévotion est une arme de salut que Dieu donne à ceux
qu'il veut sauver: Spem tuam habens, o Deipara, servabor; defensionem tuam possidens, non timebo; persequar inimicos meos et in fugam vertam,
habens protectionem tuam et auxilium tuum; nam tibi devotum esse est arma quaedam salutis quae Deus his dat quos vult salvos fieri.»
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