Question 75 LES CAUSES DU PÉCHÉ CONSIDÉRÉES EN GÉNÉRAL Nous devons étudier à présent les causes du péché, d'abord en général (Q. 75), puis en particulier (Q. 76-84). 1. Le péché a-t-il une cause ? - 2. A-t-il une cause intérieure ? - 3. A-t-il une cause extérieure ? - 4. Le péché est-il cause de péché ? Article 1 Le péché a-t-il une cause ? Objections : 1. Il ne paraît pas qu'il en ait une, car le péché, avons-nous dit, a raison de mal, et Denys nous assure que le mal n'a pas de cause. 2. Une cause est ce qui est nécessairement suivi d'effet. Mais ce qui arrive nécessairement n'est pas péché, semble-t-il, puisque tout péché est volontaire. Le péché n'a donc pas de cause. 3. S'il en a une, ou c'est le bien ou c'est le mal. Ce n'est pas le bien, car le bien ne produit que le bien, et « un bon arbre ne peut pas donner de mauvais fruits » (Mt 7,18). Mais ce n'est pas le mal non plus, car le mal de peine est une suite du péché, et le mal de coulpe est la même chose que le péché. Donc le péché n'a pas de cause. En sens contraire, tout ce qui se produit a une cause : « Rien sur la terre n'arrive sans cause », est-il écrit au livre de Job (5,6 Vg). Or le péché se produit : c'est « tout ce qui est dit ou fait ou convoité contre la loi de Dieu ». Donc le péché a une cause. Réponse : Le péché est un acte désordonné. Donc, du côté de l'acte il peut avoir par soi une cause, comme tout autre acte ; mais comme désordre il a une cause à la façon dont une négation ou privation peut avoir une cause. Or une négation peut s'expliquer de deux façons. 1° La négation d'une cause est cause de négation par elle-même; en effet l'absence de cause explique l'absence d'effet : ainsi la cause de l'obscurité est l'absence de soleil. 2° La cause de l'affirmation suivie d'une négation est par accident cause de la négation qui s'ensuit ; ainsi le feu, en causant de la chaleur, ce qui est son effet fondamental, cause par suite l'absence de froid. De ces deux explications la première peut suffire s'il s'agit d'une simple négation. Mais le désordre du péché, comme d'ailleurs n'importe quel mal, n'est pas une simple négation, c'est la privation de ce qu'un être doit naturellement avoir. Il est donc nécessaire qu'un tel désordre s'explique de la deuxième manière, c'est-à-dire ait une cause agissant par accident; car ce qui doit naturellement être présent ne serait jamais absent s'il n'y avait une cause l'empêchant d'exister. Aussi est-ce d'après cela qu'on a coutume de dire que le mal, puisqu'il consiste dans une véritable privation, a une cause, cause défaillante, ou cause agissant par accident. Mais toute cause accidentelle se ramène à une cause essentielle. Donc, puisque le péché en tant que désordre a une cause agissant par accident, il a en tant qu'acte une cause essentielle ; il s'ensuit que le désordre du péché est consécutif à la cause même de l'acte. Ainsi donc, c'est la volonté qui, n'étant plus dirigée par la règle de la raison ni par celle de la loi divine, et recherchant un bien périssable, cause l'acte du péché directement et par soi ; mais elle cause aussi le désordre de l'acte par accident et en dehors de toute intention; en effet, le manque d'ordre dans l'acte provient du manque de direction dans la volonté. Solutions : 1. Le péché ne signifie pas seulement cette privation de bien qu'est le manque d'ordre, mais il signifie l'acte affecté de cette privation, laquelle a raison de mal. Comment cela a une cause, nous venons de le dire. 2. Si l'on veut que cette définition de la cause soit vraie dans tous les cas, il faut l'entendre de la cause suffisante et non empêchée. Car il y a des cas où une chose est la cause suffisante d'une autre, et cependant l'effet ne suit pas nécessairement, à cause d'un empêchement qui survient. Sans cela, il faudrait dire que tout advient nécessairement, dit Aristote. Ainsi donc, bien que le péché ait une cause, il ne s'ensuit pas que ce soit une cause nécessaire puisque l'effet peut être empêché. 3. Comme nous venons de le dire, la cause du péché c'est la volonté agissant indépendamment de la règle de raison ou de la loi divine. Or cette indépendance n'a pas par soi raison de mal, ni de peine ni de coulpe, avant qu'on ne passe à l'acte. Aussi, de cette façon, la cause du premier péché n'a pas pour cause un mal, mais un bien auquel manque un autre bien. Article 2 Le péché a-t-il une cause intérieure ? Objections : 1. Il semble que non, car ce que l'on a en soi, on l'a toujours. Donc si l'homme avait en lui-même une cause de péché il pécherait toujours, puisque, si vous posez la cause, vous posez l'effet. 2. Une même chose n'est pas à elle-même sa cause. Or des mouvements intérieurs de l'homme sont du péché. Ils n'en sont donc pas la cause. 3. Tout ce qui est intérieur à l'homme est ou naturel ou volontaire. Mais ce qui est naturel ne peut pas être une cause de péché, puisque le péché est contre nature, selon le Damascène. Quant à ce qui est volontaire, si c'est déréglé c'est déjà du péché. Rien d'intérieur par conséquent ne peut être cause de péché. En sens contraire, S. Augustin affirme : « La volonté est la cause du péché. » Réponse : Comme nous venons de le dire, il faut trouver la cause essentielle du péché du côté de l'acte lui-même. Or l'acte humain peut avoir en nous une cause médiate et une cause immédiate. Sa cause immédiate est la raison et la volonté, par lesquelles nous avons le libre arbitre. Sa cause éloignée, ce sont les connaissances sensibles et aussi l'appétit sensible ; car de même que le jugement de la raison porte la volonté à quelque chose de raisonnable, de même les connaissances sensibles donnent une inclination à l'appétit sensible. Cette inclination elle-même, nous le verrons plus loin, entraîne parfois la volonté et la raison. Ainsi donc on peut assigner au péché une double cause intérieure : l'une prochaine, du côté de la raison et de la volonté ; l'autre éloignée, du côté de l'imagination ou de l'appétit sensible. Mais nous avons dit que la cause du péché se compose du motif d'un bien apparent, avec l'absence du motif obligé, qui est la règle de la raison ou de la loi divine ; aussi, le bien apparent, motif de l'acte, ressortit à la connaissance et à l'appétit sensible. Mais l'absence de la règle obligée ressortit à la raison, puisque c'est la raison qui a pour fonction de considérer cette règle. Mais l'achèvement même de ce qu'il y a de volontaire dans l'acte du péché ressortit à la volonté, de sorte que l'acte même de cette puissance, dans les conditions que nous avons énoncées, est déjà un péché. Solutions : 1. Ce qu'on a en soit comme faculté naturelle, on l'a toujours; mais ce qu'on a en soi comme acte intérieur de connaissance ou d'appétit, on ne l'a pas toujours. Or c'est la faculté de la volonté qui est la cause potentielle du péché. Mais elle est amenée à l'acte par les mouvements précédents, d'abord ceux de la partie sensible, et conséquemment ceux de la raison. Car du fait qu'une réalité s'offre aux sens comme désirable et que l'appétit sensible se porte vers elle, la raison cesse parfois de considérer la règle obligée ; et c'est ainsi que la volonté produit l'acte du péché. Et puisque ces mouvements qui le précèdent ne sont pas toujours en acte, il faut conclure que le péché n'est pas non plus toujours en acte. 2. Les mouvements intérieurs de l'âme ne sont pas tous de la substance même du péché, qui consiste fondamentalement dans l'acte de volonté ; mais certains précèdent et d'autres suivent le péché lui-même. 3. Ce qui est cause du péché, la puissance qui en produit l'acte, est chose naturelle. Le mouvement même de la puissance sensible dont le péché est la suite est parfois naturel, comme quand on pèche parce qu'on a faim. Mais ce qui fait que le péché n'est pas naturel, c'est qu'il lui manque la règle naturelle à laquelle l'homme selon sa nature doit veiller. Article 3 Le péché a-t-il une cause extérieure ? Objections : 1. Il ne semble pas, car le péché est un acte volontaire, et les choses volontaires sont de celles qui sont en nous et ainsi n'ont pas de causes extérieures. 2. Au même titre que la nature, la volonté est un principe intérieur. Or, dans les choses de la nature, le péché n'arrive jamais que par une cause intérieure ; l'enfantement d'un monstre par exemple provient de la destruction d'un principe intérieur. Donc, en morale non plus, le péché ne peut arriver que par une cause intérieure. 3. Multiplier la cause, c'est multiplier l'effet. Mais plus les provocations extérieures au péché sont nombreuses et considérables, moins le dérèglement des actes est imputable à péché. Donc rien d'extérieur ne peut être cause du péché. En sens contraire, nous lisons dans les Nombres (31,16) : « Ce sont ces femmes-là qui ont séduit les enfants d'Israël et vous ont fait renier le Seigneur, en plus du crime de Péor. » Donc quelque chose d'extérieur peut être une cause qui fait pécher. Réponse : La cause intérieure du péché, on vient de le dire, c'est tout ensemble la volonté qui accomplit l'acte, la raison qui le laisse sans la règle obligée, et l'appétit sensible avec son penchant. Ainsi donc, une réalité extérieure pourrait être cause de péché de trois façons : soit qu'elle puisse mouvoir immédiatement la volonté elle-même, soit qu'elle puisse mouvoir la raison, ou encore l'appétit sensible. Mais la volonté, nous l'avons dit précédemment, Dieu seul peut la mouvoir intérieurement ; et Dieu, nous allons le montrer plus loin, ne peut pas être cause de péché. Par conséquent il reste qu'aucune réalité extérieure ne peut être cause de péché si ce n'est dans la mesure où elle peut mouvoir la raison, comme l'homme ou le démon qui pousse au péché ; ou bien mouvoir l'appétit sensible, comme font certains objets sensibles extérieurs à nous. Mais la persuasion venant du dehors ne peut pas, en matière d'action, mouvoir la raison de façon nécessaire ; l'attrait extérieur des choses ne peut pas non plus mouvoir l'appétit sensible de façon nécessaire, sauf peut-être quand cet appétit se trouve en de certaines dispositions ; et cependant, même alors, l'appétit sensible ne meut pas la raison ni la volonté. Par conséquent une réalité extérieure peut bien être une cause qui porte à pécher, sans pourtant suffire à y entraîner ; car la cause suffisante de l'accomplissement du péché, c'est uniquement la volonté. Solutions : 1. Du fait même que les excitations extérieures n'induisent pas d'une manière suffisante et nécessitante à pécher, il s'ensuit que pécher et ne pas pécher demeure en notre pouvoir. 2. Attribuer au péché une cause intérieure n'exclut pas une cause extérieure ; car ce qui est à l'extérieur n'est cause de péché que par l'intermédiaire de la cause intérieure, on vient de le dire. 3. Multiplier les causes extérieures qui inclinent au péché, c'est multiplier les actes de péché, puisqu'elles inclinent le plus souvent à de tels actes. Mais la culpabilité en est diminuée car elle consiste en ce que la faute soit volontaire et vienne vraiment de nous. Article 4 Le péché est-il cause de péché ? Objections : 1. Il ne semble pas. Car il y a quatre genres de causes, dont aucun ne peut expliquer que le péché soit cause du péché. En effet, la fin a raison de bien; cela ne convient pas au péché qui par définition est un mal. Pour la même raison il ne peut être cause efficiente, car « le mal n'est pas une cause agissante mais quelque chose d'infirme et d'impuissant », selon Denys. Quant à la cause matérielle et à la cause formelle, elles n'existent que dans les composés naturels de matière et de forme. Donc le péché ne peut avoir de cause matérielle et formelle. 2. « Produire un être semblable à soi » appartient à une réalité parfaite, dit Aristote. Mais le péché par définition est imparfait. Donc le péché ne peut être cause de péché. 3. Si la cause de tel péché est un autre péché, pour la même raison la cause de celui-ci sera encore un autre péché, et ainsi à l'infini, ce qui n'est pas possible. Donc le péché ne peut être cause de péché. En sens contraire, S. Grégoire affirme « Le péché qui n'est pas promptement effacé par la pénitence est péché et cause de péché. » Réponse : Puisque c'est comme acte que le péché a une cause, un seul péché pourrait être cause d'un autre à la manière dont un seul acte humain peut être cause d'un autre acte. C'est ce qui arrive selon les quatre genres de cause. -. 1° Selon le mode de la cause efficiente ou motrice, le péché cause le péché par soi et aussi par accident. Il est cause accidentelle connne l'est celle qui supprime un empêchement. En effet, quand, par un seul acte de péché, on perd la grâce, la charité, la pudeur, ou tout ce qui éloigne du péché, on tombe dans un autre péché ; et ainsi le premier est cause du second par accident. Le péché est cause par soi lorsque, par un seul acte de péché, on se dispose à commettre facilement un autre acte semblable ; en effet les actes causent des dispositions et des habitus inclinant à des actes semblables. - 2° Dans le genre de la cause matérielle, un péché est cause d'un autre en tant qu'il prépare à celui-ci sa matière ; ainsi la cupidité prépare une matière à la dispute, qui vient le plus souvent du désir de s'enrichir. - 3° Selon le genre de la cause finale, un péché est cause d'un autre lorsque, pour atteindre la fin d'un péché, on en commet un autre : par exemple la simonie pour satisfaire son ambition, ou la fomication pour voler. - 4° Et puisqu'en morale c'est la fin qui donne la forme, il suit de là qu'un péché peut être également cause formelle d'un autre : ainsi, dans cet acte de fomication commis en vue d'un vol, la fornication est en quelque sorte l'élément matériel, le vol l'élément formel. Solutions : 1. Comme désordre, le péché a raison de mal ; mais comme acte, il a pour fin un bien au moins apparent. Ainsi peut-il être, en tant qu'acte, cause à la fois finale et efficiente d'un autre péché, bien qu'il ne le puisse pas en tant que désordre. Par ailleurs, le péché a une matière non pas d'où on le tire, mais sur laquelle il porte, et une forme qui lui vient de sa fin. Et c'est pourquoi, selon les quatre causes, il peut être dit lui-même cause de péché. 2. L'imperfection du péché est une imperfection morale qui tient à son aspect de désordre. Mais comme acte, le péché peut avoir une perfection de nature, et c'est par là qu'il peut être cause. 3. La cause du péché n'est pas toujours un péché. Aussi n'y a-t-il pas lieu de remonter à l'infini, d'un péché à un autre ; on peut au contraire parvenir à un premier péché dont la cause n'est pas un autre péché. |