Question 88 COMMENT L’ÂME HUMAINE CONNAÎT-ELLE LES RÉALITÉS SUPÉRIEURES A ELLE ? 1. L’âme humaine peut-elle, dans l’état de la vie présente, connaître par elles-mêmes les substances immatérielles que nous appelons anges ? - 2. Peut-elle arriver à les connaître par la connaissance des réalités matérielles ? - 3. Dieu est-il notre premier objet de connaissance ? Article 1 L’âme humaine peut-elle, dans l’état de la vie présente, connaître par elles-mêmes les substances immatérielles ? Objections : 1. Cela paraît possible. S. Augustin dit en effet : " De même que l’esprit recueille la connaissance des réalités corporelles au moyen des sens, ainsi connaît-il des réalités incorporelles par lui-même. " Or ce sont là des substances immatérielles. L’esprit connaît donc les substances immatérielles. 2. Le semblable est connu par le semblable. Or l’esprit humain ressemble plus aux réalités immatérielles qu’aux matérielles, l’esprit étant immatériel lui-même, comme on l’a montré précédemment. Donc, puisque notre esprit connaît les choses qui ont une matière, il connaît à plus forte raison celles qui n’en ont pas. 3. Si les réalités les plus sensibles par nature ne nous donnent pas les sensations les plus intenses, c’est parce que leur intensité détruit le sens. Mais l’intensité des objets intelligibles ne détruit pas l’intelligence, comme il est dit au traité De l’âme. Donc les objets le plus parfaitement intelligibles par nature le sont aussi par rapport à nous. Or, les réalités matérielles ne sont intelligibles que si nous les rendons intelligibles en acte par l’abstraction ; il est évident que les substances le plus intelligibles de soi sont celles qui, par nature, sont immatérielles. Elles sont donc connues par nous bien davantage que les réalités matérielles. 4. Le Commentateur dit que si les substances séparées ne pouvaient être connues de nous, la nature aurait travaillé inutilement ; car elle aurait fait qu’une chose naturellement intelligible ne serait pas connue de quelque intellect. Or la nature ne fait rien inutilement ou en vain. Les substances immatérielles sont donc accessibles à notre intelligence. 5. Le rapport qui unit le sens et le sensible se retrouve entre l’intellect et l’intelligible. Or, par la vue, nous pouvons voir tous les corps, les corps célestes incorruptibles, et les corps inférieurs corruptibles. Donc notre intellect peut comprendre toutes les substances intelligibles, même celles qui sont supérieures à l’âme, et immatérielles. En sens contraire, il est écrit au livre de la Sagesse (9, 16) : " Qui pénétrera ce qui est dans les cieux ? " Or on dit que ces substances spirituelles sont dans les cieux, selon le texte de S. Matthieu (18, 10) : " Leurs anges dans les cieux, etc. " Les substances immatérielles ne peuvent donc être connues par le moyen d’une recherche humaine. Réponse : Selon la doctrine de Platon, non seulement les substances immatérielles sont connues de nous, mais encore elles sont le premier objet de notre connaissance. Pour lui, en effet, les formes immatérielles subsistantes, qu’il appelle " idées ", sont les objets propres de notre intelligence, et par suite sont connues par nous premièrement et directement. L’âme arrive cependant à la connaissance des choses matérielles, pour autant que l’imagination et le sens se mêlent à l’intellect. C’est pourquoi plus l’intellect en est purifié, mieux il perçoit la vérité des réalités immatérielles. Mais, selon la doctrine d’Aristote, plus conforme à notre expérience, notre intellect possède dans son état actuel un rapport naturel avec les natures des réalités matérielles ; aussi ne connaît-il rien sans avoir recours aux images comme nos exposés l’ont montré. Quant aux substances immatérielles qui ne tombent pas premièrement et directement sous le sens et l’imagination, selon la connaissance expérimentale que nous avons, il est évident que l’intellect ne peut les atteindre. Pour Averroès, cependant, l’homme peut parvenir finalement, dès cette vie, à connaître les substances séparées, parce que nous sommes en continuité, en union avec une substance séparée qu’il nomme " intellect agent ". Celui-ci, parce qu’il est une substance séparée, connaît naturellement les autres substances séparées. Quand l’union entre lui et nous sera si parfaite que nous pourrons par lui connaître en perfection, nous atteindrons nous aussi les substances séparées, de même que nous connaissons les réalités matérielles par l’intellect possible qui nous est uni. - Voici comment il conçoit l’union de l’intellect agent avec nous : c’est un fait que nous connaissons au moyen de l’intellect agent et des objets intelligibles contemplés, comme on le voit à notre connaissance des conclusions par le moyen de principes d’abord connus ; il est donc nécessaire que l’intellect agent soit avec les objets connus dans le rapport d’une cause principale avec ses instruments, ou de la forme avec la matière. Selon ces deux modes, on attribue une certaine action aux deux principes : à la cause principale et à l’instrument, comme l’action de couper à l’artisan et à la scie ; à la forme et au sujet matériel, comme l’action de chauffer, à la chaleur et au feu. Mais dans les deux modes, l’intellect agent est par rapport aux objets connus comme une perfection par rapport au sujet perfectible, comme l’acte par rapport à la puissance. Or la perfection et son effet sont reçus simultanément dans un sujet ; par exemple, dans la pupille, la lumière et l’objet visible en acte. Donc la lumière de l’intellect agent et les objets intelligibles sont reçus simultanément dans l’intellect possible. Et plus nous recevons de ces intelligibles, plus nous approchons de l’union parfaite avec l’intellect agent. Ainsi, quand nous connaîtrons tous les intelligibles, l’union sera parfaite et par l’intellect agent nous pourrons connaître toutes les réalités matérielles et immatérielles. Et c’est en cela qu’Averroès met la félicité ultime de l’homme. - Peu importe, dans la question qui nous occupe, que, dans cet état de félicité, ce soit l’intellect possible qui connaisse les substances séparées, par l’effet de l’intellect agent, selon l’opinion d’Averroès ; ou bien selon l’opinion qu’il prête à Alexandre d’Aphrodise, que l’intellect possible ne connaissant jamais ces substances en raison de sa nature corruptible, ce soit l’homme qui les connaisse au moyen de l’intellect agent. Mais cette position ne tient pas. 1. Si l’intellect agent est une substance séparée, il est. impossible que nous connaissions formellement par elle. Car un principe actif agit formellement par sa forme et son acte ; tout principe actif agit en tant qu’il est en acte. On a dit la même chose en traitant de l’intellect possible. 2. Si l’intellect agent était une substance séparée, il ne nous serait pas uni par sa substance, mais seulement par sa lumière, en tant que celle-ci est participée par les intelligences spéculatives, mais non sous le rapport des autres opérations de l’intellect agent, ce qui nous donnerait le pouvoir de connaître les substances immatérielles. Ainsi, quand nous voyons les couleurs illuminées par le soleil, ce n’est pas la substance de cet astre qui nous est unie, de telle sorte que nous puissions accomplir ses opérations ; c’est seulement sa lumière qui s’unit à nous, pour permettre de voir les couleurs. 3. Même si la substance de l’intellect agent nous était unie selon le mode décrit ci-dessus, ces philosophes n’admettent pas que cet intellect nous soit parfaitement uni pour un ou deux intelligibles, mais pour tous les objets intelligibles considérés. Mais la multitude de ces objets dépasse la capacité de l’intellect agent ; car la connaissance des substances séparées est bien supérieure à la connaissance de tous les êtres matériels. Il est donc évident que même si tous ces êtres matériels étaient connus, l’intellect agent ne nous serait pas uni de telle sorte qu’il nous donnât le pouvoir de connaître les substances séparées. 4. Il n’est guère possible qu’un homme connaisse en ce monde tous les êtres matériels. Alors, personne n’arriverait au bonheur, ou ce ne serait que le petit nombre. Mais cela va contre l’opinion d’Aristote qui dit dans l’Éthique : " Le bonheur est un bien commun à tous ceux qui sont doués pour la vertu. " De plus, il est contraire à la raison que la fin d’une espèce ne soit atteinte que par un petit nombre des individus qui appartiennent à cette espèce. 5. Le Philosophe dit expressément que " le bonheur est l’activité conforme à la vertu parfaite ". Et après avoir énuméré de nombreuses vertus, il conclut que le bonheur achevé, qui consiste à connaître les objets intelligibles les plus élevés, procède de la vertu de sagesse, dont il avait fait la première des sciences spéculatives. Il est donc évident que pour Aristote le bonheur parfait consiste dans la connaissance des substances séparées telle qu’on peut l’obtenir par les sciences spéculatives et non par une relation de continuité avec l’intellect agent, telle que certains philosophes l’ont imaginée. 6. On a démontré précédemment que l’intellect agent n’est pas une substance séparée, mais une faculté de l’âme qui est puissance active par rapport aux objets pour lesquels l’intellect possible est puissance réceptrice. Car, d’après Aristote, l’intellect possible est " un principe qui permet à l’âme de devenir toutes choses ", et l’intellect agent est " un principe qui lui permet de les faire toutes ". L’une et l’autre faculté n’ont pour objet, dans la vie présente, que les réalités matérielles ; l’intellect agent en fait des objets intelligibles en acte, et ils sont reçus dans l’intellect possible. Donc, dans la vie présente, nous ne pouvons connaître en elles-mêmes les substances séparées, ni par l’intellect possible ni par l’intellect agent. Solutions : 1. On peut conclure de ce texte de S. Augustin que la connaissance des réalités incorporelles est accessible à notre esprit par la connaissance qu’il a de lui-même. C’est si vrai que, d’après les philosophes, la science de l’âme est un point de départ pour la connaissance des substances séparées. Car, du fait qu’elle se connaît elle-même, notre âme parvient à une certaine connaissance des substances incorporelles, comme il lui arrive d’en posséder. Cela ne fait pas qu’elle les connaisse d’une manière absolue et parfaite en se connaissant elle-même. 2. Une similitude de nature n’est pas une raison suffisante pour connaître. Autrement il faudrait dire avec Empédocle que l’âme est de la nature de toutes les choses, pour les connaître toutes. Mais il est requis que la ressemblance de la réalité connue se trouve dans le sujet connaissant à la manière d’une forme. Or l’intellect possible, dans la vie présente, est apte à recevoir les similitudes des réalités matérielles par abstraction des images. C’est pourquoi il connaît davantage les réalités sensibles que les substances immatérielles. 3. Il faut qu’il y ait proportion entre l’objet et la puissance connaissante, par exemple celle d’actif à passif, de perfection à perfectible. Donc, si les objets sensibles trop intenses ne sont pas perçus par le sens, ce n’est pas seulement parce qu’ils lèsent les organes, mais parce qu’ils ne sont pas proportionnés aux puissances sensibles. De même les substances immatérielles ne sont pas proportionnées à notre intellect dans la vie présente, de sorte qu’elles ne peuvent être connues par lui. 4. Cette opinion du Commentateur est fausse de bien des manières. 1. Du fait que les substances séparées ne sont pas connues par nous, il ne s’ensuit pas qu’elles soient inaccessibles à toute intelligence ; en effet elles se connaissent elles-mêmes, et se connaissent les unes les autres. - 2. Les substances séparées n’ont pas pour fin d’être connues par nous. On dit qu’une chose existe en vain, inutilement, lorsqu’elle n’atteint pas sa propre fin. On ne pourrait donc pas conclure que les substances immatérielles existent en vain, même si nous ne les connaissons en aucune façon. 5. Le sens connaît tous les corps, supérieurs ou inférieurs, de la même manière, c’est-à-dire par une modification organique due à l’objet sensible. Or, les substances matérielles que notre intelligence connaît par abstraction ne sont pas connues de la même manière que les substances immatérielles ; on ne peut en effet connaître celles-ci par abstraction, puisqu’elles n’ont pas d’images. Article 2 Notre intelligence peut-elle arriver à connaître les substances spirituelles par la connaissance des réalités matérielles ? Objections : 1. Cela parait possible. Selon Denys " l’esprit humain ne peut être élevé à la contemplation immatérielle des hiérarchies célestes qu’en se servant d’un intermédiaire matériel ". Il reste donc que nous pouvons être conduits par les réalités sensibles à la connaissance des substances spirituelles. 2. La science se trouve dans l’intellect. Or il y a des sciences et des définitions concernant les substances immatérielles. Ainsi, le Damascène définit l’ange, et l’on donne certains renseignements sur les anges dans les traités de théologie et de philosophie. Nous pouvons donc connaître les substances immatérielles. 3. L’âme humaine appartient au genre des substances immatérielles. Or nous pouvons connaître notre âme, au moyen de l’acte par lequel elle connaît les choses sensibles. De même pouvons-nous connaître les autres substances immatérielles par leurs effets dans les réalités matérielles. 4. La seule cause qui ne puisse être connue par ses effets est celle qui est infiniment distante de ces effets. Or cela n’appartient qu’à Dieu. Donc les autres substances immatérielles peuvent être connues par nous au moyen des choses sensibles. En sens contraire, selon Denys, " on ne peut comprendre ni l’intelligible par le sensible, ni le simple par le composé, ni l’incorporel par le corporel ". Réponse : Au dire d’Averroès, il y eut un philosophe du nom d’Avempace, pensant qu’il nous était possible, selon les vrais principes de la philosophie, d’arriver à connaître les substances spirituelles par la connaissance des substances matérielles. Notre intelligence étant capable par nature d’abstraire de la matière l’essence de la réalité matérielle, on pourra, s’il demeure quelque matérialité en cette essence, procéder à une nouvelle abstraction. Et comme on ne peut le faire indéfiniment, on arrivera à une essence qui sera absolument sans matière. Et c’est en quoi consiste la connaissance de la substance immatérielle. Ce raisonnement serait valable si les substances immatérielles étaient les formes des réalités sensibles, selon la doctrine platonicienne. Mais si ce n’est pas vrai, et s’il est admis que les substances immatérielles sont absolument autre chose que les essences des réalités sensibles, notre intelligence pourra abstraire aussi parfaitement que ce soit ces essences de la matière sans atteindre jamais quelque chose de semblable à une substance immatérielle. Nous ne pouvons donc connaître parfaitement ces substances spirituelles au moyen des substances sensibles. Solutions : 1. Nous pouvons nous élever par les réalités matérielles à une certaine connaissance des réalités immatérielles, mais non à une connaissance parfaite. Car il n’y a pas un rapport suffisant entre les deux ordres de réalités ; les analogies qu’on peut prendre des choses matérielles pour comprendre les êtres immatériels sont fort lointaines, d’après Denys. 2. Lorsque, dans les sciences, on traite des réalités supérieures, c’est surtout par voie de négation. Ainsi Aristote décrit-il les corps célestes en leur déniant les propriétés des corps inférieurs. A plus forte raison ne connaissons-nous pas les substances spirituelles en saisissant leur essence. Mais les doctrines qu’on expose à leur sujet dans les sciences spéculatives sont obtenues par une méthode négative, ou par quelque rapport qu’elles soutiennent avec les choses matérielles. 3. L’âme humaine se connaît elle-même par son acte d’intelligence, qui est son acte propre, et révèle parfaitement sa capacité et sa nature. Mais elle ne peut, ni par ce moyen ni par les autres données d’origine matérielle parvenir à une connaissance de ce genre pour les substances spirituelles. Car ces divers moyens sont inadéquats à ce que sont ces dernières. 4. Les substances immatérielles créées n’appartiennent pas au même genre réel que les substances matérielles, parce que puissance et matière ne s’y trouvent pas au même titre ; cependant elles appartiennent au même genre logique, car elles sont aussi dans le prédicament " substance ", puisque leur essence est distincte de leur être. Mais Dieu n’a en commun avec les réalités matérielles ni genre réel, ni genre logique, car il n’est en aucune façon, dans un genre, nous l’avons déjà dit. On peut donc, au moyen des similitudes des réalités matérielles, connaître quelque chose de positif sur les anges, sous le rapport du genre qui est commun, mais non sous le rapport de l’espèce ; sur Dieu, ce n’est pas du tout possible. Article 3 Dieu est-il notre premier objet de connaissance ? Objections : 1. Il semble que Dieu soit ce qui est connu d’abord par l’esprit humain. En effet, ce en quoi tout le reste est connu, et au moyen de quoi nous en jugeons, est notre premier objet de connaissance ; comme la lumière pour l’œil, comme les premiers principes pour l’intelligence. Or, c’est dans la lumière de la vérité première que nous connaissons toutes choses, et que nous en jugeons, dit S. Augustin. Dieu est donc pour nous le premier objet de connaissance. 2. " Ce qui fait qu’une chose est telle l’est lui-même encore davantage. " Or Dieu est la cause de toutes nos connaissances. Il est en effet " la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ", selon S. Jean (1, 9.) Dieu est donc pour nous le premier et le plus haut objet de connaissance. 3. Ce qui est connu premièrement dans une image, c’est le modèle sur lequel l’image est formée. Or notre esprit est à l’image de Dieu. Donc ce qui est connu d’abord dans notre esprit, c’est Dieu. En sens contraire, " Dieu, personne ne l’a jamais vu ", dit S. Jean (1, 18). Réponse : Puisque l’intelligence humaine ne peut, dans la vie présente, connaître les substances immatérielles créées, on vient de le voir, elle pourra bien moins encore connaître l’essence de la substance incréée. Il faut donc affirmer absolument que Dieu n’est pas pour nous le premier objet connu, mais bien plutôt que nous parvenons à le connaître au moyen des créatures, selon S. Paul (Rm 1,20) : " Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence au moyen de ses œuvres. " Mais ce qui est connu premièrement par nous, dans la vie présente, c’est l’essence de la réalité matérielle, qui est l’objet de notre intelligence, comme nous l’avons affirmé bien des fois. Solutions : 1. Nous connaissons et jugeons toutes choses à la lumière de la vérité première, pour autant que la lumière même de notre intelligence, possédée par nature et par grâce, n’est rien d’autre qu’un reflet de cette vérité première, comme nous l’avons dit antérieurement. Or la lumière de notre intelligence n’est pas pour elle un objet, mais un moyen de connaissance. Donc, Dieu est bien moins encore pour notre intelligence le premier objet connu. 2. Ce principe ne s’applique, comme on l’a dit, qu’à des réalités du même ordre. Or Dieu est cause de tout ce qui est connu, non comme premier objet de connaissance, mais comme cause première de toute faculté connaissante. 3. S’il y avait en notre âme une image parfaite de Dieu, de même que le Fils est l’image parfaite du Père, notre esprit connaîtrait Dieu immédiatement. Mais cette image est imparfaite. Donc le raisonnement ne vaut pas. |