Question 113 LES ANGES GARDIENS Étudions maintenant le rôle des anges gardiens ; et nous étudierons ensuite les attaques des anges mauvais (Q. 114). 1. Les hommes sont-ils gardés par des anges ? - 2. Y a-t-il un ange particulier chargé de garder chaque homme ? - 3. Ce rôle est-il réservé au dernier ordre des anges ? - 4. Tout homme doit-il avoir un ange gardien ? - 5. A quel moment l’ange gardien commence-t-il sa mission ? - 6. L’ange gardien garde-t-il l’homme continuellement ? - 7. L’ange souffre-t-il de voir périr son protégé ? - 8. Y a-t-il conflit entre les anges en raison de cette garde ? Article 1 Les hommes sont-ils gardés par des anges ? Objections : 1. On donne des gardiens à des personnes, soit parce quelles ne savent pas, soit qu’elles ne peuvent pas se garder elles-mêmes, comme les enfants et les infirmes. Mais l’homme peut se garder lui-même grâce au libre arbitre, et il sait comment, grâce à sa connaissance naturelle de la loi naturelle. Donc l’homme n’est pas gardé par un ange. 2. Il semble superflu d’avoir un gardien plus faible quand on en possède un plus fort. Mais les hommes sont gardés par Dieu, selon le Psaume (121, 4) " Il ne dormira ni ne sommeillera, celui qui garde Israël. " Il n’est donc pas nécessaire que l’homme soit gardé par un ange. 3. La perte de celui qui est gardé retombe sur la négligence du gardien. Nous lisons au 1er livre des Rois, (20, 39) : " Garde cet homme, s’il vient à tomber, ta vie sera pour la sienne. " Mais beaucoup d’hommes périssent chaque jour en tombant dans le péché, alors que les anges auraient pu les secourir par une apparition, un miracle ou quelque moyen semblable. Donc les anges seraient négligents, s’il était vrai que les hommes sont confiés à leur garde. Les anges ne sont donc pas les gardiens des hommes. En sens contraire, le Psaume (91, 11) affirme : " Il a ordonné à ses anges de te garder en toutes tes voies. " Réponse : Selon le plan de la providence divine, nous constatons en toutes choses que les êtres mobiles et variables sont mus et réglés par des êtres immobiles et invariables ; c’est ainsi que tous les êtres corporels sont guidés par les substances spirituelles et immobiles, et les corps inférieurs par les corps supérieurs, qui sont invariables dans leur substance. Nous-mêmes, nous sommes amenés à des conclusions sur lesquelles nous pouvons penser de diverses façons, grâce à des principes que nous observons invariablement. Or, quand il s’agit de la conduite, il est clair que la connaissance et les sentiments de l’homme peuvent de mille façons différer et s’écarter du bien. C’est pour cela qu’il fut nécessaire de désigner des anges pour garder les hommes, afin de les diriger et de les pousser au bien. Solutions : 1. Grâce au libre arbitre, l’homme peut plus ou moins éviter le mal, mais insuffisamment, car son amour du bien est affaibli par les multiples passions de l’âme. Pareillement, la connaissance universelle de la loi naturelle, qui appartient naturellement à l’homme, le dirige un peu vers le bien, mais insuffisamment ; car, en appliquant les principes universels du droit aux actions particulières, il arrive que l’homme dévie de bien des façons. C’est pourquoi la Sagesse dit (Sg 9, 14) : " Les pensées des mortels sont timides, et nos prévisions sont incertaines. " L’homme a donc besoin d’être gardé par un ange. 2. Pour accomplir le bien, deux conditions sont requises. D’abord, que le sentiment soit incliné vers le bien, ce qui se réalise en nous par l’habitus de la vertu morale. Secondement, que la raison découvre les voies convenables pour accomplir le bien vertueux, et c’est le rôle qu’Aristote attribue à la prudence. Quant à la première condition, Dieu garde lui-même directement l’homme comme un maître universel, dont l’enseignement est donné à l’homme à travers les anges, comme nous l’avons établi. 3. De même que les hommes s’écartent de leur instinct naturel du bien à cause de la passion pécheresse, de même s’écartent-ils des directives que les bons anges leur donnent invisiblement, en les illuminant pour qu’ils agissent bien. Donc, si les hommes périssent, on ne doit pas l’attribuer à la négligence des anges, mais à la malice des hommes. Que parfois, en dehors de la loi commune, les anges apparaissent aux hommes, cela vient d’une grâce spéciale de Dieu, comme les miracles accomplis en dehors de l’ordre de la nature. Article 2 Y a-t-il un ange particulier chargé de garder chaque homme ? Objections : 1. Il ne semble pas. Car l’ange est plus puissant que l’homme. Or, un seul homme suffit pour en garder beaucoup d’autres. Donc, à plus forte raison un ange peut garder beaucoup d’hommes. 2. Les créatures inférieures sont ramenées à Dieu par les créatures supérieures à travers des intermédiaires, selon Denys. Mais puisque tous les anges sont inégaux, comme on l’a dit antérieurement, il n’y a qu’un seul ange qui ne possède pas d’intermédiaire entre lui et l’homme. Il n’y a donc qu’un seul ange qui garde les hommes sans intermédiaire. 3. Les anges plus élevés reçoivent les charges supérieures. Mais ce n’est pas une charge supérieure que de garder tel homme plutôt qu’un autre, puisque tous les hommes sont égaux par nature. Puisque parmi tous les anges chacun est plus élevé qu’un autre, selon Denys, il semble que les divers hommes ne soient pas gardés par divers anges. En sens contraire, S. Jérôme, dans son commentaire sur S. Matthieu (18, 10) : " Leurs anges dans les cieux, etc. " nous dit : " Elle est grande la dignité des âmes, puisque chacune reçoit à sa naissance un ange désigné pour sa garde. " Réponse : Pour la garde de chaque homme un ange particulier est désigné. Car la garde des anges accomplit la providence divine à l’égard des hommes. La providence de Dieu est différente selon qu’il s’agit des hommes ou des autres créatures corruptibles, parce qu’ils ont un rapport différent avec l’incorruptibilité. Les hommes ne sont pas seulement incorruptibles selon l’essence commune à l’espèce, mais aussi dans la forme propre à chacun d’eux, l’âme rationnelle. On ne peut pas en dire autant des autres êtres corruptibles. Or, il est évident que la providence de Dieu s’attache à titre premier aux êtres qui demeurent toujours, tandis que les êtres qui passent sont ordonnés par Dieu aux réalités perpétuelles. Ainsi donc, la providence de Dieu se comporte à l’égard de chaque homme comme elle se comporte à l’égard des genres et des espèces des choses corruptibles. Mais, selon S. Grégoire, " les divers ordres d’anges sont délégués pour divers genres d’affaires, par exemple les Puissances pour éloigner les démons, les Vertus pour accomplir des miracles d’ordre matériel ". Et il est probable que pour les diverses espèces de choses, ce sont divers anges du même ordre qui sont désignés. C’est pourquoi il est raisonnable de penser que des anges différents sont chargés de garder des hommes divers. Solutions : 1. Qu’un gardien soit chargé de la garde d’un homme, cela peut se faire de deux façons. Ce peut être en tant que l’homme à garder est un individu ; et alors pour chaque homme il faudra un gardien, parfois même plusieurs. Ce peut être aussi en tant qu’il fait partie d’un groupe ; en ce cas un seul homme peut être préposé à la garde de tout le groupe ; il lui appartient alors de veiller sur ce qui regarde chaque homme dans ses relations avec tout le groupe, et cela concerne les actes extérieurs, au sujet desquels on est édifié ou scandalisé. Mais la garde des anges porte aussi sur les choses invisibles et cachées, qui ont trait au salut de chaque homme considéré en lui-même. C’est pourquoi pour la garde de chaque homme il y a un ange spécial. 2. Comme nous l’avons dit , les anges de la première hiérarchie sont tous illuminés directement par Dieu au sujet de certaines choses ; mais il y a des lumières que les plus élevés seulement d’entre eux reçoivent directement de Dieu pour les révéler aux autres. On observe la même loi dans les ordres inférieurs. En effet, un ange du dernier degré est illuminé pour certaines choses par un ange très élevé, et pour d’autres par un ange qui lui est seulement immédiatement supérieur. Il est donc possible aussi qu’un ange illumine directement un homme tout en ayant au-dessous de lui des anges qu’il illumine. 3. Bien que les hommes soient égaux par nature, il y a pourtant entre eux une inégalité, du fait que la providence divine en appelle certains à de grandes choses, d’autres à de petites, comme dit l’Ecclésiastique (33, 11.12) : " Dans sa grande sagesse, le Seigneur a diversifié leurs conditions. Il en a bénis et exaltés, il en a maudits et humiliés. " Ce peut donc être une charge plus grande de garder un homme plutôt qu’un autre. Article 3 La garde des hommes est-elle réservée au dernier ordre des anges ? Objections : 1. Il ne semble pas que la garde des hommes n’appartienne qu’au dernier ordre des anges. S. Chrysostome dit que le texte de S. Matthieu " leurs anges dans les cieux, etc. " s’applique non pas à n’importe quel ange, mais aux anges les plus éminents. C’est donc que ceux-ci gardent les hommes. 2. L’Apôtre (He 1, 14) dit que " les anges sont envoyés dans le ministère à cause de ceux qui héritent le salut ". Il semble donc que la mission des anges soit ordonnée à la garde des hommes. Mais cinq ordres d’anges sont envoyés en ministère, on l’a dit plus haut. C’est donc que les anges de ces cinq ordres sont affectés à la garde des hommes. 3. Pour garder les hommes il semble tout à fait nécessaire de dominer les démons, ce qui appartient surtout aux Puissances selon S. Grégoire et de faire des miracles, ce qui appartient aux Vertus. Donc, ces deux ordres aussi sont délégués pour la garde des hommes, et non seulement le dernier. En sens contraire, dans le Psaume 91 la garde des hommes est attribuée aux anges, dont l’ordre est le plus bas, d’après Denys. Réponse : La garde des hommes, nous l’avons vu, peut être considérée de deux manières. Premièrement, en tant que garde personnelle, en ce sens qu’à chaque homme est assigné un ange spécial. Et cette garde appartient au dernier ordre des anges, dont c’est le rôle, selon S. Grégoire -, d’annoncer les choses les moins importantes. Or il semble que ce soit la moins importante parmi les charges des anges, que de procurer ce qui concerne le salut d’un seul homme. La seconde garde est universelle, et elle se multiplie selon les divers ordres ; en effet, plus un agent est universel, plus il est élevé. Ainsi, la garde des multitudes humaines appartient à l’ordre des Principautés ou peut-être des Archanges, que l’on nomme les Princes des anges. C’est pourquoi l’on dit de Michel, que nous appelons Archange, qu’il est " un des Princes " (Dn 10, 13). Puis ce sont les Vertus qui ont la garde de toutes les natures corporelles. Puis les Puissances ont la garde des démons. Et enfin les Principautés ou les Dominations exercent la garde des esprits bons, selon S. Grégoire. Solutions : 1. Ce mot de S. Chrysostome peut être compris en tant qu’il parle des plus élevés dans l’ordre le plus bas des anges, puisque, selon Denys, dans chaque ordre il y a les premiers, ceux du milieu et les derniers. Mais il est probable que les anges supérieurs sont chargés de la garde des hommes élus par Dieu pour un plus grand degré de gloire. 2. Tous les anges envoyés ne sont pas chargés de garder spécialement chaque homme ; mais certains autres ont une garde plus ou moins universelle, nous venons de le dire. 3. Même les anges inférieurs remplissent les charges des plus élevées, en tant qu’ils participent de leurs dons et qu’ils sont comme les exécutants de leur pouvoir ; de cette manière, même les anges de l’ordre le plus bas peuvent dominer les démons et faire des miracles. Article 4 Tout homme doit-il avoir un ange gardien ? Objections : 1. Il semble que tous les hommes n’aient pas des anges chargés de les garder. On dit en effet du Christ (Ph 2, 7) qu’ " il est devenu semblable aux hommes et se comportant comme un homme ". Donc, si tous les hommes avaient un ange désigné pour les garder, le Christ lui-même aurait dû en avoir. Mais cela ne semble pas convenir, puisque le Christ est plus grand que tous les anges. Les anges ne sont donc pas envoyés pour la garde de tous les hommes. 2. Le premier de tous les hommes fut Adam. Mais il ne lui convenait pas d’avoir un ange gardien, du moins dans l’état d’innocence, puisqu’alors il n’était menacé d’aucun danger. Les anges ne sont donc pas chargés de la garde de tous les hommes. 3. Les anges sont chargés de garder les hommes pour les conduire à la vie éternelle, les inciter à bien agir et les défendre contre les assauts des démons. Mais les hommes destinés à la damnation ne parviendront jamais à la vie éternelle. Les infidèles, même s’ils font parfois de bonnes œuvres, ne les accomplissent pas bien, parce qu’ils ne les font pas avec une intention droite : car c’est la foi qui dirige l’intention, dit S. Augustin. Enfin " la venue de l’Antichrist sera marquée par l’influence de Satan " (2 Th 2, 9). C’est donc que les anges ne sont pas chargés de garder tous les hommes. En sens contraire, il y a l’autorité de S. Jérôme déjà alléguée plus haut : " Toute âme a un ange chargé de la garder. " Réponse : L’homme, durant cette vie terrestre, est établi comme sur une route pour atteindre la patrie. Sur cette route de nombreux périls le menacent, du dedans et de dehors, selon le Psaume (142, 4) : " Sur la route où je marchais, ils m’ont caché un piège. " Et c’est pourquoi, comme on donne une garde aux hommes qui parcourent une route peu sûre, ainsi tout homme dans l’état de voyageur reçoit la garde d’un ange. Mais quand l’homme sera parvenu au terme du voyage, il n’aura plus d’ange gardien ; s’il est au ciel, il aura son ange régnant avec lui ; s’il est en enfer, il aura un démon pour le châtier. Solutions : 1. Le Christ en tant qu’homme était dirigé immédiatement par le Verbe de Dieu. Il n’avait donc pas besoin de la garde des anges. En outre, dans son âme il voyait Dieu directement, mais par la possibilité de son corps il était encore voyageur. De ce point de vue, il n’avait pas besoin d’un ange gardien supérieur à lui, mais plutôt d’un serviteur inférieur à lui. C’est pourquoi S. Matthieu (4, 11) dit que " les anges s’approchèrent, et ils le servaient ". 2. L’homme dans l’état d’innocence ne courait aucun danger venant du dedans, car à l’intérieur de lui tout était bien ordonné, comme nous l’avons dit antérieurement. Mais il était menacé par un danger venant de l’extérieur, à cause des pièges des démons, comme l’événement l’a montré. Il avait donc besoin de la garde des anges. 3. Les futurs damnés, les infidèles, et même l’Antichrist ne sont pas dépourvus du secours intérieur de la raison naturelle ; de même ils ne sont pas privés du secours extérieur accordé divinement à toute la nature humaine, qui est la garde des anges. Si celle-ci ne réussit pas à leur faire mériter la vie éternelle par les bonnes œuvres, elle réussit du moins à leur faire éviter certains actes mauvais qui pourraient nuire à eux-mêmes ou aux autres. En effet les démons eux-mêmes sont empêchés par les bons anges de nuire autant qu’ils le voudraient. De même l’Antichrist ne nuira pas autant qu’il le voudra. Article 5 A quel moment l’ange gardien commence-t-il sa mission ? Objections : 1. Il semble que l’ange ne soit pas chargé de garder l’homme dès la naissance de celui-ci. Car les anges sont envoyés en ministère " à cause de ceux qui héritent le salut ", dit la lettre aux Hébreux (1, 14). Or les hommes ne commencent à recevoir l’héritage du salut que quand ils sont baptisés. L’ange n’est donc chargé de la garde de l’homme qu’à partir du baptême et non dès la naissance. 2. Les hommes sont gardés par les anges en tant que ceux-ci les illuminent en leur enseignant la doctrine. Mais les enfants nouveau-nés ne sont pas capables de recevoir un enseignement, puisqu’ils n’ont pas l’usage de la raison. Ils ne sont donc pas confiés à des anges gardiens. 3. Les enfants dans le sein maternel ont à un certain moment une âme rationnelle semblable à celle qu’ils ont après leur naissance. Mais tant qu’ils sont dans le sein maternel, les anges ne sont pas chargés de les garder, semble-t-il, puisque même les ministres de l’Église ne leur donnent pas les sacrements. Ce n’est donc pas aussitôt après la naissance que les hommes sont confiés à la garde des anges. En sens contraire, S. Jérôme dit que " chaque âme, dès sa naissance, a un ange chargé de la garder ". Réponse : Origène commentant S. Matthieu dit que sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains affirment que l’ange est désigné pour la garde de l’homme depuis son baptême ; d’autres dès la naissance. Cette dernière opinion est appuyée par S. Jérôme, et c’est avec raison. Car les bienfaits de Dieu qui sont donnés à l’homme du fait qu’il est chrétien, ne commencent qu’au moment du baptême, comme la réception de l’Eucharistie, etc. Mais les bienfaits destinés par Dieu à l’homme en tant qu’il a une nature rationnelle, lui sont accordés dès que par la naissance il acquiert cette nature. La garde des anges est un de ces bienfaits, comme cela apparaît clairement d’après ce qui précède. C’est pourquoi l’homme reçoit dès la naissance un ange chargé de le garder. Solutions : 1. Les anges sont envoyés en ministère efficace pour ceux-là seuls " qui héritent le salut ", si l’on considère le dernier effet de leur garde, qui est l’obtention de cet héritage ; cependant, le ministère des anges n’est pas retiré aux autres hommes, bien que chez eux il n’ait pas cette efficacité consistant à conduire au salut. Ce ministère des anges, pourtant, est efficace à leur égard, en tant qu’il éloigne d’eux beaucoup de maux. 2. La charge de la garde angélique est ordonnée à l’illumination doctrinale comme à son but dernier et principal. Elle a pourtant bien d’autres effets, qui intéressent les enfants, comme de dominer les démons et d’empêcher d’autres dommages corporels ou spirituels. 3. L’enfant, tant qu’il est dans le sein maternel, n’est pas totalement séparé de sa mère, mais par une sorte de lien il est de quelque manière quelque chose d’elle, comme le fruit que porte l’arbre est quelque chose de l’arbre. C’est pourquoi on peut dire de façon probable que l’ange gardien de la mère garde aussi l’enfant dans le sein maternel. Mais à la naissance, quand l’enfant est séparé de la mère, un ange est chargé de le garder, selon S. Jérôme. Article 6 L’ange gardien garde-t-il l’homme continuellement ? Objections : 1. Il semble que l’ange gardien quitte parfois l’homme dont il est chargé, puisque Jérémie (51, 9) fait dire aux anges : " Nous avons soigné Babylone, mais elle n’est pas guérie ; abandonnons-la. " De même, Isaïe (5, 5) : " J’enlèverai sa clôture pour qu’on la piétine. " La Glose interlinéaire dit qu’il s’agit d’enlever la garde des anges. 2. La garde de Dieu est plus importante que celle des anges. Mais Dieu abandonne parfois l’homme. Le Psaume 22, 2 dit : " Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi. Pourquoi m’as-tu abandonné ? " Donc, à plus forte raison, l’ange gardien abandonne l’homme. 3. S. Jean Damascène dit : " Les anges, quand ils sont ici avec nous, ne sont pas au ciel. " Mais ils y sont parfois. Donc ils nous quittent parfois. En sens contraire, les démons ne cessent de nous attaquer, selon S. Pierre (1 P 5, 8) : " Votre adversaire le diable, comme un lion rugissant, rôde en cherchant qui dévorer. " Donc, à plus forte raison, les bons anges nous gardent toujours. Réponse : La garde exercée par l’ange, comme nous l’avons montré w. accomplit la providence divine à l’égard des hommes. Mais il est manifeste que ni l’homme ni aucune autre chose ne peuvent échapper totalement à la providence divine. Car, en tant qu’une chose participe de l’être, elle est soumise à la providence universelle à l’égard de tous les êtres. Mais on dit que Dieu abandonne l’homme selon l’ordre de sa providence en tant qu’il permet que l’homme souffre de quelque défaut, de peine ou de péché. De même encore, nous devons dire que l’ange gardien n’abandonne jamais totalement l’homme ; mais il l’abandonne parfois partiellement, en ce sens qu’il ne l’empêche pas d’être soumis à quelque épreuve, ou même de tomber dans le péché, selon l’ordination des jugements divins. En ce sens on dit que Babylone et la maison d’Israël sont abandonnées par les anges, car leurs anges gardiens n’ont pas empêché qu’elles subissent des malheurs. Solutions : 1. 2. Cela résout la première et la deuxième objections. 3. L’ange, même si parfois il abandonne localement l’homme, ne l’abandonne pas quant aux effets de sa garde, car, même quand il est au ciel, il sait ce qui se passe au sujet de l’homme. Il n’a pas besoin de délai pour se déplacer et il peut être présent à l’homme instantanément. Article 7 L’ange souffre-t-il de voir périr son protégé ? Objections : 1. On lit dans Isaïe (33, 7) : " Les anges de paix pleureront amèrement. " Or les pleurs sont le signe de la douleur et de la tristesse. Donc les anges sont attristés par les maux des hommes qu’ils gardent. 2. S. Augustin dit que la tristesse naît " des choses qui arrivent contre notre volonté ". Or la perte de l’homme qu’il garde va contre la volonté de l’ange gardien. Les anges s’attristent donc de la perte des hommes. 3. De même que la tristesse s’oppose à la joie, ainsi le péché s’oppose à la pénitence. Mais les anges se réjouissent de ce que le pécheur fait pénitence, d’après Luc (15, 7). Ils s’attristent donc de voir le juste tomber dans le péché. 4. La Glose ordinaire d’Origène, commentant ce passage des Nombres (18,12) : " Tout ce qu’ils offrent de prémices... ", déclare : " Les anges seront traduits en jugement pour savoir si c’est à cause de leur négligence ou à cause de l’indolence des hommes, que ceux-ci sont tombés. " Mais tout homme souffre à juste titre des maux pour lesquels il est traduit en jugement. Les anges souffrent donc des péchés des hommes. En sens contraire, il n’y a pas de bonheur parfait là où l’on trouve de la tristesse et de la douleur. L’Apocalypse dit du ciel (21, 4) : " Il n’y aura plus de mort, de pleurs, de cri, ni de peine. " Les anges, qui sont parfaitement bienheureux, ne souffrent donc plus de rien. Réponse : Les anges ne souffrent ni des péchés ni des peines des hommes. Car la tristesse et la douleur, selon S. Augustin proviennent uniquement de ce qui est contraire à la volonté. Or, rien n’arrive dans le monde qui contrarie la volonté des anges et des autres bienheureux, puisque leur volonté adhère pleinement à l’ordination de la justice divine. Et rien ne se produit dans le monde qui ne soit accompli ou permis par elle. Donc, absolument parlant, rien n’arrive dans le monde contre la volonté des bienheureux. Selon Aristote, on dit d’une chose qu’elle est volontaire de façon absolue en ce sens que quelqu’un la veut dans un cas particulier, telle qu’elle se présente alors, en considérant toutes les circonstances, bien que, considérée en elle-même d’une manière générale, il ne la voudrait pas ; par exemple, le navigateur ne veut pas, s’il considère la chose en soi et d’une manière générale, jeter ses marchandises à la mer ; mais menacé par le danger de mort, il le veut. Ce geste est donc plutôt volontaire qu’involontaire. Ainsi donc, les anges, à parler d’une manière générale et absolue, ne veulent pas les péchés et les peines des hommes. Mais ils veulent qu’à ce sujet soit observé l’ordre de la justice divine, selon laquelle certains sont soumis à des peines et leurs péchés sont tolérés6. Solutions : 1. Cette parole d’Isaïe peut être appliquée aux anges, c’est-à-dire aux messagers d’Ézéchias, qui pleurèrent à cause des paroles du prophète, selon le sens littéral. Au sens allégorique, les anges de paix sont les apôtres et les prédicateurs qui pleurent à cause des péchés des hommes. Mais si, selon le sens anagogique, on applique ce texte aux bons anges, il s’agit d’une métaphore pour signifier que les anges veulent universellement le salut des hommes. C’est de cette manière qu’on attribue à Dieu et aux anges ces sortes de passions. 2. Cette objection est résolue par notre Réponse. 3. Aussi bien dans la pénitence des hommes que dans leur péché, les anges gardent un motif de joie : l’accomplissement de l’ordre voulu par la providence divine. 4. Les anges sont traduits en jugement pour les péchés des hommes, non comme coupables, mais comme témoins, pour convaincre les hommes de leur négligence. Article 8 Y a-t-il conflit entre les anges gardiens ? Objections : 1. Cela ne paraît pas possible : car on lit dans Job (25, 2) : " Il fait régner la concorde dans les hauteurs. " Mais la lutte s’oppose à la concorde. Donc parmi les anges il n’y a pas de lutte. 2. Il ne peut y avoir de lutte là où règne la charité parfaite et une autorité juste. Mais tout cela existe chez les anges. Il n’y a donc pas de lutte chez eux. 3. Si les anges luttaient entre eux pour ceux qu’ils gardent, il serait nécessaire qu’un ange soutienne une partie et un autre l’autre partie. Mais si un parti tient une position juste, il est clair que l’autre tient une position injuste. Il s’ensuivrait qu’un ange bon soutiendrait l’injustice, ce qui ne convient pas. Il n’y a donc pas de lutte entre les bons anges. En sens contraire, le livre de Daniel (10, 13) fait dire à l’archange Gabriel : " Le Prince du royaume des Perses m’a résisté vingt-et-un jours. " Mais ce Prince des Perses était l’ange chargé de la garde du royaume perse. Donc un ange résiste à un autre, et ainsi il y a lutte entre eux. Réponse : Cette question est soulevée à l’occasion des paroles du livre de Daniel citées plus haut. S. Jérôme explique a que le Prince du royaume des Perses était l’ange qui s’opposa à la libération du peuple israélite, pour lequel Daniel priait, pendant que Gabriel présentait ses prières à Dieu. Cette résistance fut possible parce qu’un prince des démons voulait entraîner dans le péché des juifs amenés en Perse, ce qui faisait obstacle à la prière de Daniel intercédant pour ce peuple. Mais, selon S. Grégoire " le Prince du royaume des Perses était le bon ange de la garde de ce royaume ". Pour voir comment on peut dire qu’un ange résiste à un autre, il faut songer que les jugements divins s’appliquent, par les anges, à des royaumes et à des hommes divers. Dans leurs actions, les anges sont réglés par la volonté divine. Il arrive parfois que dans ces divers royaumes et ces divers hommes se trouvent des mérites et des démérites qui s’opposent, de sorte que l’un est inférieur ou supérieur à l’autre. Les anges ne peuvent connaître l’ordre de la sagesse divine à ce sujet que si Dieu le leur révèle ; ils doivent donc consulter la sagesse de Dieu. Ainsi, tandis qu’ils consultent la volonté divine au sujet de mérites contraires et s’opposant les uns aux autres, on dit qu’ils résistent l’un à l’autre ; non qu’ils aient des volontés contraires (puisque tous sont d’accord pour accomplir la volonté de Dieu), mais parce que les choses au sujet desquelles ils consultent Dieu sont contraires entre elles. Cela résout les objections. |