Question 24

LE LIVRE DE VIE

1. Qu’est-ce que le livre de vie ? - 2. De quelle vie est-il le livre ? - 3. Quelqu’un peut-il être effaçé du livre de vie ?

Article 1

Qu’est-ce que le livre de vie ?

Objections : 1. Il semble que le livre de vie ne soit pas identique à la prédestination. En effet, il est dit dans l’Ecclésiastique (24, 23) : “ Tout cela c’est le livre de vie. ” La Glose explique : “ C’est-à-dire le Nouveau et l’Ancien Testament. ” Or cela n’est pas la prédestination.

2. Pour S. Augustin, le livre de vie est “ une certaine force divine qui fera que soient remises en la mémoire de chacun ses œuvres bonnes ou mauvaises ”. Mais une force divine ne semble pas pouvoir se rapporter à la prédestination, mais plutôt à l’attribut de puissance.

3. A la prédestination s’oppose la réprobation. Donc, si le livre de vie était la prédestination, il y aurait un livre de mort comme il y a un livre de vie.

En sens contraire, sur ces paroles du Psaume (69, 29) : “ Qu’ils soient rayés du livre de vie ”, la Glose explique : “ Ce livre est la connaissance de Dieu, par laquelle il a prédestiné à la vie ceux qu’il a connus d’avance. ”

Réponse : On parle d’un livre de vie en Dieu par métaphore, à la ressemblance des affaires humaines. C’est la coutume des hommes d’inscrire sur un livre ceux qu’on choisit pour quelque emploi, comme les soldats, ou les conseillers qui, de ce fait, étaient autrefois “ pères conscrits ”. Or, on sait d’après ce qui précède que tous les prédestinés ont été choisis par Dieu pour posséder la vie éternelle. C’est l’inscription de ces prédestinés qui est appelée le livre de vie.

D’autre part, on dit par métaphore que quelque chose est inscrit dans l’esprit d’un homme lorsqu’il le tient solidement dans sa mémoire, selon le mot des Proverbes (3,1) : “ Mon fils, n’oublie pas mes enseignements, et que ton cœur garde mes préceptes. ” Et un peu plus loin : “ Grave-les sur les tablettes de ton cœur. ” Car sur les livres matériels aussi on écrit pour soulager sa mémoire. De ce fait la connaissance de Dieu, par laquelle il retient fermement en lui qu’il a prédestiné certains à la vie éternelle, est appelé le livre de vie. Car de même que l’écriture d’un livre est le signe de ce qu’on doit faire, ainsi la connaissance de Dieu est en lui une sorte de signe à l’égard de ceux qu’il doit conduire à la vie éternelle. C’est ce que signifient ces paroles de l’Apôtre (2 Tm 2,19) : “ Les solides fondations posées par Dieu tiennent bon, marquées du sceau de ces paroles : "Le Seigneur connaît les siens." ”

Solutions : 1. On peut parler d’un livre de vie en deux sens différents. On peut désigner par là l’inscription de ceux qui sont élus en vue de vivre, et c’est ainsi que nous parlons en ce moment du livre de vie. Mais on peut aussi appeler livre de vie l’inscription de ce qui conduit à la vie, et cela encore en un double sens, soit qu’il s’agisse des choses à faire, et à cet égard l’Ancien et le Nouveau Testament sont appelés le livre de vie ; soit qu’on désigne des choses déjà faites, et alors c’est cette force divine propre à ramener un jour à la mémoire de chacun tous ses actes, qui est appelé le livre de vie. C’est ainsi qu’on appelle aussi bien livre militaire celui où figurent les conscrits, celui qui traite de l’art militaire, ou celui qui relate les exploits des soldats.

2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.

3. On n’a pas coutume d’inscrire ceux qui sont éliminés, mais ceux qui sont élus. Il n’y a donc pas un livre de mort répondant à la réprobation, comme à la prédestination correspond le livre de vie.

4. Le livre de vie diffère logiquement de la prédestination, puisqu’il implique sa connaissance, comme on le voit par le texte de la Glose allégué.

Article 2

De quelle vie est-il le livre ?

Objections : 1. Il semble que le livre de vie ne concerne pas seulement la gloire des prédestinés. Le livre de vie est une connaissance de la vie. Mais c’est par sa propre vie que Dieu connaît toute autre vie. Donc le livre de vie s’entend principalement de la vie divine, et non pas uniquement de la vie des prédestinés.

2. De même que la vie de gloire vient de Dieu, de même la vie de nature. Donc, si l’on appelle livre de vie la connaissance de la vie de gloire, la connaissance de la vie de nature devra être appelée aussi livre de vie.

3. Certains sont élus pour la grâce et ne le sont pas pour la gloire, comme le prouvent ces mots du Seigneur en S. Jean (6, 71) : “ N’estce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze, et l’un de vous est un démon ? ” Mais le livre de vie est l’inscription de l’élection divine, nous venons de le voir. Donc il a rapport aussi à la vie de la grâce.

En sens contraire, le livre de vie est une connaissance de la prédestination, nous venons de le voir. Or la prédestination ne concerne pas la vie de la grâce sinon en tant qu’elle conduit à la gloire ; car ceux-là ne sont pas prédestinés qui ont la grâce et qui manquent la gloire. Le livre de vie ne se rapporte donc qu’à la gloire.

Réponse : Comme on vient de le dire, le livre de vie implique une sorte d’inscription ou de connaissance de ceux qui sont élus en vue de la vie. Or, si quelqu’un est choisi, c’est pour un avantage qui ne lui appartient pas par nature. En outre, ce pour quoi on le choisit a raison de fin, et par exemple on ne choisit pas, on n’inscrit pas un soldat pour qu’il porte les armes, mais pour qu’il combatte, ce qui est la tâche qu’on attend d’une armée. Or, la fin qui dépasse notre nature, c’est la vie glorieuse, on l’a montré plus haut Donc, à proprement parler, le livre de vie concerne la vie de gloire.

Solutions : 1. La vie divine, même comme vie glorieuse, est naturelle à Dieu. A son égard il n’est donc pas question d’élection, ni par conséquent d’un livre de vie. Car nous ne disons pas que quelqu’un est élu pour avoir la connaissance sensible, ou quoi que ce soit qui résulte de la nature.

2. Cela donne la réponse à la deuxième objection, car, à l’égard de la vie naturelle, il n’y a ni élection ni livre de vie.

3. La vie de la grâce n’a pas raison de fin, mais de moyen pour une fin. Dès lors, on ne dit pas que quelqu’un est élu à la vie de la grâce, si ce n’est en tant que la vie de la grâce est ordonnée à la gloire. Pour cette raison, ceux qui ont la grâce et ne parviennent pas à la gloire ne sont pas appelés élus de façon absolue, mais sous un certain rapport. De même, on ne les dira pas inscrits purement et simplement au livre de vie, mais seulement en quelque façon, selon que dans le décret et dans la pensée de Dieu il est marqué qu’ils auront une certaine ordination à la vie éternelle, en participant à la grâce.

Article 3

Quelqu’un peut-il être effacé du livre de vie ?

Objections : 1. Il semble que personne ne soit effacé du livre de vie, car S. Augustin écrit : “ La prescience de Dieu, qui ne peut se tromper, c’est le livre de vie. ” Mais rien ne peut être soustrait à la prescience de Dieu, ni semblablement à sa prédestination. Donc personne ne peut être effacé du livre de vie.

2. Ce qui existe en quelque chose y existe selon le mode de cette chose. Mais le livre de vie est une chose éternelle et immuable. Donc tout ce qu’il y a en lui s’y trouve non temporellement, mais immuablement et d’une manière indélébile.

3. Effacer s’oppose à inscrire ; mais personne ne peut être inscrit à nouveau au livre de vie : donc personne ne peut en être effacé.

En sens contraire, on lit au Psaume (69, 29) : “ Qu’ils soient effacés du livre de vie. ”

Réponse : Certains disent : Personne ne peut être effacé véritablement du livre de vie, mais on peut l’être selon l’opinion des hommes. Il est fréquent en effet que dans l’Écriture une chose est dite se produire dès lors qu’elle devient connue. Selon cette manière de parler, certains sont dits inscrits au livre de vie parce que les hommes pensent qu’ils y figurent, constatant leur justice présente. Mais quand il apparaît, en ce monde ou en l’autre, qu’ils ont déchu de cette justice, on dit qu’ils en sont effacés. C’est ainsi que la Glose explique cette radiation, à propos de la parole du Psaume : “ Qu’ils soient effacés du livre de vie. ”

Mais parce que n’être pas effacé du livre de vie est donné comme une récompense des justes, conformément à l’Apocalypse (3, 5) : “ Le vainqueur sera revêtu de vêtements blancs, et je n’effacerai pas son nom du livre de vie ” ; comme d’autre part ce qui est promis aux saints ne se trouve pas uniquement dans l’opinion des hommes : pour cette raison, on peut dire qu’être effacé ou n’être pas effacé du livre de vie doit se référer non seulement à l’opinion humaine, mais aussi à la réalité. Le livre de vie est en effet l’inscription de ceux qui sont ordonnés à la vie éternelle, et cette ordination procède de deux facteurs : la prédestination divine, et une telle ordination n’est jamais en défaut, ou la grâce. Car quiconque a la grâce est digne, par cela même, de la vie éternelle. Mais cette dernière ordination est mise en défaut quelquefois ; car il y en a qui sont ordonnés, par la grâce, qui est en eux, à recevoir la vie éternelle, mais ils en déchoient par le péché mortel. Donc ceux qui sont ordonnés à posséder la vie éternelle par la prédestination divine sont inscrits purement et simplement au livre de vie ; car ils y sont inscrits comme devant posséder la vie éternelle en elle-même. Et ceux-là ne sont jamais effacés du livre de vie. Mais ceux qui sont ordonnés à recevoir la vie éternelle, non par la prédestination divine, mais seulement par la grâce, sont dits inscrits au livre de vie non purement et simplement, mais d’une certaine façon ; car ils y sont inscrits comme devant recevoir la vie éternelle non en elle-même, mais dans sa cause. Et ceux-là peuvent être effacés du livre de vie. Non pas que cette radiation ait rapport à la connaissance de Dieu, comme si Dieu prévoyait d’abord quelque chose et ensuite l’ignorait ; mais elle a rapport à la chose connue ; car Dieu sait que tel homme est d’abord destiné à la vie éternelle et qu’ensuite il n’y est plus ordonné, ayant perdu la grâce .

Solutions : 1. Être effacé du livre de vie ne se rapporte pas, on vient de le dire, à la prescience, comme s’il y avait en Dieu quelque mutabilité ; mais aux choses prévues, qui, elles, sont changeantes.

2. Bien que toutes choses soient en Dieu immuablement, elles sont pourtant changeantes en elles-mêmes, et à cela se réfère l’effacement du livre de vie.

3. Dans le sens où nous accordons qu’un homme peut être effacé du livre de vie, il peut aussi y être inscrit à nouveau, soit quant à l’opinion des hommes, soit parce que, recouvrant la grâce, il est à nouveau ordonné par elle à la vie éternelle. Et cela également se trouve compris dans la connaissance divine, mais non pas à nouveau.