Question 94

LA CONDITION DU PREMIER HOMME QUANT À L’INTELLIGENCE

Nous allons étudier l’état ou condition du premier homme. D’abord quant à l’âme, (Q. 94-96), puis quant au corps (Q. 97-101).

En ce qui concerne l’âme, nous examinerons successivement la condition de l’homme quant à l’intelligence (Q. 94) et quant à la volonté (Q. 95-96).

1. Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence ? - 2. A-t-il pu voir les substances séparées, c’est-à-dire les anges ? - 3. A-t-il eu la science de toutes choses ? - 4. A-t-il pu se tromper ou être trompé ?

Article 1

Le premier homme a-t-il vu Dieu dans son essence ?

Objections : 1. La béatitude de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine. Or le premier homme " lorsqu’il vivait dans le Paradis, eut une vie bienheureuse et riche de tous les biens ", nous dit S. Jean Damascène. Et S. Augustin écrit : " Si les hommes éprouvaient les sentiments que nous avons maintenant, comment auraient-ils été bienheureux dans ce séjour d’inexprimable béatitude, le Paradis ? " Donc le premier homme dans le Paradis avait la vision de Dieu dans son essence.

2. S. Augustin dit qu’au premier homme " il ne manquait aucune des choses que peut obtenir une volonté bonne ". Or une volonté bonne ne peut rien obtenir de mieux que la vision de l’essence divine. Donc l’homme avait la vision de Dieu dans son essence.

3. La vision de Dieu dans son essence est celle où l’on voit Dieu sans intermédiaire et sans énigme. Or l’homme dans l’état d’innocence voyait Dieu sans intermédiaire. Pierre Lombard le ditd. Il le voyait aussi sans énigme, car qui dit énigme, dit obscurité, comme le fait remarquer S. Augustine : mais l’obscurité a été introduite par le péché. Donc l’homme dans son premier état avait la vision de Dieu dans son essence.

En sens contraire, S. Paul dit (1 Co 15, 46) " Ce n’est pas le spirituel qui vient d’abord, mais le psychique. " Mais rien n’est plus spirituel que d’avoir la vision de Dieu. Donc le premier homme, en son premier état de vie psychique, n’avait pas la vision de Dieu dans son essence.

Réponse : Le premier homme n’avait pas la vision de Dieu selon le régime commun de sa vie d’alors ; peut-être pourrait-on dire qu’il l’a vu dans un ravissement lorsque, d’après la Genèse (2, 21), " Dieu fit tomber un profond sommeil sur Adam ".

En voici la raison. Puisque l’essence divine est la béatitude même, l’intelligence de celui qui voit l’essence divine est dans la même situation par rapport à Dieu que n’importe quel homme par rapport à la béatitude. Or, il est évident que nul homme ne peut par sa volonté se détourner de la béatitude ; car c’est d’un mouvement naturel et de façon nécessaire que l’homme veut la béatitude et fuit le malheur. Aussi nul homme, voyant Dieu dans son essence, ne peut par sa volonté se détourner de Dieu, ce qui est pécher. Et c’est pourquoi tous ceux qui voient Dieu dans son essence sont fixés dans l’amour de Dieu de telle façon qu’ils ne peuvent plus jamais pécher. Donc, puisqu’Adam a péché, il est manifeste qu’il ne voyait pas Dieu dans son essence.

Il connaissait pourtant Dieu d’une connaissance plus haute que la nôtre ; et ainsi sa connaissance était en quelque sorte intermédiaire entre celle de l’état présent et celle de la patrie, où l’on voit Dieu dans son essence. Pour en être certain il faut remarquer que la vision de Dieu par son essence s’oppose à la vision de Dieu par l’intermédiaire de la créature. Or plus une créature est élevée et semblable à Dieu, plus Dieu est vu clairement par son intermédiaire, de même qu’un homme est mieux vu dans un miroir où son image se reflète de façon plus distincte. Ainsi, il est clair que Dieu est vu de façon bien supérieure par l’intermédiaire des effets intelligibles que par celui des effets sensibles et corporels. Mais l’homme est empêché, dans son état présent, de considérer entièrement et lucidement les effets spirituels parce qu’il est tiraillé par les objets sensibles qui l’assiègent. Pourtant, dit l’Ecclésiastique (7, 30) : " Dieu a fait l’homme droit. " Cette rectitude consistait chez l’homme, tel qu’il avait été constitué par Dieu, en ce que les choses inférieures étaient soumises aux supérieures et que celles-ci n’étaient pas empêchées par celles-là. C’est pourquoi le premier homme n’était pas empêché par les choses extérieures de contempler avec clarté et persévérance les effets intelligibles que lui procurait l’irradiation de la vérité première, soit par connaissance naturelle, soit par connaissance de grâce. Aussi S. Augustin dit-il : " Peut-être Dieu parlait-il auparavant avec les premiers hommes comme il le fait avec les anges, en illuminant leur esprit de l’immuable vérité elle-même, ... bien que ce ne fût pas par une aussi grande participation de l’essence divine que celle dont les anges bénéficient. " Ainsi donc, par de tels effets intelligibles, le premier homme connaissait Dieu plus clairement que nous ne le connaissons maintenant.

Solutions : 1. Au Paradis, l’homme était bienheureux, mais non de la béatitude parfaite dans laquelle il devait être transféré et qui consiste dans la vision de l’essence divine. Il possédait pourtant, dit S. Augustin, " une vie bienheureuse dans une certaine mesure ", en tant qu’il jouissait de l’intégrité et d’une certaine perfection conformes à sa nature.

2. La volonté bonne est une volonté ordonnée. Et la volonté du premier homme n’eût pas été ordonnée, si elle avait voulu posséder dans l’état de mérite ce qui lui avait été promis comme récompense.

3. Il y a deux sortes d’intermédiaires dans la connaissance. Dans l’un, on voit en même temps que lui ce que l’on voit grâce à lui, comme lorsqu’on voit un homme dans un miroir et qu’on le voit en même temps que le miroir. L’autre intermédiaire est celui dont la connaissance nous permet de parvenir à quelque chose d’inconnu, par exemple le moyen terme d’une démonstration. Dans l’état d’innocence on voyait bien Dieu sans cette deuxième sorte d’intermédiaire, mais non sans la première. En effet, le premier homme n’avait pas besoin de parvenir à la connaissance de Dieu par l’intermédiaire d’une démonstration tirée de quelque effet, comme cela nous est nécessaire ; mais c’est simultanément dans les effets, surtout intelligibles, qu’à sa mesure il connaissait Dieu.

Il faut faire une distinction semblable pour l’obscurité impliquée dans le mot " énigme ". Selon un premier sens, toute créature est quelque chose d’obscur comparée à l’immensité de la clarté divine ; et en ce sens Adam voyait Dieu en énigme, car il voyait Dieu à travers un effet créé. Mais un second sens fait penser à l’obscurité consécutive au péché, en ce que l’homme est retenu de considérer les choses intelligibles par l’accaparement des choses sensibles ; et en ce sens Adam ne voyait pas Dieu en énigme.

Article 2

Le premier homme a-t-il pu voir les substances séparées, c’est-à-dire les anges ?

Objections : 1. Il semblerait qu’Adam dans l’état d’innocence a vu les anges dans leur essence. Car S. Grégoire affirme : " Certes, dans le Paradis, l’homme jouissait constamment de la parole de Dieu et se mêlait aux esprits des bons anges par la pureté du cœur et la sublimité de la vision. "

2. L’âme dans l’état présent est empêchée de connaître les substances séparées, parce qu’elle est unie à un corps corruptible, qui " appesantit l’âme " (Sg 9, 15). C’est pourquoi l’âme séparée peut voir les substances séparées, ainsi qu’on l’a dit précédemment. Or l’âme du premier homme n’était pas appesantie par le corps, puisque celui-ci n’était pas corruptible. Donc elle pouvait voir les substances séparées.

3. Une substance séparée en connaît une autre en se connaissant elle-même, comme il est dit dans le Livre des Causes. Or l’âme du premier homme se connaissait elle-même. Donc elle connaissait les substances séparées.

En sens contraire, l’âme d’Adam était de la même nature que nos âmes. Or nos âmes ne peuvent pas maintenant saisir intellectuellement les substances séparées. Donc l’âme du premier homme non plus.

Réponse : On peut distinguer les états de l’âme selon deux points de vue. Le premier correspond aux divers modes de l’existence naturelle ; c’est ainsi qu’on distingue l’état de l’âme séparée et l’état de l’âme unie au corps. L’autre point de vue est celui de l’intégrité et de la corruption à l’intérieur du même mode d’être naturel, et c’est de cette façon qu’on distingue l’état d’innocence et l’état de l’homme après le péché. En effet, dans l’état d’innocence l’âme humaine était préparée, comme maintenant, à donner au corps sa perfection et à le gouverner ; aussi est-il écrit que le premier homme devint une " âme vivante ", c’est-à-dire donnant à un corps la vie animale. Mais elle possédait l’intégrité de cette vie, en tant que le corps était totalement soumis à l’âme, ne la gênant en rien, comme on l’a dit plus haut. Or, il est manifeste d’après ce que nous avons déjà établi, que si l’âme est préparée à gouverner et à perfectionner un corps selon la vie animale, elle doit avoir le mode de vie intellectuelle correspondant, c’est-à-dire une connaissance par conversion vers les images. Aussi ce mode de connaissance convenait-il également à l’âme du premier homme.

Mais selon ce type de connaissance intellectuelle, on trouve, dit Denys, trois degrés dans le mouvement de l’âme. Le premier degré pour l’âme consiste à se rejoindre elle-même à partir des choses extérieures ; le deuxième à s’élever de manière à s’unir aux " puissances supérieures unifiées ", qui sont les anges ; le troisième à se laisser conduire encore au-delà vers le bien qui les dépasse tous et qui est Dieu. Dans la première démarche, qui va des choses extérieures à l’âme elle-même, la connaissance de l’âme atteint sa perfection. Car l’opération intellectuelle de l’âme est naturellement ordonnée aux choses extérieures, comme on l’a dit précédemment ; aussi est-ce par la connaissance de ces choses que l’on peut connaître parfaitement notre opération intellectuelle, comme on connaît l’acte par l’objet. Et par cette opération intellectuelle, on peut connaître parfaitement l’intelligence humaine, comme on connaît la puissance par son acte propre. Mais dans la deuxième démarche, on ne trouve pas de connaissance parfaite. Puisque l’ange ne connaît pas par conversion vers les images, mais de façon bien plus éminente, comme on l’a vu antérieurement, cette façon de connaître selon laquelle l’âme se connaît elle-même, ne conduit pas de façon suffisante à la connaissance de l’ange. La troisième démarche aboutit encore beaucoup moins à une connaissance parfaite, car les anges eux-mêmes en se connaissant ne peuvent parvenir à la connaissance de la substance de Dieu, à cause de sa transcendance.

Ainsi donc l’âme du premier homme ne pouvait pas voir les anges selon leur essence. Cependant il possédait à leur sujet un mode de connaissance plus excellent que le nôtre, car sa connaissance était plus certaine et plus stable en ce qui concerne les réalités intelligibles intérieures. Et c’est à cause de cette si grande supériorité que S. Grégoire dit que le premier homme se trouvait " au milieu des esprits angéliques ".

Solutions : 1. Cela résout la première objection.

2. Si l’âme du premier homme n’atteignait pas à la saisie intellectuelle des substances séparées, ce n’est pas parce qu’elle était appesantie par le corps ; cela tenait au fait que son objet connaturel n’atteignait pas à l’excellence des substances séparées. Quant à nous, nous souffrons de cette double déficience.

3. L’âme du premier homme ne pouvait pas, en se connaissant elle-même, parvenir à connaître les substances séparées ; on vient de le dire, car chaque substance séparée connaît les autres selon son mode à elle.

Article 3

Le premier homme a-t-il eu la science de toutes choses ?

Objections : 1. Le premier homme aurait eu cette science soit par des espèces acquises, soit par des espèces infuses. Or ce ne fut pas par des espèces acquises ; en effet une telle connaissance est causée par l’expérience, dit Aristote ; mais le premier homme n’avait pas à ce moment fait l’expérience de toutes les réalités. Ce n’était pas non plus par des espèces connaturelles, car il était de la même nature que nous ; or notre âme est " comme une tablette où il n’y a rien d’écrit ", dit le traité De l’Âme. Et s’il l’avait eu par des espèces infuses, sa science des choses n’aurait pas été de même structure que la nôtre, acquise à partir des choses.

2. Tous les individus de la même espèce ont la même façon d’acquérir leur perfection. Mais les autres hommes n’ont pas dès le début la science de toutes choses ; ils l’acquièrent dans la succession du temps, chacun à sa façon. Par conséquent Adam non plus n’a pas eu la science de toutes choses dès le moment où il fut formé.

3. L’état de la vie présente est accordé à l’homme pour qu’il y fasse des progrès aussi bien dans l’ordre de la connaissance que dans celui du mérite ; c’est pour cela, semble-t-il, que l’âme a été unie au corps. Mais l’homme, en cet état, aurait fait des progrès dans l’ordre du mérite. Par conséquent il en aurait fait aussi dans l’ordre de la science. C’est donc qu’il n’avait pas la science de toutes choses.

En sens contraire, il y a le fait qu’il donna des noms aux animaux, selon la Genèse (2, 20). Or les noms doivent s’accorder avec les natures des choses. Donc Adam connaissait les natures de tous les animaux, et pour la même raison il faut dire qu’il avait la science de toutes les autres réalités.

Réponse : Selon l’ordre naturel, le parfait précède l’imparfait, de même que l’acte précède la puissance, car les choses qui sont en puissance ne sont amenées à l’acte que par un être en acte. Et comme les choses ont été instituées par Dieu à l’origine non seulement pour avoir l’existence en elles-mêmes, mais aussi pour être les principes d’autres êtres, elles ont été produites dans l’état parfait où elles pourraient être principes d’autres êtres. Or l’homme est principe d’un autre, non seulement par la génération corporelle, mais aussi par l’instruction et le gouvernement. Et c’est pourquoi, de même que le premier homme fut établi dans un état de perfection corporelle, afin de pouvoir engendrer aussitôt, de même il fut également établi dans un état parfait quant à l’âme, afin de pouvoir aussitôt instruire et gouverner les autres.

Or on ne peut instruire si l’on ne possède pas la science. Et c’est pourquoi le premier homme fut établi par Dieu dans la possession de la science concernant toutes les choses dont l’homme peut être instruit : tout ce qui existe virtuellement dans les premiers principes immédiatement connus, c’est-à-dire tout ce que les hommes peuvent naturellement connaître. D’autre part, pour gouverner sa vie personnelle et celle des autres, on a besoin de connaître non seulement ce qui peut être connu naturellement, mais aussi les choses qui dépassent la connaissance naturelle, car la vie de l’homme est ordonnée à une fin surnaturelle ; ainsi, pour gouverner notre vie, nous avons besoin de connaître les choses de la foi. Aussi en matière surnaturelle le premier homme reçut-il toute la connaissance qui était nécessaire pour gouverner la vie humaine selon cet état. Mais les autres choses, celles qui ne sont ni connaissables par l’application naturelle de l’homme, ni nécessaires à la condition de la vie humaine, le premier homme ne les connaissait pas : par exemple les pensées des hommes, les futurs contingents et certaines données singulières comme combien de cailloux se trouvent dans le fleuve, etc.

Solutions : 1. Le premier homme avait la science de toutes choses grâce à des espèces infusées par Dieu. Il ne faut pas en conclure pourtant que cette science était d’une autre structure que la nôtre, pas plus que les yeux donnés par le Christ à l’aveugle-né n’étaient d’une autre structure que les yeux produits par la nature.

2. Adam, en sa qualité de premier homme, devait posséder un élément de perfection qui ne convient pas aux autres hommes, comme cela se voit par ce que nous venons de dire.

3. Quant à la science des choses naturellement connaissables, Adam n’aurait pas progressé pour le nombre des choses connues, mais pour la façon de connaître ; car ce qu’il savait intellectuellement, il l’aurait connu dans la suite par expérience. Quant aux connaissances surnaturelles, il aurait progressé aussi au point de vue du nombre, par des révélations nouvelles, de même que les anges progressent par de nouvelles illuminations. Cependant, le progrès en mérite et le progrès en science sont différents, car un homme n’est pas pour un autre principe de mérite comme il est principe de science.

Article 4

Le premier homme a-t-il pu se tromper ou être trompé ?

Objections : 1. Il semble que l’homme dans l’état primitif aurait pu se tromper. En effet, S. Paul dit (1 Tm 2, 14) : " C’est la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression. "

2. Pierre Lombard’ enseigne que " si la femme n’a pas tremblé en entendant le serpent parler, c’est qu’elle estima qu’il avait reçu de Dieu l’usage de la parole ". Mais c’était là une erreur. Donc la femme s’est trompée avant le péché.

3. Il est naturel que plus une chose semble éloignée, plus elle semble petite. Mais la nature de l’œil n’a pas été réduite par le péché. Donc ce phénomène se serait produit aussi dans l’état d’innocence. Par conséquent l’homme se serait trompé sur les dimensions de ce qu’il voyait, comme maintenant.

4. S. Augustin dit que dans le sommeil l’âme croit aux apparences comme à la réalité elle-même. Mais l’homme dans l’état d’innocence aurait mangé, et par conséquent il aurait dormi et rêvé. Donc il se serait trompé en croyant aux apparences comme à la réalité.

5. Le premier homme n’aurait pas connu les pensées des hommes et les futurs contingents, comme on vient de le dire. Donc si quelqu’un lui avait dit quelque chose de faux sur ces matières, il aurait été trompé.

En sens contraire, S. Augustin enseigne " Approuver comme vraies des choses fausses est le fait non pas de la nature de l’homme tel qu’il fut créé, mais du châtiment de l’homme condamné. "

Réponse : Certains ont affirmé que l’on pouvait reconnaître deux sens au mot " erreur " : d’abord celui de n’importe quelle appréciation superficielle qui fait adhérer à ce qui est faux comme étant vrai, mais sans assentiment de vraie croyance ; ensuite l’erreur désignerait une croyance ferme. Donc, quant aux choses dont Adam avait la science, il n’aurait pu se laisser tromper dans aucun de ces deux sens. Mais pour celles dont il n’avait pas la science, il aurait pu faire erreur, en prenant ce mot au sens large de n’importe quelle appréciation sans assentiment bien arrêté. On disait cela parce qu’avoir une appréciation fausse dans de telles conditions n’est pas nuisible à l’homme et que, si cet assentiment est donné sans témérité, il n’est pas coupable.

Mais cette thèse ne peut se concilier avec l’intégrité du premier état, car, dit S. Augustin, dans cet état " on évitait paisiblement le péché et, tant que cela durait, il ne pouvait y avoir absolument aucun mal ". Or, c’est manifeste, comme le vrai est le bien de l’intelligence, de même le faux est son mal, dit Aristote. Aussi n’est-il pas possible, tant que durait l’innocence, que l’intelligence de l’homme donnât son acquiescement à quelque chose de faux comme si c’eût été vrai. De même en effet que dans les membres corporels du premier homme il pouvait y avoir absence de quelque perfection, par exemple la clarté des corps glorieux, mais qu’aucun mal ne pouvait s’y trouver ; de même dans l’intelligence il pouvait y avoir absence de quelque connaissance, mais il ne pouvait s’y trouver aucune appréciation fausse.

La rectitude de ce premier état aboutit à la même conclusion : aussi longtemps que l’âme resterait soumise à Dieu, les forces inférieures de l’homme resteraient soumises aux forces supérieures, et celles-ci ne seraient pas entravées par celle-là. Or il est clair, d’après ce qui a déjà été dit, que l’intellect est toujours dans le vrai par rapport à son objet propre. Aussi ne tombe-t-il jamais de lui-même dans l’erreur ; toute erreur provient dans l’intelligence d’un élément inférieur, par exemple l’imagination ou quelque faculté semblable. Nous voyons donc que lorsque notre pouvoir naturel de juger n’est pas paralysé, nous ne sommes pas induits en erreur par des apparences de ce genre, mais seulement lorsqu’il est paralysé, comme c’est évident chez les dormeurs. Et ainsi il est manifeste que la rectitude de l’état primitif n’était compatible avec aucune erreur d’ordre intellectuel.

Solutions : 1. Cette " séduction " de la femme a sans doute précédé son péché d’action, mais elle était consécutive à un péché d’orgueil intérieur. En effet S. Augustin dit : " La femme ne croirait pas aux paroles du serpent... si elle n’avait déjà dans l’esprit l’amour de sa propre puissance et une certaine présomption orgueilleuse à son propre sujet. "

2. La femme a estimé que le serpent avait reçu cet usage de la parole, non par voie naturelle, mais par une opération surnaturelle. Mais on n’est pas obligé de suivre sur ce point l’autorité de Pierre Lombard.

3. Si quelque réalité avait été représentée aux sens ou à l’imagination du premier homme autrement qu’elle n’était en vérité, l’homme ne se serait pourtant pas trompé, car par sa raison il aurait discerné la vérité.

4. Ce qui se produit pendant le sommeil n’est pas imputé à l’homme, car il n’a pas l’usage de la raison, ce qui est l’acte propre de l’homme.

5. Si quelqu’un était venu lui dire quelque chose de faux concernant les futurs contingents ou les pensées des cœurs, l’homme dans l’état d’innocence n’aurait pas cru que les choses étaient ainsi, mais seulement que cela était possible, et cela n’eût pas été une appréciation fausse. - On peut dire aussi que Dieu lui aurait donné son secours pour lui éviter de se tromper dans les choses dont il n’avait pas la science. Et il n’y a pas à faire instance contre cela, comme font certains, en disant que, dans la tentation, l’homme n’a pas reçu ce secours pour être préservé de l’erreur, alors que c’est à ce moment qu’il en avait le plus grand besoin. Car le péché s’était déjà produit dans son esprit, et il n’eut pas recours au secours divin.