Question 75

L’ESSENCE DE L’ÂME

Après l'étude de la créature spirituelle, puis de la créature corporelle, il faut en venir à l'étude de l'homme, qui est composé d'une substance spirituelle et d'une substance corporelle. On traitera d'abord de sa nature (Q. 75-89), puis de sa production dans l'être (Q. 90-102). La nature humaine est du domaine du théologien, en ce qui concerne l'âme ; le corps ne l'intéresse que dans son rapport avec elle. On commencera donc par l'âme, et puisque les substances spirituelles possèdent, selon Denys, essence, pouvoir et activité, on examinera les questions relatives : 1° à l'essence de l'âme (Q. 75-76) ; 2° à son pouvoir, c'est-à-dire à ses puissances (Q. 77-83) ; 3° à son opération (Q. 84-89).

Sur le premier point, deux sujets de recherche : l’âme en elle-même (Q. 75), et dans son union avec le corps (Q. 76).

1. L’âme est-elle une réalité corporelle ? - 2. Est-elle une réalité subsistante ? - 3. Les âmes des bêtes sont-elles subsistantes ? - 4. L’âme est-elle l’homme même, ou bien plutôt l’homme est-il un être composé d’âme et de corps ? - 5. L’âme est-elle composée de matière et de forme ? - 6. Est-elle incorruptible ? - 7. Est-elle de même nature que l’ange ?

Article 1

L’âme est-elle une réalité corporelle ?

Objections : 1. L’âme est pour le corps principe de mouvement. Si elle en donne, c’est qu’elle en a reçu. C’est vrai de toute réalité : on ne donne pas ce qu’on n’a pas, ce qui n’est pas chaud ne chauffe pas. Dans le cas d’un être qui donnerait du mouvement sans en avoir reçu, il y aurait mouvement éternel et uniforme, d’après la démonstration d’Aristote. Mais rien de tel n’apparaît dans le mouvement qui vient de l’âme. Donc l’âme donne du mouvement parce qu’elle en a reçu ; et puisque toute réalité de ce genre est un corps, l’âme est par conséquent une réalité corporelle.

2. Toute connaissance se fait par la médiation d’une certaine similitude de l’objet. Or, il ne peut y avoir ressemblance entre un corps et une réalité incorporelle. L’âme ne pourrait donc pas connaître les corps, si elle n’avait pas la même nature.

3. La cause motrice doit avoir contact avec ce qu’elle meut.. Or il n’y a de contact qu’entre les corps. Donc, si l’âme met le corps en mouvement, elle est une, réalité corporelle.

En sens contraire, d’après S. Augustin, on dit que l’âme est simple si on la compare au corps, parce qu’elle ne se répand pas par sa masse dans l’espace.

Réponse : Pour rechercher quelle est la nature de l’âme, il faut commencer par admettre que l’âme est le premier principe de la vie dans les vivants qui nous entourent, car nous appelons " animés " les vivants, et " objets inanimés ", les êtres qui n’ont pas la vie. Or, la vie se manifeste surtout par la connaissance et par le mouvement. Les anciens philosophes, incapables de dépasser l’imagination, attribuaient à ces actions un principe corporel : il n’y avait pour eux d’autres réalités que les corps ; en dehors, il n’y avait rien. Aussi affirmaient-ils que l’âme est une réalité corporelle.

On pourrait montrer de bien des manières la fausseté de cette opinion, mais on se servira d’un seul argument, à la fois le plus universel et le plus sûr.

Tout principe d’opération vitale n’est pas une âme, ou alors l’œil, principe de la vision serait une âme, et ainsi des autres organes. Mais c’est le premier principe vital qui est une âme. Un corps peut bien être en quelque façon principe vital, - le cœur par exemple -, mais non pas le premier principe. Si un corps est principe vital, ce n’est pas en tant que corps, - autrement tout corps le serait -, mais parce qu’il est tel corps. Or il possède une telle actualité en raison d’un principe qui est appelé son acte. Puisque l’âme est le premier principe de la vie, elle n’est donc pas une réalité corporelle, mais l’acte d’un corps. De même, la chaleur, principe de l’action par laquelle un corps en chauffe un autre, n’est pas un corps, mais l’acte d’un corps.

Solutions : 1. Tout être en mouvement reçoit son mouvement, c’est vrai ; mais, puisqu’on ne peut remonter à l’infini, il est nécessaire qu’il y ait une cause de mouvement qui n’en reçoive pas. Être mis en mouvement, c’est passer de la puissance à l’acte : la cause motrice donne au mobile ce qu’elle a, en tant qu’elle l’actualise. Mais Aristote distingue une cause motrice tout à fait immobile, et qui ne reçoit de mouvement ni par nature ni indirectement ; une telle cause peut produire un mouvement perpétuel et uniforme. Puis une autre cause qui n’est pas mise en mouvement par elle-même, - per se - mais seulement indirectement, - per accidens -, celle-là ne produit pas de mouvement perpétuel et uniforme ; c’est le cas de l’âme. Enfin une autre cause à laquelle il appartient par nature d’être mue, comme le corps. Les anciens " physiciens ", qui ne croyaient qu’à l’existence des corps, affirmèrent que toute cause motrice reçoit son mouvement, que cela est nécessaire dans le cas de l’âme, et donc quelle est une réalité corporelle.

2. Il n’est pas requis que la ressemblance de la réalité connue soit actuelle dans l’être qui connaît. Mais si un être est d’abord en puissance, puis en acte de connaître, il suffit qu’il soit en puissance à la ressemblance de la chose connue, sans qu’il la possède en acte ; ainsi la couleur n’est pas en acte dans la pupille de l’œil. Par suite, il n’est pas besoin que la ressemblance des réalités corporelles soit actuelle dans l’âme, mais que l’âme soit en puissance à la recevoir. - Les anciens " physiciens ", qui ne distinguaient pas la puissance et l’acte, supposaient à l’âme une nature corporelle, composée des éléments de tous les corps pour être capable de les connaître tous.

3. On distingue contact par la quantité, et contact par l’action. Dans le premier cas, un corps ne peut être touché que par un corps ; dans le second, il peut l’être par une réalité immatérielle qui le meut.

Article 2

L’âme est-elle une réalité subsistante ?

Objections : 1. Il faudrait pour cela qu’elle puisse être désignée comme " quelque chose ". Or cette désignation convient seulement au composé d’âme et de corps.

2. À une réalité subsistante on peut attribuer une activité. Or, on ne peut le faire pour l’âme. Car, d’après Aristote, si l’on disait que l’âme sent ou comprend, on pourrait aussi bien dire qu’elle tisse ou qu’elle bâtit.

3. De plus, cela impliquerait qu’elle a une certaine activité indépendamment du corps, alors que cela n’est pas vrai, même de l’acte intellectuel pour lequel il faut toujours des images, phénomènes d’origine corporelle.

En sens contraire, selon S. Augustin " lorsque l’on a compris que l’esprit est par nature une substance, mais non corporelle, on comprend l’erreur de ceux qui la tiennent pour corporelle : ils y ajoutent des éléments sans lesquels ils sont incapables de concevoir aucune nature à savoir les images des corps ". La nature de l’esprit humain est donc incorporelle d’abord, mais de plus elle est substance, c’est-à-dire réalité subsistante.

Réponse : Le principe de l’acte intellectuel que nous appelons âme humaine doit être un principe incorporel et subsistant. Par l’intelligence en effet l’homme peut connaître toutes les natures corporelles. Mais pour connaître des objets, il ne faut rien posséder en soi de leur nature ; car ce qu’on posséderait ainsi par essence empêcherait de connaître les autres réalités. Ainsi, la langue du malade chargée d’une humeur amère, bilieuse, ne goûte rien de doux, mais trouve tout amer. Donc, si le principe intellectuel possédait en lui une nature corporelle quelconque, il ne pourrait connaître tous les corps : tout corps est en effet d’une nature déterminée. Il est donc impossible que le principe intellectuel soit un corps.

Et il est tout autant impossible qu’il connaisse par le moyen d’un organe corporel. Car la nature de cet organe déterminé empêcherait de connaître tous les corps, ce que ferait une couleur dans la pupille de l’œil. De même un liquide prend la coloration du verre où il est versé.

Le principe intellectuel, - en d’autres termes l’esprit, l’intelligence, - possède donc par lui-même une activité à laquelle le corps n’a point de part. Or rien ne peut agir par soi qui n’existe pas par soi. Car seul agit l’être en acte ; en conséquence un être n’opère que de la manière dont il existe. Ainsi ne dit-on pas que ce qui chauffe, c’est la chaleur, mais ce qui est chaud. Il reste que l’âme humaine, c’est-à-dire l’intelligence, l’esprit, est une réalité incorporelle et subsistante.

Solutions : 1. On peut comprendre " quelque chose " soit de toute réalité subsistante, soit d’une réalité subsistante complète, d’espèce déterminée. Le premier sens exclut tout ce qui est accident, ou forme matérielle, le second exclut encore cette imperfection d’être une partie d’un tout. Ainsi la main est " quelque chose " au premier sens, mais non au second. De la même manière l’âme, qui est une partie de la nature humaine, n’est " quelque chose ", réalité subsistante, qu’au premier sens. C’est pourquoi il faut concéder que le composé d’âme et de corps peut être désigné comme " quelque chose ".

2. Le texte cité ne rapporte pas la pensée d’Aristote, mais l’opinion de ceux pour qui comprendre, c’est être mis en mouvement : on peut le voir par le contexte. - Autre réponse : il convient à ce qui existe par soi d’agir par soi. Mais on peut dire d’une chose qu’elle subsiste par soi lorsqu’elle n’est ni accident, ni forme matérielle, alors même qu’elle ne serait qu’une partie d’un être. Mais à proprement parler, il n’y a de subsistant par soi que la chose qui n’est ni accident, ni forme matérielle, ni partie. En ce sens, on ne peut pas dire que l’œil ou la main subsistent par soi, et par conséquent qu’ils aient une activité propre. C’est au tout que sont attribuées les opérations des parties, considérées comme moyen d’action. On dira en effet que l’homme voit avec l’œil, et palpe avec la main ; mais, en un autre sens, que l’objet chaud réchauffe par sa chaleur. Car, à parler en rigueur, la chaleur ne chauffe en aucune manière. On dira donc que l’âme pense, comme on dit que l’œil voit, mais il serait plus exact de dire : l’homme pense par son âme.

3. Le corps n’est pas requis pour l’acte intellectuel à la manière d’un organe, mais en raison de l’objet qu’il lui donne : l’image, qui est à l’intelligence ce que la couleur est à la vue5. Le fait d’avoir besoin du corps n’empêche pas l’intelligence d’être subsistante ; autrement l’animal ne le serait pas, lui qui a besoin d’objets extérieurs pour la sensation.

Article 3

Les âmes des bêtes sont-elles subsistantes ?

Objections : 1. Il semble bien. En effet, l’homme, dont l’âme est une réalité subsistantes, appartient au même genre que les animaux.

2. Il y a le même rapport entre les sens et le donné sensible qu’entre l’intelligence et le donné intelligible. Or, l’intelligence se passe du corps pour appréhender les réalités intelligibles. Il arrivera donc la même chose pour les sens. L’âme des bêtes qui possède des sens sera donc subsistante, pour le même motif que l’âme humaine douée d’intelligence.

3. L’âme des bêtes meut leur corps. Or un corps ne meut pas : il est mû. Donc l’âme des bêtes possède une certaine activité indépendamment du corps.

En sens contraire, on lit dans le livre des Dogmes de l’Église : " Nous croyons que seul l’homme possède une âme subsistante, mais ce n’est pas vrai des animaux. "

Réponse : Les anciens philosophes ne faisaient aucune différence entre le sens et l’intelligence. Comme on l’a déjà dit, ils rapportaient l’une et l’autre faculté à un principe corporel. Platon admit qu’ils se distinguaient, mais il rapportait l’une et l’autre à un principe incorporel, affirmant que comprendre et sentir convenaient en propre à l’âme. En conséquence, l’âme des bêtes devait être subsistante. Mais Aristote affirma que l’intellection, seule parmi les activités de l’âme, s’accomplit sans organe corporel. Quant à la sensation et aux autres activités de l’âme sensitive, il est clair qu’elles impliquent une modification corporelle ; ainsi, dans la vision, la pupille est modifiée par la représentation colorée ; il en est de même pour les autres puissances. L’âme sensitive n’a donc pas d’opération qui lui convienne en propre, mais toute son activité procède du composé. L’âme des bêtes, n’ayant pas d’activité propre, ne peut être subsistante car tout être existe de la manière dont il agit.

Solutions : 1. Bien que l’homme soit du même genre que les animaux, il en diffère cependant par l’espèce. C’est la différence de forme qui entraîne la différence spécifique. Mais il n’est pas nécessaire que toute différence de forme rende le genre différent.

2. L’analogie entre le sens et l’intelligence se fonde sur ce qu’ils sont tous deux en puissance à leurs objets. Mais ils sont dissemblables, du fait que le sens subit l’action du donné sensible avec une modification corporelle. Aussi des objets d’une trop grande intensité peuvent-ils être dommageables pour le sens. Cela n’arrive pas dans l’intelligence qui, après avoir saisi les objets de pensée les plus relevés, est plus apte à en saisir de moindres. Cependant, si le corps se fatigue tandis qu’on pense, c’est un effet indirect, en tant que l’intelligence a besoin de l’opération des facultés sensibles qui lui fournissent des images.

3. Il y a dans l’âme deux facultés qui ont rapport au mouvement : l’une commande le mouvement, c’est l’appétit. Dans l’âme sensitive, elle ne peut agir sans le corps : la colère, la joie et toutes les passions impliquent une modification corporelle. L’autre faculté motrice exécute le mouvement. par elle, les membres sont mis en mesure de suivre l’impulsion de l’appétit. Son opération ne consiste pas à mouvoir, mais à être mue. D’où l’on peut conclure qu’il n’y a pas dans l’âme sensitive de mouvement qui s’exécute sans le corps.

Article 4

L’âme est-elle l’homme même ?

Objections : 1. Il est écrit (2 Co 4, 16) : " Bien que notre homme extérieur se corrompe, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. " Ce qui est au-dedans, c’est l’âme. L’âme est donc l’homme intérieur.

2. L’âme humaine est une substance, non pas universelle, mais individuelle. C’est donc une hypostase, une personne, et de plus, une personne humaine. L’âme est donc l’homme, puisque la personne humaine, c’est l’homme.

En sens contraire, S. Augustin loue Varron d’avoir reconnu que " l’homme ce n’est ni seulement le corps, ni seulement l’âme, mais à la fois l’âme et le corps ".

Réponse : On peut comprendre de deux façons que l’âme soit l’homme. D’abord en ce sens que l’homme en général serait l’âme, alors que cet homme particulier ne serait pas l’âme, mais un composé d’âme et de corps, ainsi Socrate. Et si je m’exprime ainsi, c’est que certains philosophes ont admis que la forme seule appartenait à l’espèce, la matière étant une partie de l’individu et non de l’espèce. Mais cela ne peut être vrai, puisque tout ce que désigne la définition appartient à l’espèce. Et la définition des êtres physiques ne désigne pas uniquement la forme*, mais la matière*. Aussi, dans ces êtres, la matière est-elle une partie de l’espèce, non pas la matière qui a une quantité déterminée, et qui est le principe de l’individuation*, mais la matière commune. Par exemple, il est de l’essence de cet homme particulier qu’il soit constitué par cette âme, cette chair et ces os, tandis qu’il est de l’essence de l’homme en général d’avoir une âme, de la chair et des os. Car tout ce qui est commun par essence à tous les individus contenus dans une espèce appartient forcément à la substance de l’espèce.

On peut encore comprendre la thèse d’une autre façon : " cette âme " serait identique à " cet homme ". On pourrait le dire, si l’activité de l’âme sensitive lui était propre indépendamment du corps. Toutes les activités qu’on attribue à l’homme conviendraient alors uniquement à l’âme. Chaque réalité est cela même qui agit. Ainsi un homme, c’est cela même qui produit les actes de l’homme. - Mais on a montré précédemment In que la sensation n’est pas une opération de l’âme seule. Sentir est une opération de l’homme tout entier, bien qu’elle ne soit pas propre à l’homme. En conséquence, l’homme n’est pas seulement l’âme, mais un être composé d’âme et de Corps. Platon, pour qui la sensation était une opération propre à l’âme, pouvait dire que l’homme est " une âme qui se sert d’un corps ".

Solutions : 1. Aristote a écrit qu’une chose est surtout ce qui est en elle le principal. Lorsque le chef de la cité fait quelque chose, on l’attribue à la cité elle-même. Ainsi parfois désigne-t-on par le terme d’homme ce qu’il y a en lui de plus important, tantôt la partie intellectuelle, - ce qui est conforme à la vérité, - et c’est " l’homme intérieur " ; tantôt la partie sensible, y compris le corps, - selon l’opinion des philosophes qui s’arrêtaient au niveau du sensible, - et c’est " l’homme extérieur ".

2. Toute substance individuelle n’est pas une hypostase, une personne, mais seulement celle qui possède l’essence spécifique au complet. Ni la main, ni le pied ne peut être appelé hypostase ou personne. De même l’âme, qui n’est qu’une partie de l’espèce humaine.

Article 5

L’âme est-elle composée de matière et de forme ?

Objections : 1. La puissance s’oppose à l’acte. Tous les êtres en acte participent de l’acte premier, Dieu, par qui toutes choses ont la bonté, l’être, la vie, comme l’enseigne Denys. Donc tout ce qui est en puissance participe de la première puissance, qui est la matière première. Or, l’âme humaine est en puissance sous un certain rapport : cela se voit à l’état potentiel où se trouve parfois l’intelligence. L’âme humaine participe donc de la matière première, qui la constitue pour une part.

2. Il y a matière partout où se rencontrent les propriétés de la matière. Or, il y a dans l’âme des propriétés matérielles telles que d’être sujet et de changer. L’âme est le sujet de la science et de la vertu ; elle passe de l’ignorance à la science, du vice à la vertu. Il y a donc de la matière dans l’âme.

3. Ce qui n’a pas de matière, n’a pas de cause de son être, dit Aristote. Mais l’âme a une cause, puisqu’elle est créée par Dieu. Elle possède donc une matière.

4. Ce qui n’a pas de matière, étant seulement forme, est acte pur et infini. Mais cela appartient à Dieu seul. L’âme a donc une matière.

En sens contraire, S. Augustin établit que l’âme n’a été faite d’aucune matière, ni corporelle, ni spirituelle.

Réponse : L’âme n’a pas de matière. On peut d’abord le prouver d’après le concept d’âme en général, selon lequel l’âme est la forme d’un corps. Mais alors elle est forme, ou par sa réalité tout entière ou par une partie d’elle-même. Dans la première hypothèse, l’âme ne peut avoir de matière, si l’on entend par là de l’être qui n’est qu’en puissance ; car la forme, en tant que telle, est un acte, et ce qui est seulement en puissance ne peut être partie d’un acte, puisque la puissance ne peut coïncider avec l’acte, étant son opposé. Mais si l’âme n’est forme que par une partie d’elle-même, cette partie nous la nommerons âme, et la matière dont elle est immédiatement l’acte nous la nommerons le " premier animé ".

On peut prouver aussi que l’âme n’a pas de matière en se fondant sur le concept d’âme humaine, considérée comme intellectuelle. Il est évident que tout être est reçu dans un autre selon le mode de celui qui le reçoit. Ainsi, toute réalité est connue selon que sa forme existe dans l’être connaissant. L’âme intellectuelle connaît la réalité dans son essence, sous un mode absolu, par exemple la pierre en tant que pierre. La forme de la pierre se trouve donc dans l’âme intellectuelle, sous un mode absolu, selon sa seule raison formelle. L’âme intellectuelle est donc une forme absolue (c’est-à-dire dégagée de matière), et non un composé de matière et de forme. Si au contraire elle était un composé, la forme des réalités serait reçue en elle en tant qu’elles sont individuelles ; et de la sorte, l’âme ne connaîtrait que le singulier, à la manière des facultés sensibles, qui reçoivent la forme des réalités dans un organe corporel. La matière, en effet, est le principe d’individuation des formes. Il reste donc que l’âme intellectuelle, et d’ailleurs toute autre substance dotée d’intelligence, et connaissant la forme des réalités sous un mode absolu, n’est pas composée de forme et de matière

Solutions : 1. L’Acte premier est le principe universel de tous les actes, parce qu’il est et contient virtuellement en lui toute réalité, selon Denys. S’il est participé par les autres êtres, ce n’est pas qu’il en fasse partie, mais c’est en tant que les êtres procèdent de lui par une sorte de diffusion de sa plénitude. Quant à la puissance, elle doit être proportionnée à l’acte, puisqu’elle le reçoit. Les actes reçus, qui procèdent du premier acte infini et en sont une participation, sont divers. Il ne peut donc y avoir une puissance unique qui reçoive tous les actes, comme il y a un acte unique qui donne l’être à tous les actes participés ; ou alors la puissance réceptrice serait égale à la puissance active du premier acte. Mais la puissance réceptrice qui se trouve dans l’âme intellectuelle est d’un autre ordre que celle de la matière première. Il y paraît bien à la diversité des formes reçues en l’une ou en l’autre, car la matière première reçoit les formes individuelles et l’intelligence, les formes universelles. L’existence d’une puissance de ce genre dans l’âme intellectuelle ne prouve donc pas que l’âme soit composée de matière et de forme.

2. Il convient à la matière d’être sujet et de changer, parce qu’elle est en puissance. L’intelligence et la matière première n’étant pas en puissance de la même façon, diffèrent par leur manière d’être sujet et de changer. L’intelligence est sujet de la science, et passe de l’ignorance à la science, pour autant qu’elle est en puissance aux formes intelligibles.

3. Ce qui cause l’existence de la matière, c’est la forme. C’est aussi l’agent. Par le fait que l’agent fait passer la matière à l’acte, à l’acte de la forme, il est cause de son existence. Mais une forme qui subsiste par soi, ne possède pas l’existence par la vertu de quelque principe formel distinct d’elle ; elle n’a pas non plus de cause qui la fasse passer de la puissance à l’acte. À la suite du texte cité dans l’objection, le Philosophe, conclut que, dans les êtres composés de matière et de forme, " il n’y a pas d’autre cause que celle qui fait passer de la puissance à l’acte ; mais les êtres immatériels sont immédiatement un être véritable ".

4. L’être participé est avec ce qui participe de lui dans le rapport de l’acte à la puissance. Toute forme créée, même si elle subsiste par soi, doit participer à l’être. C’est vrai, selon Denys de la vie même, ou de toute autre modalité semblable. Or l’être participé est limité par la capacité du sujet récepteur. En conséquence, Dieu seul, qui est son être même, est acte pur et illimité. Mais, dans les substances intelligentes, il y a composition d’acte et de puissance ; non pas composition de matière et de forme, mais de forme et d’être participé. C’est pourquoi certains philosophes disent qu’elles sont composées de " ce par quoi elles sont " et de " ce qu’elles sont " : l’être est en effet " ce par quoi " une réalité existe.

Article 6

L’âme humaine est-elle incorruptible ?

Objections : 1. Les êtres qui ont même origine et même développement doivent avoir une fin semblable. Hommes et bêtes ont même origine, puisqu’ils viennent de la terre. Et le développement de leur vie est identique : car, selon l’Ecclésiaste (3, 19), " tous les vivants ont le même souffle, et l’homme n’a rien de plus que l’animal. " Par suite, ajoute-t-il, " la mort est la même pour l’un comme pour l’autre, et leur sort est égal. " Puisque l’âme des bêtes est corruptible, l’âme humaine l’est donc aussi.

2. Ce qui vient du néant doit retourner au néant, car la fin doit être proportionnée au commencement. Or, il est dit au livre de la Sagesse (2, 2 Vg) : " Nous sommes nés de rien ", ce qui est vrai du corps, mais de l’âme aussi. Par conséquent " après cette vie, ce sera comme si nous n’avions pas existé ", même sous le rapport de l’âme.

3. Aucune réalité n’existe qui n’ait d’activité propre. Pour l’âme, cette activité, qui est de comprendre à l’aide des images, ne peut exister sans le corps. L’âme ne peut connaître intellectuellement sans images, et les images ne peuvent être données s’il n’y a pas de corps, dit Aristote. L’âme ne peut donc subsister, une fois le corps détruit.

En sens contraire, les âmes humaines, dit Denys, tiennent de la bonté divine une nature " intellectuelle et une vie subsistante et impérissable ".

Réponse : L’âme humaine, dont nous affirmons qu’elle est le principe de la pensée, doit être incorruptible. Une chose en effet, peut se corrompre soit par elle-même, soit par la corruption d’autre chose qu’elle-même. Or, une réalité subsistante ne peut être engendrée ou corrompue de la seconde manière, c’est-à-dire parce qu’un autre être est engendré ou se corrompt. Génération et corruption conviennent en effet à une chose de la manière dont lui convient l’être, lequel est acquis par l’une et perdu par l’autre. La chose à qui l’être convient par soi ne peut être engendrée ou corrompue qu’en raison de sa propre nature ; mais ce qui ne subsiste pas, comme les accidents et les formes matérielles, naît et disparaît en même temps que le composé auquel il appartient. - On a vu que l’âme des bêtes n’est pas subsistante par nature, mais seulement l’âme humaine. Aussi l’âme des bêtes est-elle détruite avec les corps.

Quant à l’âme humaine, elle ne pourrait se corrompre autrement qu’en se corrompant par elle-même. Or c’est tout à fait impossible, non seulement pour elle, mais pour toute réalité subsistante qui est forme pure. En effet, ce qui convient de soi à une chose en est inséparable. Or l’être convient de soi à la forme, qui est un acte. La matière ne reçoit l’être actuel que parce qu’elle reçoit la forme. Si elle se corrompt, c’est que la forme se sépare d’elle. Mais il est impossible que la forme soit séparée d’elle-même. Une forme subsistante ne peut donc cesser d’exister.

Même si l’âme était composée de matière et de forme, selon l’opinion de certains, il faudrait encore affirmer qu’elle est incorruptible. Il n’y a de corruption en effet que dans les êtres où il y a passage d’un contraire à un autre. Générations et corruptions sont les passages de certains états à leurs contraires. Les corps célestes dont la matière n’est pas soumise à la contrariété sont incorruptibles. Mais dans l’âme intellectuelle, il ne peut y avoir contrariété. Quand elle reçoit, c’est selon la nature de son être. Or ce qui est ainsi reçu ne présente pas de contrariété. Car même les idées des opposés ne sont pas opposées en elle, et il n’y a qu’une même science des contraires. L’âme humaine ne peut donc être corruptible.

On peut trouver une preuve de cette incorruptibilité dans cette vérité générale : tout être désire naturellement exister, sous le mode qui lui convient. Chez les êtres dotés de connaissance, le désir est proportionné au mode de connaître. Le sens ne connaît l’être que dans une étendue et une durée concrètes, mais l’intelligence le connaît absolument, et par référence à n’importe quel temps. Aussi, tout être doté d’intelligence désire-t-il naturellement exister toujours. Mais un désir naturel ne peut être vain. Toute substance intelligente est donc incorruptible.

Solutions : 1. Salomon met cette idée au compte des insensés, comme on peut le voir au livre de la Sagesse (2, 1-21). Que l’homme et les animaux aient même origine, c’est vrai quant au corps ; tous les animaux viennent en effet de la terre. Mais ce n’est plus vrai de l’âme ; l’âme des bêtes est produite par une énergie corporelle, mais l’âme humaine par Dieu. La Genèse (1, 24) dira, à propos des bêtes : " Que la terre produise l’âme du vivant ", mais à propos de l’homme (2, 7) : Dieu " a soufflé sur son visage un souffle de vie. " D’où cette parole de l’Ecclésiaste (12, 7) : " Que la poussière retourne à la terre d’où elle est tirée et que l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. " De même, le développement vital est identique, sous le rapport du corps. A cela se réfère le texte de l’Ecclésiaste (3, 19) : " Tous les vivants ont même souffle " ; et celui de la Sagesse (2, 2) : " C’est une fumée et un souffle dans nos narines... " Mais le développement n’est pas le même dans le cas de l’âme : l’homme a l’intelligence, les bêtes n’en ont pas. Il est donc faux de dire : " L’homme n’a rien de plus que l’animal. " Aussi, la fin de l’un et celle de l’autre est-elle la même pour le corps, non pour l’âme.

2. Créer procède, non d’une puissance passive, mais de la seule puissance active du Créateur qui peut faire quelque chose de rien. Ainsi, pouvoir retourner au néant n’implique pas que la créature ait une aptitude à ne plus exister, mais signifie que le Créateur a la puissance de ne plus lui donner l’être. Or être corruptible, c’est avoir cette aptitude à ne plus exister.

3. Penser avec des images est l’opération propre de l’âme qui est unie au corps. Lorsqu’elle en sera séparée, elle aura une manière différente de connaître, analogue à celle des autres substances séparées, comme on le verra plus clairement par la suite.

Article 7

L’âme est-elle de même nature que l’ange ?

Objections : 1. Tout être est orienté à sa fin par la nature de son espèce, qui lui donne une inclination vers cette fin. L’âme et l’ange ont une même fin, la béatitude éternelle. Ils sont donc de la même espèce.

2. La dernière différence spécifique est la plus parfaite dans l’être, car c’est elle qui achève l’essence de l’espèce. Mais rien n’est plus parfait dans l’ange et dans l’âme que l’être intellectuel. Ils ont ainsi même différence spécifique, ils sont donc de même espèce.

3. L’âme ne paraît différer de l’ange que par son union au corps. Celui-ci n’est pas une partie de l’essence de l’âme ; il n’appartient donc pas à son espèce. Par conséquent l’âme et l’ange sont de même espèce.

En sens contraire, les êtres dont les activités propres sont différentes appartiennent à différentes espèces. C’est le cas pour l’âme et pour l’ange. D’après Denys : " Les esprits angéliques possèdent une intelligence simple et heureuse, parce qu’ils n’empruntent pas au monde visible leur connaissance de la divinité. " Il affirme ensuite le contraire au sujet de l’âme humaine. L’âme et l’ange n’appartiennent donc pas à la même espèce.

Réponse : Origène admettait l’identité d’espèce pour les âmes humaines et pour les anges ; car il ne reconnaissait qu’une différence accidentelle dans leur degré de perfection, causée, comme on l’a dit précédemment, par leur libre choix.

Mais cela est impossible, parce que les substances incorporelles ne peuvent se distinguer numériquement les unes des autres sans une différence d’espèce et sans une inégalité naturelle. N’étant pas composées de matière et de forme, mais étant formes subsistantes, elles devront se distinguer par l’espèce. Il est inconcevable qu’une forme séparée ne soit pas unique en chaque espèce. S’il y avait une blancheur séparée de tout sujet, elle serait nécessairement unique ; ainsi telle blancheur ne se distingue de telle autre que parce qu’elle se trouve en tel ou tel sujet. La diversité dans l’espèce est toujours accompagnée d’une inégalité naturelle.

Ainsi, parmi les espèces de couleurs, l’une est plus parfaite que l’autre, et il en est de même ailleurs. La raison en est que les différences qui divisent le genre sont des contraires ; or les contraires ont entre eux le rapport du parfait à l’imparfait, car " le principe de l’opposition par contrariété, c’est la privation et la possession ", selon Aristote.

La conséquence serait la même si les substances incorporelles étaient composées de matière et de forme. Pour distinguer telle matière de telle autre, ou bien il faudra que la forme soit principe de distinction pour la matière ; c’est-à-dire que les matières seront diverses par leur relation à diverses formes, et alors il y aura encore une diversité d’espèce et une inégalité naturelle. Ou bien il faudra que la matière soit le principe de distinction des formes, et dans ce cas une matière ne se distinguera d’une autre que d’après les divisions de la quantité ; mais on n’en trouve pas dans les substances incorporelles telles que l’ange et l’âme. Il est donc impossible que l’ange et l’âme soient de même espèce. On montrera plus loin comment les âmes humaines sont plusieurs en une seule espèce.

Solutions : 1. Cet argument considère la fin prochaine et naturelle d’un être, alors que la béatitude éternelle des esprits est une fin dernière et surnaturelle.

2. L’ultime différence spécifique est la plus parfaite dans l’être, parce qu’elle est la plus déterminée, à la manière dont l’acte est plus parfait que la puissance. Mais " intellectuel " n’est pas ce qu’il y a de plus parfait en ce sens ; car c’est un indéterminé et un universel par rapport à de nombreux degrés d’intellectualité, de même que " sensible ", par rapport aux nombreux degrés de l’être sensible. En conséquence, puisque les êtres sensibles n’appartiennent pas tous à une même espèce, pas davantage tous les êtres intellectuels.

3. Le corps ne fait pas partie de l’essence de l’âme, mais l’âme est, par son essence, apte à être unie au corps. Aussi n’est-ce pas l’âme, à proprement parler, qui appartient à l’espèce, mais le composé. Et le fait même que l’âme, en quelque façon, ait besoin du corps pour agir montre qu’elle est une nature intellectuelle d’un degré inférieur à celui de l’ange, lequel n’est jamais uni à un corps.