Question 55 LE MÉDIUM DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE 1. Les anges connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces ? - 2. A supposer que ce soit par des espèces, celles-ci leur sont-elles connaturelles, ou sont-elles reçues des choses ? - 3. Les anges supérieurs connaissent-ils par des espèces plus universelles que les anges inférieurs ? Article 1 Les anges connaissent-ils toutes choses par leur substance ou par des espèces ? Objections : 1. Il semble bien que les anges connaissent toutes choses par leur substance. Denys dit en effet : “ Les anges connaissent ce qui est sur terre selon la nature propre de leurs esprits. ” Or la nature de l’ange est son essence. L’ange connaît donc les choses par son essence. 2. Aristote dit que “ dans les êtres immatériels, le connaissant et le connu sont une seule et même chose ”. Or, c’est le médium d’intellection qui fait de l’objet connu et du sujet connaissant une seule et même chose. Donc, dans les êtres immatériels comme les anges, le médium d’intellection est la substance même du sujet connaissant. 3. Tout ce qui est dans un autre s’y trouve selon le mode de cet autre. L’ange ayant une nature intellectuelle, tout ce qui est en lui s’y trouve d’une manière intelligible. Mais tout est en lui, puisque les êtres inférieurs sont dans les êtres supérieurs d’une façon essentielle, tandis que les supérieurs ne sont dans les inférieurs que par participation ; ce qui fait dire à Denys que “ Dieu rassemble toutes choses en toutes choses ”. L’ange connaît donc toutes choses dans sa propre substance. En sens contraire, Denys dit que “ les anges sont illuminés par les raisons des choses ”. Ils connaissent donc par les raisons des choses et non par leur propre substance. Réponse : Ce qui permet à l’intelligence de produire son acte joue le rôle de forme pour l’intelligence en acte d’intellection, la forme étant ce par quoi l’agent agit. Or, pour qu’une puissance soit parfaitement achevée par sa forme il faut que cette forme contienne tout ce à quoi la puissance s’étend. Dans les choses corruptibles, la forme n’épuise pas la puissance de la matière, puisque la puissance de la matière s’étend à plus de choses que n’en contient la forme de tel ou tel être matériel. L’intelligence, au contraire, ayant comme objet l’être et le vrai en général, la puissance intellectuelle de l’ange s’étend à tout. Or, l’essence de l’ange, par là même qu’elle est déterminée selon tel genre et telle espèce, ne comprend pas tout en elle. Renfermer en soi absolument tout d’une manière parfaite est propre à l’essence divine, qui est infinie. Aussi n’y a-t-il que Dieu qui connaisse tout par sa propre essence. L’ange ne peut, par son essence, connaître toutes choses : pour connaître les choses son intelligence doit être perfectionnée par des espèces. Solutions : 1. Lorsqu’on dit que l’ange connaît les choses selon sa nature, le mot “ selon ” n’intéresse pas le médium de connaissance, qui n’est que la similitude de l’objet connu, mais la faculté de connaissance, qui convient à l’ange selon sa nature à lui. 2. La formule d’Aristote “ le sens en acte est le sensible en acte ” ne signifie pas que la faculté sensible soit identique à la similitude sensible qui est dans le sens, mais que l’une et l’autre sont unies comme acte et puissance. De même, dire que “l’intelligence en acte est le connu en acte ” ne signifie pas que la substance de l’intelligence soit la similitude par laquelle elle produit l’acte d’intellection, mais que cette similitude est sa forme. Or, dire que “ dans l’ordre des réalités immatérielles, l’intellect en acte s’identifie avec l’objet de son intellection ” revient à “ dire que l’intelligence en acte est l’intelligé en acte ”. Qu’une forme, en effet, soit actuellement l’objet d’une intellection, cela provient de cela même qu’elle est immatérielle. 3. Les êtres supérieurs à l’ange et ceux qui lui sont inférieurs sont d’une certaine manière compris dans sa substance ; non d’une manière parfaite, ni selon leur raison propre, car l’essence de l’ange, étant limitée, se distingue des autres par sa raison propre, mais d’une manière générale. Par contre, dans l’essence divine, toutes les choses sont d’une manière parfaite et selon leur raison propre, comme dans la cause première et universelle, dont procède tout ce qu’il y a de propre ou de commun en tout être quel qu’il soit. C’est pour cette raison que Dieu a par sa propre essence la connaissance parfaite de toutes choses, tandis que l’ange n’en a qu’une connaissance générale. Article 2 Les espèces sont-elles connaturelles aux anges, ou reçues des choses ? Objections : 1. Il semble que les anges connais sent par des espèces reçues des choses. En effet, tout ce qui est connu l’est parce que sa similitude est connue dans une intelligence. Or, la similitude d’un être existe dans un autre ou bien à la manière d’un exemplaire, et alors elle est cause de cet être, ou bien à la manière d’une image, et alors elle est causée par lui. Toute science ou connaissance doit donc être la cause ou l’effet de l’objet connu. La science de l’ange n’étant pas cause des choses qui existent dans la nature, car seule la science divine possède cette propriété, il faut donc que toutes les espèces par lesquelles l’intelligence angélique connaît soient tirées des choses 2. La lumière de l’intelligence angélique est plus intense que la lumière de l’intellect agent de notre âme. Or, celle-ci abstrait les espèces intelligibles en les tirant des images La lumière de l’intellect angélique peut donc abstraire des espèces, même à partir des choses sensibles ; et par conséquent rien n’empêche que l’ange connaisse intellectuellement par des espèces tirées des choses. 3. Si les espèces qui sont dans l’intelligence accusent des différences suivant que l’objet est proche ou éloigné c’est parce qu’elles sont tirées des choses sensibles. Donc, si l’ange ne produisait pas son acte d’intellection par des espèces tirées des choses, sa connaissance n’enregistrerait pas les différences du proche et de l’éloigné, et tout mouvement local lui serait inutile. En sens contraire, Denys dit : “ Les anges ne tirent pas leurs divines connaissances d’une analyse d’éléments, ni de sensations. ” Réponse : Les espèces par lesquelles les anges produisent leur acte d’intellection ne sont pas tirées des choses, mais sont connaturelles aux anges. On doit, en effet, concevoir la distinction et l’ordre des substances spirituelles comme la distinction et l’ordre des choses corporelles. Les corps supérieurs ont, par nature, une puissance totalement achevée par la forme, tandis que dans les corps inférieurs le puissance de la matière n’est pas totalement achevée par la forme, mais reçoit, sous l’action d’un agent, tantôt une forme et tantôt une autre. De même les substances intellectuelles inférieures, les âmes humaines, ont une puissance intellectuelle qui, par nature, n’est pas complète, mais se complète et se perfectionne successivement par les espèces intelligibles qu’elles reçoivent des choses. Au contraire, dans les substances spirituelles supérieures, dans les anges, la puissance intellectuelle est, par nature, complétée et perfectionnée en ce qu’elles sont des espèces intelligibles connaturelles leur permettant de porter leur intelligence sur tout ce qu’elles peuvent naturellement connaître. Cette conclusion peut aussi se déduire du mode d’être de ces substances. Car l’être possédé par les substances spirituelles inférieures, les âmes, a une certaine affinité avec le corps, pour autant qu’elles en sont les formes. Ce mode d’être entraîne pour elles qu’elles n’atteignent leur perfection dans l’ordre de l’intelligible qu’à partir des corps et par eux ; le corps qui leur est uni : sans cela, pourquoi seraient-elles unies à un corps ? Mais les substances supérieures, les anges, sont affranchies de toute corporéité, subsistant immatériellement et selon un être par lui-même intelligible ; elles atteignent donc leur perfection dans l’ordre intelligible grâce à un influx d’intelligibilité par lequel elles ont reçu de Dieu, en même temps que leur nature intellectuelle, les espèces des choses qu’elles connaissent. Aussi S. Augustin écrit-il : “ Les êtres inférieurs aux anges sont créés de telle manière qu’ils sont d’abord produits dans la connaissance de la créature intellectuelle, et ensuite dans leur nature propre ”. Solutions : 1. Les similitudes des choses sont effectivement dans l’esprit des anges, sans être, pour autant, tirées des créatures ; elles viennent de Dieu qui est cause des créatures et en qui préexistent les similitudes des choses. Ce qui fait dire à S. Augustin : “ De même que l’idée en vertu de laquelle la créature est produite existe dans le Verbe de Dieu antérieurement à la créature même qui est produite, de même la connaissance de cette même idée est d’abord produite dans la créature intellectuelle, et c’est ensuite seulement que la créature est produite. ” 2. On ne va d’un extrême à l’autre qu’en passant par ce qui est entre les deux. Or, l’être d’une forme présente dans l’imagination, étant dégagé de la matière, mais non de toutes conditions matérielles, est intermédiaire entre l’être de la forme qui est dans la matière, et l’être de la forme qui est dans l’intelligence où elle est abstraite de la matière et des conditions matérielles. Par conséquent, si puissante que soit l’intelligence angélique, elle ne pourrait rendre intelligibles des formes matérielles qu’en les faisant d’abord passer par l’état de formes imaginées ; ce qui lui est impossible puisqu’elle n’a pas d’imagination, nous l’avons vu.Et à supposer que l’ange puisse abstraire des choses matérielles des espèces intelligibles, il ne le ferait pas, puisque les espèces connaturelles qu’il possède rendent cette opération inutile. 3. La connaissance de l’ange ne diffère en rien si l’objet est localement proche, ou éloigné ; mais cela ne rend pas son mouvement local inutile, car, s’il se meut localement, ce n’est pas pour acquérir une connaissance, c’est pour accomplir une action dans un milieu. Article 3 Les anges supérieurs connaissent-ils par des espèces plus universelles que les anges inférieurs ? Objections : 1. L’universel paraît être abstrait du particulier. Or, les anges ne connaissent pas au moyen d’espèces abstraites. On ne peut donc pas dire que les espèces des intelligences angéliques sont plus ou moins universelles. 2. Ce qui tombe sous une connaissance particulière est connu plus parfaitement que ce qui tombe sous une connaissance universelle ; car connaître une chose d’une manière universelle, c’est en avoir une connaissance intermédiaire entre la puissance et l’acte. Donc, si les anges supérieurs connaissent par des formes plus universelles que les anges inférieurs, leur science sera moins parfaite, ce qui est inadmissible. 3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison propre. Or, si l’ange supérieur connaît par une seule forme universelle des choses diverses que l’ange inférieur connaît par plusieurs formes spéciales, il n’emploie qu’une seule forme universelle pour connaître des choses diverses, et n’aura donc pas de connaissance propre de chacune d’elles ; ce qui est absurde. En sens contraire, Denys dit que les anges supérieurs participent de la science selon un mode plus universel que les anges inférieurs. Et on lit dans le Livre des Causesque les anges supérieurs ont des formes plus universelles. Réponse : S’il y a des êtres qui sont supérieurs aux autres, c’est parce qu’ils sont plus proches du premier Être, qui est Dieu, et qu’ils lui sont plus semblables. Or, en Dieu, la plénitude totale de la connaissance intellectuelle est contenue en un seul principe ; dans l’essence divine elle-même par laquelle Dieu connaît tout. Cette plénitude intellectuelle ne se trouve dans les créatures intellectuelles que sous un mode inférieur et moins simple. Par conséquent, ce que Dieu connaît par un seul principe, les intelligences inférieures le connaissent par plusieurs, et moins l’intelligence est élevée, plus ces médiums de connaissance sont nombreux Plus un ange sera élevé, moins nombreuses sont les espèces par lesquelles il peut saisir l’universalité des intelligibles. Ces formes doivent donc être plus universelles, puisque chacune d’elles s’étend à un plus grand nombre d’objets. Nous pouvons d’ailleurs trouver en nous-mêmes une analogie : certains hommes ne saisissent la vérité intelligible que si elle leur est expliquée en détail, point par point. Cela tient à la faiblesse de leur intelligence, alors que d’autres, dont l’intelligence est plus puissante, peuvent saisir un grand nombre de choses à l’aide de quelques principes. Solutions : 1. Il est accidentel à l’universel d’être abstrait des singuliers. Cela ne se produit que lorsque l’intelligence qui le connaît tire des choses sa connaissance ; mais, dans le cas contraire, l’universel connu n’est pas abstrait des choses, il leur est, de quelque manière, préexistant, soit selon la priorité de la cause sur son effet, et c’est ainsi que les raisons universelles des choses sont dans le Verbe de Dieu, soit selon une priorité de nature, et c’est ainsi que les raisons universelles des choses sont dans l’intellect angélique. 2. Connaître quelque chose d’une manière universelle peut se prendre en deux sens. Ou bien on l’entend par rapport à la chose connue, et le sens est que l’on ne connaît de l’objet que sa nature universelle (espèce ou genre). Cette connaissance universelle est moins parfaite : c’est connaître imparfaitement un homme que savoir seulement de lui qu’il est animal. Ou bien on parle de connaissance universelle par rapport au médium de connaissance. Dans ce cas il est plus parfait de connaître quelque chose de manière universelle ; car l’intelligence qui peut avoir une connaissance propre de chaque chose par un seul médium universel est plus parfaite que celle qui ne le peut pas. 3. Plusieurs choses ne peuvent avoir la même raison propre si elle est adéquate, mais une réalité éminente peut être raison propre et similitude de choses diverses Ainsi dans l’homme la prudence s’étend universellement à tous les actes des vertus, et elle peut être à la fois raison propre et similitude de la prudence particulière qui pousse le lion à des actes de magnanimité et le renard à des actes de ruse. De même, l’essence divine, à cause de son excellence, est considérée comme la raison propre de toutes les perfections ; si bien que c’est selon leur raison propre qu’elles lui sont analogiquement attribuées. De même encore, on doit dire de la raison ou idée universelle qui est dans l’esprit angélique qu’en raison de son excellence, l’ange peut par elle connaître, d’une connaissance propre et distincte, une multitude d’objets. |