Question 103 LE GOUVERNEMENT DU MONDE EN GÉNÉRAL Postquam praemissum est de creatione rerum et distinctione earum, restat nunc tertio considerandum de rerum gubernatione. Et primo, in communi (Q. 103) ; secundo, in speciali de effectibus gubernationis (Q. 104-119). 1. Le monde est-il gouverné par quelqu’un ? - 2. Quel est le but de ce gouvernement ? - 3. Le monde est-il gouverné par un être unique ? - 4. Les effets de ce gouvernement. - 5. Toutes choses sont-elles soumises au gouvernement divin ? - 6. Toutes choses sont-elles gouvernées immédiatement par Dieu ? - 7. Peut-il se produire quelque chose en dehors de l’ordre du gouvernement divin ? - 8. Quelque chose peut-il s’opposer à la providence divine ? Article 1 Le monde est-il gouverné par quelqu’un ? Objections : 1. On ne peut gouverner que les êtres qui sont mus ou qui agissent en vue d’une fin. Mais les réalités naturelles, qui constituent la plus grande partie du monde, ne sont pas mues et n’agissent pas en vue d’une fin, puisqu’elles ne connaissent pas la fin. Le monde n’est donc pas gouverné. 2. A proprement parler, ne sont gouvernés que les êtres qui sont mus vers quelque chose. Mais le monde ne paraît pas mû vers quelque chose, car en lui-même il est stable. Donc il n’est pas gouverné. 3. L’être qui est nécessairement déterminé à un seul parti n’a pas besoin d’être gouverné de l’extérieur. Or, les principaux éléments du monde sont déterminés de façon nécessaire à une seule ligne de conduite dans leurs actes et leurs mouvements. Donc le monde n’a pas besoin d’être gouverné. En sens contraire, nous lisons dans le livre de la Sagesse (14, 3 Vg) : " Mais toi, Père, tu gouvernes toutes choses par ta providence. " Et Boèce écrit : " Ô toi qui gouvernes le monde selon un plan éternel ! " Réponse : Certains philosophes anciens ont refusé d’admettre que le monde soit gouverné, disant que toutes choses sont menées par le hasard. Mais cette position apparaît insoutenable pour deux motifs. D’abord en raison de ce qui se manifeste dans les choses elles-mêmes. Nous voyons en effet les êtres naturels réaliser ce qui est le meilleur, soit toujours, soit dans la plupart des cas ; cela n’arriverait pas s’il n’y avait pas une providence pour mener ces êtres à bonne fin, ce qui est gouverner. C’est pourquoi l’ordre constant qui est dans les choses démontre lui-même manifestement que le monde est gouverné. Ainsi, selon la remarque de Cicéron citant Aristote, lorsqu’on entre dans une maison bien rangée, on perçoit dans cet ordre même l’idée directrice du maître de maison. En second lieu, la même conclusion se tire de la considération de la bonté divine par laquelle toutes choses ont été produites dans l’être, comme on l’a vu précédernment. Car, puisqu’un être excellent ne peut produire que des choses excellentes, il ne convient pas à la souveraine bonté de Dieu de ne pas conduire à leur perfection les réalités créées par lui. Or la perfection dernière d’un être se trouve dans l’obtention de sa fin. Il appartient donc à la bonté divine, après avoir donné aux choses l’existence, de les acheminer à leur fin. Ce qui est gouverner. Solutions : 1. Un être est mû ou agit en vue d’une fin de deux manières. Selon la première, il se porte lui-même vers sa fin, comme le font l’homme et les autres créatures raisonnables, car il leur appartient de connaître la raison de fin, et de moyens qui y conduisent. Ou bien on dit qu’un être agit ou est mû en vue d’une fin parce qu’un autre l’actionne ou le dirige vers la fin ; ainsi la flèche est dirigée sur la cible par l’archer qui connaît la cible, tandis que la flèche l’ignore. C’est pourquoi, de même que le mouvement de la flèche vers un but déterminé démontre à l’évidence que la flèche est dirigée par un être connaissant, ainsi le cours assuré des réalités naturelles privées de connaissance manifeste clairement qu’une intelligence gouverne le monde. 2. Dans tous les êtres créés, il y a quelque chose de stable, ne serait-ce que la matière première, et aussi quelque chose de mobile, du moment que nous considérons l’action comme un mouvement. Sous ce double rapport, un être a besoin d’être gouverné ; car ce qu’il y a en lui de stable retournerait au néant, parce qu’il en vient, si la main qui le gouverne ne le conservait, comme nous le montrerons bientôt. 3. La nécessité naturelle inhérente aux choses déterminées à un seul parti est imprimée en elles par Dieu qui les dirige à leur fin, à la manière de cette nécessité imposée à la flèche par l’archer, et qui la porte vers la cible. Cette impulsion est dans l’archer, non dans la flèche. Il y a cependant cette différence que les créatures reçoivent de Dieu leur propre nature, tandis que le mouvement que l’homme leur imprime sans tenir compte de leur nature relève de la violence. C’est pourquoi, de même que la nécessité, issue de la violence et imprimée au mouvement de la flèche, manifeste la visée de l’archer, de même la nécessité de nature, donnée par Dieu aux créatures, démontre le gouvernement de la providence divine. Article 2 Quel est le but de ce gouvernement du monde ? Objections : 1. Il semble que la cause finale du gouvernement du monde ne soit pas une réalité extérieure au monde. En effet, le but du gouvernement est celui auquel il conduit la chose gouvernée. Mais ce but ne peut être qu’un bien inhérent à la chose elle-même ; c’est ainsi que le malade est amené à la santé, laquelle est un bien existant en lui. La fin du gouvernement des êtres n’est donc pas un bien extérieur à eux, mais un bien qui se trouve en eux-mêmes. 2. Selon Aristote, la fin d’un être est ou bien son opération ou bien l’œuvre qu’il produit. Mais il ne peut y avoir d’œuvre produite qui soit en dehors de l’ensemble de l’univers ; quant à l’opération, elle a pour sujet celui qui agit. Rien d’extérieur au monde ne peut donc être la fin du gouvernement des choses. 3. Le bien de la multitude réside dans l’ordre, et dans la paix qui est " la tranquillité de l’ordre " selon S. Augustin. Mais le monde consiste en une multitude de choses. La fin du gouvernement du monde sera donc un ordre pacifique qui existe dans les choses elles-mêmes. Elle ne sera donc pas quelque chose d’extérieur au monde. En sens contraire, il est écrit au livre des Proverbes (16, 4 Vg) : " Le Seigneur a tout fait en vue de lui-même. " Or Dieu est extérieur à tout l’ordre de l’univers. La fin des choses est donc un bien extérieur. Réponse : Puisque la fin répond au principe, il ne peut se faire, une fois connu le principe des choses, que leur fin soit ignorée. Donc, puisque le principe des choses, qui est Dieu, est extérieur à tout l’ensemble de l’univers, ainsi qu’on l’a dit, il en résulte nécessairement que la fin des choses est aussi un bien extrinsèque. C’est logique. Il est manifeste en effet que le bien a valeur de fin. D’où il suit que la fin particulière d’une chose est un bien particulier, tandis que la fin générale de tous les êtres est un bien universel. Or le bien universel, c’est ce qui est bon par soi et par son essence ; c’est ce qui, en d’autres termes, réalise l’essence même de la bonté. Le bien particulier au contraire n’est bon que par participation. Or, il est évident que, dans tout l’ensemble des créatures, aucun être n’est bon que par participation. Dès lors le bien qui est la fin de tout l’univers doit nécessairement être extérieur à tout l’univers. Solutions : 1. Nous acquérons un bien de multiples manières : tantôt il s’agit d’une forme qui se réalise en nous, comme la santé ou la science ; tantôt il s’agit d’une œuvre accomplie par nous, ainsi l’architecte obtient son but en construisant une maison ; tantôt enfin il s’agit d’un bien que nous acquérons ou possédons, ainsi celui qui achète un champ parvient à ses fins en en prenant possession. Rien n’empêche donc que la fin à laquelle est conduit l’univers soit un bien extérieur. 2. Aristote parle des fins poursuivies dans le domaine des arts. Certains arts ont pour but l’opération elle-même : la fin du cithariste est de jouer de la cithare. D’autres arts ont pour fin une œuvre réalisée : la fin recherchée par le bâtisseur, ce n’est pas l’acte de bâtir, c’est la maison. Mais il arrive qu’une réalité extrinsèque soit une fin, à titre non seulement d’ouvrage réalisé, mais encore comme possédé, ou même encore représenté. Ainsi pouvons-nous dire qu’Hercule est la fin de l’image que l’on fait pour le représenter. On peut donc dire qu’un bien extérieur à tout l’univers est la fin du gouvernement de tout l’univers, en tant précisément que ce bien est possédé et représenté, car toute chose tend à participer du bien et à s’assimiler à lui selon son pouvoir. 3. Certes, il y a une fin de l’univers qui lui est immanente - c’est l’ordre de ce même univers ; mais ce bien n’est pas la fin ultime, car il est ordonné à un bien extrinsèque comme à sa fin suprême. Ainsi l’ordre de l’armée est ordonné au chef, selon la remarque d’Aristote. Article 3 Le monde est-il gouverné par un être unique ? Objections : 1. Nous jugeons de la cause par ses effets. Or, dans le gouvernement du monde, il apparaît que les choses ne sont pas gouvernées et n’agissent pas de manière uniforme : les unes sont contingentes, les autres sont nécessaires, et elles diffèrent encore autrement. Donc le monde n’est pas gouverné par un être unique. 2. Quand des réalités sont gouvernées par un seul être, il n’y a plus de désaccord entre elles, à moins d’impéritie, de sottise ou d’impuissance chez celui qui gouverne, ce qui n’est pas le cas de Dieu. Mais il y a désaccord et lutte entre les créatures ; les contraires en sont la preuve. Donc le monde n’est pas gouverné par un seul être. 3. Dans la nature, on trouve toujours le meilleur. Mais, selon l’Ecclésiastique (4, 9), " il est meilleur d’être deux ensemble qu’un, seul". Le monde est donc gouverné, non par un seul être, mais par plusieurs. En sens contraire, nous confessons un seul Dieu et un seul Seigneur, selon l’Apôtre (1 Co 8,6) : " Nous n’avons qu’un Dieu, le Père, et un seul Seigneur. " Et ces deux titres concernent le gouvernement : au Seigneur en effet appartient le gouvernement de ses sujets ; et le nom de Dieu se réfère étymologiquement à sa providence, nous l’avons dit antérieurement. Donc le monde est gouverné par un seul. Réponse : Il est nécessaire de dire que le monde est gouverné par un être unique. Car, puisque la fin de ce gouvernement est ce qui est essentiellement bon, ce qui est le bien le meilleur, il s’ensuit nécessairement que le gouvernement du monde soit le meilleur. Or le meilleur gouvernement est celui d’un seul. La raison en est que le gouvernement n’est rien d’autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l’unité appartient à l’idée de bonté : c’est ce que Boèce prouve par ce fait que toutes choses, en désirant le bien, désirent l’unité sans laquelle elles ne peuvent exister. Car aucune réalité ne possède l’être sinon autant qu’elle est une ; et c’est pourquoi nous voyons les choses s’opposer de tout leur pouvoir à leur division ; et leur dissolution provient toujours d’un défaut qui est en elles. De là vient que le but recherché par celui qui gouverne une multitude, c’est l’unité et la paix. Or la cause propre de l’unité, c’est l’un par soi. Il est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l’unité et l’accord sur divers objets que s’ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d’unité d’une manière beaucoup plus étroite et aisée que ne le peuvent plusieurs individus unis ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs. Il reste donc que le gouvernement du monde, qui est le meilleur, est l’œuvre d’un seul. Et c’est ce que remarque Aristote quand il écrit : " Les êtres ne veulent pas être mal gouvernés ; la pluralité des chefs fait obstacle au bien ; ce qu’il faut donc, c’est un chef unique. " Solutions : 1. Le mouvement est un acte du mobile, produit par celui qui meut. La diversité des mouvements vient de la diversité des mobiles, qui est requise pour la perfection de l’univers, nous l’avons dit. Mais elle ne vient pas de la diversité des gouvernants. 2. Les contraires, bien qu’ils soient en désaccord par rapport à leurs fins prochaines, se rejoignent cependant quant à la fin ultime, car ils sont compris dans un seul ordre universel. 3. Quand il s’agit de biens particuliers, il vaut mieux en posséder deux qu’un seul. Mais pour ce qui est du bien essentiel, on ne saurait faire aucune addition à sa bonté. Article 4 Les effets de ce gouvernement Objections : 1. Il semble que l’effet du gouvernement du monde soit unique. Car l’effet d’un gouvernement, c’est, semble-t-il, ce qu’il cause dans les réalités gouvernées. Or cet effet est unique, à savoir le bien de l’ordre, comme c’est évident pour une armée. Donc le gouvernement du monde a un effet unique. 2. Il est naturel que de l’unité procède l’unité. Et puisque le monde est gouverné par un être unique comme on l’a montré à l’article précédent, l’effet de ce gouvernement doit être unique. 3. Si l’unité du gouvernement divin ne produit pas l’unité de ses effets, ceux-ci seront multipliés par la multitude des gouvernés. Or celle-ci est innombrable. Innombrables seront donc aussi les effets du gouvernement divin. En sens contraire, selon Denys, "la Déité contient et remplit elle-même toutes choses de sa providence et de sa bonté parfaite ". Or le gouvernement relève de la providence. Le gouvernement divin aura donc des effets déterminés. Réponse : L’effet d’une action peut être apprécié à partir de la fin de cette action ; car c’est par l’opération que l’on parvient à la fin. La fin du gouvernement divin est le bien essentiel auquel toutes choses s’efforcent de participer et de s’assimiler. L’effet du gouvernement du monde peut donc se prendre à un triple point de vue. 1. Du point de vue de la fin elle-même ; sous ce rapport, il n’y a qu’un seul effet de gouvernement ; c’est l’assimilation au souverain bien. 2. On peut apprécier les effets du gouvernement au point de vue de la manière dont cette assimilation se réalise. En ce sens, il y a deux effets du gouvernement, car la créature est assimilée à Dieu de deux manières : d’une part elle est bonne à la manière dont Dieu est bon, en ce sens qu’elle-même est bonne ; d’autre part elle meut une autre créature vers la bonté, à la manière dont Dieu est cause de bonté dans les êtres. D’où résultent deux effets du gouvernement : la conservation des choses dans le bien, leur motion vers le bien. 3. On peut considérer les effets du gouvernement divin d’un point de vue particulier ; sous ce rapport, ils sont innombrables. Solutions : 1. L’ordre de l’univers englobe et la conservation des choses diverses établies par Dieu, et leur motion. On trouve, en effet, sous ces deux points de vue, de l’ordre dans le monde : en tant qu’une chose est meilleure qu’une autre, et en tant que l’une est mue par l’autre. 2. 3. Les deux autres objections se trouvent résolues par ce que nous avons exposé. Article 5 Toutes choses sont-elles soumises au gouvernement divin ? Objections : 1. On lit dans l’Ecclésiaste (9,11) : " J’ai vu sous le soleil que la course ne revient pas aux plus rapides, ni la lutte aux plus vaillants. Il n’y a pas de pain pour les sages, ni de richesse pour les intelligents, ni de faveur pour les savants ; car le temps de malchance leur arrive à tous. " Or ce qui est soumis au gouvernement de quelqu’un n’est pas soumis au hasard. Donc les réalités qui sont sous le soleil ne sont pas soumises au gouvernement divin. 2. On lit chez S. Paul (1 Co 9, 9) : "Dieu ne se soucie pas des bœufs." Mais chacun prend souci de ce qu’il gouverne. Donc toutes choses ne sont pas soumises au gouvernement divin. 3. Ce qui peut se gouverner soi-même ne semble pas avoir besoin du gouvernement d’un autre. Mais la créature rationnelle peut se gouverner elle-même., car elle a la maîtrise de ses actes, et elle peut agir par elle-même, au lieu d’être conduite par un autre, ce qui est le propre des gouvernés. Tout n’est donc pas soumis au gouvernement divin. En sens contraire, S. Augustin écrit : " Dieu ne veille pas seulement sur le ciel et la terre, sur l’homme et sur l’ange ; mais, même en ce qui regarde la structure intime du plus petit et du plus vil animal, le duvet de l’oiseau, l’humble fleur des champs, la feuille de l’arbre, il assure l’harmonieux accord de leurs parties. " Tout est donc soumis à son gouvernement. Réponse : C’est en vertu du même principe qu’il appartient à Dieu de gouverner le monde et de le causer ; car c’est au même être qu’il appartient de produire une chose et de lui donner sa perfection, ce qui est le rôle du gouvernement. Or, comme nous l’avons montré, Dieu n’est pas la cause particulière d’un certain genre de réalités, mais la cause universelle de tout l’être. C’est pourquoi, de même que rien ne peut exister qui ne soit créé par Dieu, de même rien ne peut exister qui ne soit soumis à son gouvernement. C’est encore évident à partir de la notion de fin. Le pouvoir d’un gouvernant s’étend aussi loin que peut s’étendre la cause finale de son gouvernement. Or la cause finale du gouvernement divin est sa propre bonté, on l’a montré tout à l’heure. Aussi, puisque rien ne peut exister qui ne soit ordonné à la bonté divine comme à sa fin, on l’a vu précédemment, il est impossible qu’aucun être soit soustrait au gouvernement divin. Ce fut donc une sottise de prétendre avec certains que les êtres corruptibles d’ici-bas, ou encore les faits singuliers ou encore les affaires humaines Il ne sont pas gouvernés par Dieu. C’est comme leur porte-parole qu’Ézéchiel (9,9) disait : " Le Seigneur a quitté le pays. " Solutions : 1. On dit exister " sous le soleil " les réalités qui, en relation avec le mouvement du soleil, sont soumises à la génération et à la corruption. Or, en toutes ces réalités, le hasard a sa place ; non pas que tout ce qui se fait en elles soit fortuit, mais en chacune d’elles il peut se trouver un effet du hasard. Et cela même, que le hasard ait sa place dans ces sortes de réalités, montre qu’elles sont soumises au gouvernement de quelqu’un. Car, si les choses corruptibles n’étaient pas gouvernées par un être supérieur, elles ne tendraient vers rien, surtout celles qui sont dépourvues de connaissance ; et ainsi il n’arriverait en elles rien qui ne soit étranger à une intention volontaire, ce qui définit le hasard. Aussi, pour montrer que les événements fortuits se produisent conformément à l’ordination d’une cause supérieure, l’auteur sacré ne prétend pas voir le hasard partout, mais il parle du " temps de la malchance " pour faire entendre que, dans une certaine période de temps, des défaillances fortuites se produisent dans les choses. 2. Le gouvernement implique une mutation dans les choses par le moyen de celui qui gouverne. Or tout mouvement, selon Aristote, est l’acte imprimé au mobile par le moteur. Tout acte, d’autre part, est proportionné à la réalité dont il est l’acte. Il faut donc que les divers mobiles soient mus de diverses manières, même quand la motion est attribuable à un moteur unique. Ainsi donc, dans le plan unique du gouvernement divin, les choses sont gouvernées de façon diverse conformément à leur diversité. Car certaines, selon leur nature, agissent par elles-mêmes, comme ayant la maîtrise de leurs actes ; et celles-là sont gouvernées par Dieu non seulement en ce qu’il les meut par une impulsion intérieure, mais aussi en ce qu’il les conduit au bien et les détourne du mal par des préceptes et des défenses, par des récompenses et des peines. Ce n’est pas ainsi que les créatures irrationnelles sont gouvernées par Dieu ; elles sont seulement menées par lui, et n’agissent pas. Donc, lorsque l’Apôtre dit : " Dieu ne se soucie pas des bœufs ", il ne soustrait pas entièrement les bœufs au gouvernement divin, mais seulement au mode de gouvernement qui appartient en propre à la créature rationnelle. 3. La créature rationnelle se gouverne elle-même par l’intelligence et la volonté, lesquelles ont besoin d’être régies et perfectionnées par l’intelligence et la volonté de Dieu. C’est pourquoi, au-dessus de ce gouvernement par lequel la créature rationnelle se dirige elle-même, comme ayant la maîtrise de ses actes, elle a besoin d’être gouvernée par Dieu. Article 6 Toutes choses sont-elles gouvernées immédiatement par Dieu ? Objections : 1. S. Grégoire de Nysse critique l’opinion de Platon qui divise la providence en trois. Une première providence d’un premier Dieu qui pourvoit à toutes les réalités célestes et universelles. La deuxième serait pour lui celle de dieux secondaires qui parcourent le ciel pour s’occuper de la génération et de la corruption. Et il attribue la troisième providence à des démons chargés sur terre des actions humaines. Il semble donc que tout soit immédiatement gouverné par Dieu. 2. Selon Aristote, il est mieux, quand c’est possible, qu’une chose soit faite par un seul que par plusieurs. Mais Dieu peut par lui-même gouverner toutes choses sans intermédiaires. Il vaut donc mieux qu’il les gouverne toutes immédiatement. 3. Rien en Dieu n’est limité ni imparfait. Or il semble que c’est à cause de ses limites qu’un gouvernement se serve d’intermédiaires ; comme un roi de la terre, qui ne peut tout faire ni être présent partout dans son royaume, doit avoir des ministres pour son gouvernement. Donc Dieu gouverne immédiatement toutes choses. En sens contraire, S. Augustin écrit : " De même que les corps grossiers et inférieurs sont régis selon un certain ordre par les corps plus subtils et plus puissants, de même toute la nature corporelle est régie par l’esprit vivant et intelligent, l’esprit prévaricateur et pécheur par l’esprit fidèle et juste, et celui-ci par Dieu lui-même. " Réponse : Il faut considérer deux choses dans le gouvernement : le plan de ce gouvernement, qui n’est autre que la providence ; et l’exécution de ce plan. En ce qui concerne le plan du gouvernement divin, Dieu gouverne immédiatement toutes choses ; quant à l’exécution, Dieu gouverne certaines réalités par des intermédiaires. La raison en est que Dieu étant l’essence même de la bonté, tout ce qu’on lui attribue doit réaliser la perfection qui lui est propre. Or la perfection, en tout genre d’idée ou de connaissance pratique, comme le plan d’un gouvernement, consiste à connaître les réalités particulières où se déploie l’activité ; ainsi un bon médecin ne se contente pas d’étudier les principes généraux de son art, il s’applique encore à considérer les moindres particularités du cas qu’il traite, et ainsi pour le reste. Il faut donc dire que Dieu tient compte dans son gouvernement des plus petits détails. Mais puisque le gouvernement doit conduire à la perfection les choses gouvernées, il s’ensuit que le gouvernement sera d’autant meilleur qu’une plus grande perfection leur est communiquée par celui qui gouverne. Or il est plus parfait d’être bon soi-même, et en même temps cause de bonté pour les autres, que d’être simplement bon en soi. C’est pourquoi Dieu gouverne les êtres de telle manière que certains d’entre eux puissent être, en gouvernant, cause de bonté pour les autres. Ainsi le véritable maître ne fait pas seulement de ses disciples des savants, mais encore des enseignants. Solutions : 1. L’opinion de Platon est critiquée parce que, quant au plan même du gouvernement, il prétend que Dieu ne gouverne pas immédiatement toutes choses. Et ce qui le prouve bien, c’est qu’il divise la providence en trois ; alors que la providence est précisément le plan du gouvernement. 2. Si Dieu gouvernait à lui seul, les choses ne connaîtraient pas la perfection d’être causes. Aussi la perfection du tout ne serait pas mieux réalisée par un seul qu’elle l’est par beaucoup. 3. Ce n’est pas seulement un motif de d’imperfection qui oblige les rois de la terre à avoir des exécutants de leur gouvernement, c’est aussi un motif de dignité ; car la hiérarchie des ministres donne au pouvoir royal plus d’éclat. Article 7 Peut-il se produire quelque chose en dehors de l’ordre du gouvernement divin ? Objections : 1. Il semble que certains événements puissent échapper au plan du gouvernement divin. Car Boèce écrit : " Dieu dispose tout par sa bonté. " Donc, si rien n’arrivait en dehors du plan du gouvernement divin, il n’y aurait pas de mal dans les choses. 2. Ce qui est l’effet du hasard échappe à la prévision de celui qui gouverne. Donc, si rien ne se produisait en dehors du plan du gouvernement divin, il n’y aurait dans les choses rien de fortuit ni d’aléatoire. 3. L’ordre du gouvernement divin est déterminé et immuable, puisqu’il est conforme à un plan éternel. Admettre qu’il ne puisse rien arriver en dehors de cet ordre, ce serait donc reconnaître que tout est nécessaire et qu’il n’y a pas de contingence dans les choses ; ce qui est inadmissible. Il peut donc arriver quelque chose qui échappe au plan du gouvernement divin. En sens contraire, nous lisons au livre d’Esther (13, 9 Vg) : " Seigneur Dieu, Roi tout-puissant, tout est soumis à ton pouvoir, et il n’est rien qui puisse résister à ta volonté. " Réponse : Un effet peut se produire en dehors de l’ordre d’une cause particulière, mais non en dehors de l’ordre de la cause universelle. La raison en est que ce qui fait obstacle à l’ordre d’une cause particulière vient d’une autre cause qui s’oppose à celle-ci ; mais cette cause elle-même se ramène forcément à la première cause universelle ; c’est ainsi qu’une indigestion se produit à l’encontre des lois de la nutrition, et qu’elle est causée par un obstacle, comme une nourriture trop lourde, qu’il faut ramener à une autre cause, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on parvienne à la première cause universelle. Et puisque Dieu est la première cause universelle, non seulement d’un genre donné, mais de tout l’être, il est impossible que quelque chose se produise en dehors de l’ordre du gouvernement divin ; mais du fait même que quelque chose semble d’un certain côté échapper au plan de la providence divine considérée au point de vue d’une cause particulière, il est nécessaire que cela retombe dans ce même ordre selon une autre cause. Solutions : 1. Il n’est rien dans le monde qui soit totalement mauvais, car le mal a toujours son fondement dans le bien, ainsi que nous l’avons montrés. C’est pourquoi une chose est dite mauvaise en ce qu’elle sort de l’ordre que représente un bien particulier. Mais, si elle échappait totalement à l’ordre du gouvernement divin, elle serait pur néant. 2. On dit que, dans la réalité, certains événements sont fortuits parce qu’ils se produisent en dehors de l’ordre de certaines causalités particulières. Mais, en ce qui concerne la divine providence, " rien dans le monde ne se fait au hasard ", écrit S. Augustin. 3. On dit encore que certains effets sont contingents parce qu’on les rapporte à des causes prochaines qui peuvent manquer leur but, mais non parce que quelque chose se produirait en dehors de tout l’ordre du gouvernement divin. Car cela même qui se produit en dehors d’une cause prochaine, se trouve, par le moyen de quelque autre cause, soumis au gouvernement divin. Article 8 Quelque chose peut-il s’opposer à la providence divine ? Objections : 1. Il semble bien, puisqu’on lit dans Isaïe (3, 8) : " Leurs propos et leurs actes à l’égard du Seigneur ne sont que révolte. " 2. Aucun roi ne punit avec justice ceux qui ne s’opposent pas à leurs ordres. Donc, si rien ne venait contrarier l’ordre divin, aucun homme ne serait puni par Dieu avec justice. 3. Toute chose est soumise à l’ordre du gouvernement divin. Pourtant telle chose est combattue par telle autre. Il y a donc certaines choses qui s’opposent au gouvernement divin. En sens contraire, Boèce écrit " Il n’y a rien qui veuille ou qui puisse faire obstacle à ce souverain Bien. C’est donc lui, le souverain Bien, qui régit fortement toutes choses et les dispose avec douceur", ainsi qu’il est dit de la sagesse divine (Sg 8, 1). Réponse : L’ordre de la providence divine peut être considéré à un double point de vue : en général, c’est-à-dire en tant qu’il a pour origine la cause qui gouverne tout ; en particulier, c’est-à-dire en tant qu’il se réfère à une cause déterminée, exécutrice du gouvernement divin. Au premier point de vue, rien ne s’oppose à l’ordre du gouvernement divin, et cela pour deux raisons évidentes. D’abord parce que l’ordre du gouvernement divin, envisagé dans sa totalité, tend au bien, et que toute chose, dans son action et sa tendance, ne vise que le bien ; car, selon Denys " nul, dans son opération, ne se propose pour fin le mal ". Ensuite, parce que toute inclination, soit naturelle, soit volontaire, ne peut être imprimée que par le premier moteur ; de même que la tendance de la flèche vers un point déterminé de la cible n’est pas autre chose que l’impulsion donnée par le tireur. Tous les êtres qui agissent, soit naturellement, soit volontairement, parviennent donc pour ainsi dire spontanément au but pour lequel ils ont été divinement ordonnés. Et c’est pourquoi l’on dit de Dieu qu’il dispose toutes choses avec douceur. Solutions : 1. On dit que certains pensent, parlent ou agissent contre Dieu, non parce qu’ils s’opposent totalement au plan du gouvernement divin, car même ceux qui pèchent poursuivent un certain bien. Mais ils s’opposent à un certain bien déterminé qui leur convient selon leur nature ou leur état. Et c’est pourquoi ils sont punis justement par Dieu. 2. Ceci résout la deuxième objection. 3. Le fait qu’un être en contrarie un autre montre qu’on peut refuser l’ordre qui vient d’une cause particulière, mais non l’ordre qui dépend de la cause universelle de l’ensemble. |