Question 98 LA GÉNÉRATION Il faut considérer maintenant ce qui, dans l’état du premier homme, concerne la conservation de l’espèce. Nous étudierons d’abord l’acte même de génération (Q. 98), puis la condition dans laquelle seraient nés les enfants (Q. 99-101). 1. Y aurait-il eu génération dans l’état d’innocence ? - 2. La génération se serait-elle faite par union chamelle ? Article 1 Y aurait-il eu génération dans l’état d’innocence ? Objections : 1. Il semble qu’il n’y aurait pas eu génération dans l’état d’innocence. En effet, selon Aristote, " le contraire de la génération est la corruption ". Or les contraires sont dans le même genre. Mais dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu de corruption, donc pas de génération non plus. 2. La génération est faite pour que soit conservé dans l’espèce ce qui ne peut être conservé dans l’individu ; aussi chez les individus qui ont une durée sans fin ne trouve-t-on pas de génération. Mais dans l’état d’innocence l’homme aurait vécu perpétuellement sans mourir. Donc dans cet état il n’y aurait pas eu génération. 3. Par la génération les hommes se multiplient. Mais quand les maîtres se multiplient, il est nécessaire de procéder à une division des possessions pour éviter la confusion du droit de propriété. Donc, puisque l’homme a été institué maître des animaux, s’il s’était produit une multiplication du genre humain, il s’en serait suivi une division de la propriété. Or ceci est contraire au droit naturel, d’après lequel toutes choses sont communes, selon Isidore. C’est donc qu’il n’y aurait pas eu génération dans l’état d’innocence. En sens contraire, il est dit dans la Genèse (1, 28) : " Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. " Or une telle multiplication n’aurait pu se réaliser sans nouveaux engendrements, puisque deux êtres humains seulement avaient été établis à l’origine. Donc dans l’état primitif il y aurait eu génération. Réponse : Dans l’état d’innocence il y aurait eu génération pour la multiplication du genre humain ; autrement le péché eût été très nécessaire, puisqu’il en a résulté un si grand bien. Il faut donc considérer que l’homme, selon sa nature, a été établi comme un chaînon intermédiaire entre créatures corruptibles et incorruptibles, car son âme est par nature incorruptible et son corps est par nature corruptible. Or, il faut remarquer que l’intention de la nature ne se porte pas de la même façon sur les créatures corruptibles et sur celles qui sont incorruptibles. Ce que la nature en effet vise essentiellement, c’est ce qui existe toujours et sans fin. Mais ce qui n’existe que pour un temps ne semble pas être visé à titre principal par la nature, mais comme un être ordonné à un autre ; sans quoi, par la corruption de cet être, l’intention de la nature serait brisée. Donc, puisque dans les êtres corruptibles il n’y a de perpétuel et de permanent que les espèces, c’est le bien de l’espèce qui est principalement visé par la nature, et c’est à la conservation de l’espèce qu’est ordonnée la génération naturelle. Quant aux substances incorruptibles, elles demeurent non seulement selon l’espèce, mais aussi dans les individus, et c’est pourquoi les individus eux-mêmes font également partie de la visée principale de la nature. Ainsi donc la génération convient à l’homme, si nous considérons son corps, qui est corruptible par nature. Si nous considérons son âme, qui est incorruptible, il convient que la multitude des individus soit visée pour elle-même par la nature, ou plutôt par l’Auteur de la nature, qui seul est le créateur des âmes humaines. Et c’est pourquoi, pour la multiplication du genre humain, il a établi la génération dans le genre humain, même dans l’état d’innocence. Solutions : 1. Le corps humain dans l’état d’innocence était corruptible pour ce qui dépendait de lui, mais il pouvait être préservé de la corruption par l’âme. Et c’est pourquoi il ne fallait pas lui retirer la génération qui est nécessaire aux êtres corruptibles. 2. Même si, dans l’état d’innocence, la génération n’avait pas existé pour la conservation de l’espèce, elle aurait existé pour la multiplication des individus. 3. Dans l’état que nous connaissons, la multiplication des maîtres entraîne nécessairement la division des possessions, car la communauté de possession est une occasion de discorde, dit Aristote. Mais dans l’état d’innocence les volontés humaines auraient été si bien ordonnées que les hommes auraient usé en commun, sans danger de discorde, selon les attributions de chacun, des biens soumis à leur maîtrise ; c’est d’ailleurs ce que l’on observe maintenant aussi chez beaucoup de gens de bien. Article 2 La génération se serait-elle faite, dans l’état d’innocence, par union charnelle ? Objections : 1. Selon S. Jean Damascène, le premier homme au Paradis terrestre était " comme un ange ". Mais dans l’état que nous aurons à la résurrection, quand les hommes seront semblables aux anges, " on ne prendra ni femme ni mari " (Mt 22, 30). Par conséquent dans le Paradis non plus il n’y aurait pas eu génération par union charnelle. 2. Les premiers êtres humains furent créés à l’âge adulte. Par conséquent si pour eux la génération avait eu lieu par union chamelle avant le péché, il y aurait eu entre eux union des sexes même au Paradis. Or l’Écriture montre bien que cela est faux. 3. C’est dans l’union charnelle que l’homme devient le plus semblable aux bêtes à cause de la véhémence du plaisir, et c’est pourquoi on fait l’éloge de la continence par laquelle les hommes s’abstiennent de plaisirs de ce genre. Mais si l’homme est comparé aux bêtes, c’est à cause du péché, selon la parole du Psaume (49,21) : " L’homme ne comprit pas quel était son honneur, il ressembla au bétail qu’on abat et lui devint pareil. " Par conséquent il n’y aurait pas eu d’union charnelle de l’homme et de la femme avant le péché. 4. Dans l’état d’innocence il n’y aurait pas eu de corruption. Mais par l’union charnelle il y a corruption de l’intégrité virginale. Par conséquent il n’y aurait pas eu d’union des sexes dans l’état d’innocence. En sens contraire, 1. c’est avant le péché que Dieu créa l’homme et la femme, comme il est dit dans la Genèse (1, 27 et 2, 22). Or rien n’existe sans raison dans les œuvres de Dieu. Donc, même si l’homme n’avait pas péché, il y aurait eu union charnelle, ce qui est le but de la distinction des sexes. 2. En Genèse (2, 18), il est dit que la femme fut faite pour aider l’homme. Mais cette aide n’est destinée à rien d’autre qu’à la génération, laquelle se fait par union charnelle, car, pour toute autre activité, l’homme pouvait trouver une aide plus adaptée chez un autre homme que chez la femme. Donc, dans l’état d’innocence, la génération se serait faite par union charnelle. Réponse : Certains, parmi les anciens Pères, considérant la laideur de la convoitise qui accompagne l’union charnelle dans notre état présent, ont soutenu que dans l’état d’innocence la génération ne se serait pas faite par union des sexes. Ainsi S. Grégoire de Nysse dit que dans le Paradis le genre humain se serait multiplié d’une autre façon, comme se sont multipliés les anges, sans commerce charnel, par l’opération de la puissance divine. Et il dit que Dieu avait créé l’homme et la femme avant le péché, en pensant au mode de génération qui allait exister après le péché, péché que Dieu connaissait à l’avance. Mais cette opinion n’est pas raisonnable. En effet, les choses qui sont naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. Or il est clair que si nous considérons dans l’homme la vie animale qu’il avait même avant le péché, comme nous venons de le dire, il lui est naturel d’engendrer par union charnelle, tout comme aux autres animaux parfaits. C’est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage. Et c’est pourquoi il ne faut pas dire qu’avant le péché ces membres naturels n’auraient pas eu leur usage comme les autres membres. Il y a donc deux choses à considérer dans l’union charnelle par rapport à l’état actuel. Premièrement, ce qui relève de la nature : la conjonction du mâle et de la femelle pour engendrer. Car en toute génération, il faut une vertu active et une vertu passive. Par suite, étant donné qu’en tous les êtres chez lesquels il y a distinction des sexes la vertu active se trouve dans le mâle et la vertu passive dans la femelle, l’ordre de la nature exige que pour engendrer il y ait union charnelle du mâle et de la femelle. On peut considérer un autre point, qui est une certaine difformité de la convoitise immodérée. Celle-ci n’aurait pas existé dans l’état d’innocence, quand les facultés inférieures étaient totalement soumises à la raison. Aussi S. Augustin dit : " Gardons-nous de penser que la génération n’aurait pu avoir lieu sans la maladie de la sensualité. Ces membres-là auraient obéi comme les autres, au gré de la volonté, sans l’aiguillon d’une passion séductrice, dans la tranquillité de l’âme et du corps. " Solutions : 1. Dans le Paradis l’homme aurait été comme un ange pour ce qui est de l’âme spirituelle, tout en ayant une vie animale selon son corps. Tandis que, après la résurrection, l’homme sera semblable à l’ange, étant devenu spirituel à la fois dans son âme et dans son corps. Aussi ne peut-on appliquer le même raisonnement à ces deux états. 2. Si nos premiers parents n’eurent pas de commerce charnel au Paradis, c’est, dit S. Augustin, parce qu’ils furent chassés du Paradis pour leur péché peu après la formation de la femme ; ou bien parce qu’ils attendirent que l’autorité divine leur fixât un temps pour cela, n’ayant reçu jusqu’alors à ce sujet qu’une prescription générale. 3. Les bêtes n’ont pas la raison. Aussi l’homme devient-il bestial dans l’union charnelle en tant qu’il n’est pas capable de régler par la raison le plaisir de l’union charnelle et le bouillonnement de la convoitise. Mais, dans l’état d’innocence, il n’y aurait rien eu dans ce domaine qui n’eût été réglé par la raison ; non pas, comme le disent certains, que le plaisir sensible eût été moindre. Car le plaisir sensible eût été d’autant plus grand que la nature était plus pure et le corps plus délicat. Mais l’appétit concupiscible ne se serait pas élevé avec un tel désordre au-dessus du plaisir réglé par la raison. Car celle-ci n’est pas chargée de diminuer le plaisir sensible, mais d’empêcher l’appétit concupiscible de s’attacher immodérément au plaisir. Et je dis " immodérément " par rapport à la mesure de la raison. C’est ainsi que l’homme sobre ne trouve pas moins de plaisir que le glouton dans la nourriture qu’il prend avec mesure, mais son appétit concupiscible se repose moins dans ce genre de plaisir. C’est bien ce que suggèrent les paroles de S. Augustin : elles n’excluent pas de l’état d’innocence l’intensité du plaisir, mais l’ardeur de la convoitise et l’agitation de l’âme. C’est pourquoi la continence n’eût pas mérité d’éloges dans l’état d’innocence, et si elle en mérite dans le temps actuel, ce n’est pas parce qu’elle restreint la fécondité, mais parce qu’elle écarte la convoitise désordonnée. Mais alors il y aurait eu fécondité sans convoitise. 4. Selon S. Augustin : en cet état, " le commerce charnel n’eût corrompu d’aucune façon l’intégrité de la femme... ; en effet l’introduction de la semence virile dans le sein de la femme n’aurait pas davantage porté atteinte à l’intégrité de l’épouse que maintenant le flux menstruel à l’intégrité de la vierge... De même que pour l’enfantement, ce ne sont pas les gémissements de la douleur, mais la poussée de la maturité qui aurait dilaté les entrailles de la femme, de même, pour la conception, ce ne sont pas les convoitises de la volupté mais le libre emploi de la volonté qui aurait uni l’une et l’autre nature ". |