Question 79 LA CAUSE DU PÉCHÉ DU CÔTÉ DE DIEU Après les causes intérieures il faut étudier les causes extérieures du péché : 1° Du côté de Dieu (Q. 79). - 2° Du côté du diable (Q. 80). - 3° Du côté de l'homme (Q. 81-83). 1. Dieu est-il cause du péché ? - 2. L'acte du péché vient-il de Dieu ? - 3. Dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains ? - 4. Cet aveuglement et cet endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ? Article 1 Dieu est-il cause du péché ? Objections : 1. Il semble que oui, car l'Apôtre (Rm 1,28) dit de certains hommes : « Dieu les a livrés à leur jugement pervers pour qu'ils fassent ce qui ne convient pas. » Et la Glose précise : « Dieu agit dans le coeur des hommes, inclinant leur volonté à tout ce qu'il veut, en bien comme en mal. » Faire ce qui ne convient pas, avoir dans la volonté une inclination au mal, c'est le péché. Dieu est donc pour les hommes, cause de péché. 2. Il est écrit dans la Sagesse (14,11) : « Les créatures de Dieu ont été faites en haine des hommes et pour la tentation de leurs âmes. » Or, on appelle ordinairement tentation tout ce qui provoque à pécher. Puisque les créatures n'ont été faites que par Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie, il semble qu'il provoque lui-même au mal et qu'il est ainsi une cause du péché. 3. La cause d'une cause est aussi la cause de l'effet. Or Dieu est la cause du libre arbitre, lequel est la cause du péché. Dieu est donc la cause du péché. 4. Tout mal s'oppose au bien. Malgré cela, il n'est pas contraire à la bonté divine que Dieu soit l'auteur du mal de peine. C'est de ce mal en effet que parle Isaïe, lorsqu'il dit (45,7) que « Dieu en est le créateur », et Amos, lorsqu'il dit (3,6) : « Y a-t-il dans la cité un malheur que Dieu n'ait pas envoyé ? » Il n'est donc pas plus contraire à la bonté divine que Dieu soit l'auteur du mal de faute. En sens contraire, il est écrit au livre de la Sagesse (11,25) : « Tu ne hais rien de ce que tu as fait. » Or Dieu hait le péché, puisqu'il est dit au même livre (14,9) : « Dieu déteste l'impie avec son impiété. » Dieu n'est donc pas la cause du péché. Réponse : L'homme peut être de deux manières cause de péché, du sien ou de celui d'autrui. D'une manière directe, s'il incline sa volonté ou celle d'autrui à pécher. D'une manière indirecte, lorsqu'en certains cas il ne retire pas les autres du péché. C'est pourquoi, dans Ezéchiel (3,18) il est dit au veilleur : « Si tu ne dis pas à l'impie : "Tu mourras",... c'est à toi que je demanderai compte de son sang. » - Mais Dieu ne peut pas être directement cause du péché, ni pour lui ni pour autrui. Car tout péché se fait par éloignement de l'ordre qui a Dieu pour fin. Or Dieu, au contraire, incline et ramène tout à soi comme à l'ultime fin, selon Denys. Il est donc impossible qu'il soit cause d'éloignement, pour lui-même ou pour d'autres, d'un ordre qui est tout orienté vers lui. Il ne peut donc être directement cause du péché. Indirectement, pas davantage. Car il lui arrive de ne pas donner à certains le secours dont ils auraient besoin pour éviter des péchés ; s'il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais Dieu fait cela selon l'ordre de sa sagesse et de sa justice, puisqu'il est lui-même sagesse et justice. On ne peut donc nullement lui imputer, comme s'il en était cause, le péché de personne. Le pilote n'est vraiment rendu responsable du naufrage d'un navire que s'il quitte le gouvernail au moment où il a le pouvoir et le devoir d'y être. Ainsi, de toute évidence, Dieu n'est en aucune manière cause du péché. Solutions : 1. Pour ce qui est des paroles de l'Apôtre, la solution ressort du texte même. Si Dieu livre certains à leur sens réprouvé, c'est donc qu'ils ont déjà ce sens pour faire ce qui ne convient pas. Dire que Dieu les livre à ce sens pervers, c'est dire qu'il ne les empêche pas de le suivre, comme on peut dire que nous exposons ceux que nous ne protégeons pas. Quant au passage de S. Augustin d'où la Glose a été tirée, il faut l'entendre ainsi : Dieu incline directement la volonté vers le bien; quant au mal, Dieu se borne à ne pas l'empêcher, comme nous venons de le dire; et cela même n'a lieu que parce que des fautes antérieures l'ont mérité. 2. Dans ce passage de la Sagesse la préposition « pour » indique non pas une causalité mais une conséquence. Car Dieu n'a pas fait les créatures pour le mal des hommes, mais la chose est arrivée par suite de leur folie. Aussi le texte ajoute-t-il que les créatures sont tendues « comme un piège aux insensés », c'est-à-dire à ceux qui par leur propre folie font des créatures un autre usage que celui auquel elles ont été destinées. 3. Lorsqu'une cause intermédiaire produit son effet en se soumettant à la cause première, l'effet remonte jusqu'à celle-ci. Mais si la cause intermédiaire produit son effet en se soustrayant au plan de la cause première, cet effet n'est plus rapporté à celle-ci. Ainsi, quand un serviteur agit contre les ordres de son maître, on ne rapporte pas cette action au mâître comme à sa cause. Pareillement, le péché que le libre arbitre commet contre le commandement divin ne se rapporte pas à Dieu comme à sa cause. 4. La peine est le mal qui s'oppose au bien de celui qui est puni en le privant d'un bien quelconque. Mais la faute s'oppose au bien de l'ordre ayant Dieu pour fin; c'est pourquoi elle s'oppose directement à la bonté divine. A cause de cela, on ne peut pas raisonner sur la faute par analogie avec la peine. Article 2 L'acte du péché vient-il de Dieu ? Objections : 1. S. Augustin dit que l'acte du péché n'est pas une réalité. Or tout ce qui vient de Dieu est réalité. Donc l'acte du péché ne vient pas de Dieu. 2. L'homme est dit cause du péché uniquement parce qu'il est cause de l'acte du péché; car, selon Denys « nul ne fait le mal en voulant le mal ». Mais nous venons de dire que Dieu n'est pas cause du péché. Donc il n'est pas cause de l'acte du péché. 3. Il y a des actes qui sont par leur espèce des maux et des péchés. Or tout ce qui est cause d'un être est cause de ce qui le caractérise spécifiquement. Donc, si Dieu était cause de l'acte du péché, il serait par suite cause du péché lui-même. Mais nous avons montré que ce n'est pas vrai. Donc Dieu n'est pas cause de l'acte du péché. En sens contraire, l'acte du péché est un mouvement du libre arbitre. Mais, selon S. Augustin « la volonté de Dieu est cause de tous les mouvements ». Elle est donc cause de l'acte du péché. Réponse : L'acte du péché est à la fois être et action ; à ce double titre il a de quoi dépendre de Dieu. En effet tout être, de quelque façon que ce soit, doit dériver du premier être, selon Denys. De même, toute action est causée par un être existant en acte, car aucun être n'agit sinon dans la mesure où il est en acte ; or tout être en acte se ramène à l'acte premier, c'est-à-dire à Dieu, comme à la cause qui est acte par son essence. Il faut conclure que Dieu est la cause de toute action, en tant qu'elle est action. Mais le péché qualifie un être et une action affectés d'un défaut. Or, ce défaut vient d'une cause créée, le libre arbitre, en tant qu'il manque à l'ordre voulu par la première cause, Dieu. Aussi un tel défaut ne se ramène pas à Dieu comme à sa cause, mais au libre arbitre, de même que le fait de boiter est attribué à la déformation de la jambe, et non à la faculté motrice, de laquelle vient cependant tout ce qu'il y a encore de mouvement dans la démarche boiteuse. Ainsi Dieu est cause de l'acte du péché, et cependant n'est pas cause du péché parce qu'il n'est pas cause qu'il y ait un défaut dans l'acte. Solutions : 1. Par réalité S. Augustin entend ce qui est réalité au sens absolu, c'est-à-dire la substance. Car c'est en ce sens que l'acte du péché n'est pas une réalité. 2. Il faut attribuer à l'homme, à titre de cause, non seulement l'acte mais encore le défaut qui est dans l'acte ; car il ne se soumet pas à qui il doit se soumettre, bien que ce ne soit pas là son intention première. Et c'est pourquoi l'homme est cause du péché. Mais Dieu est cause de l'acte de telle manière qu'il n'est nullement cause du défaut concomitant, et voilà pourquoi il n'est pas la cause du péché. 3. Comme nous l'avons dit plus haut, l'acte et l'habitus ne sont pas caractérisés spécifiquement par la privation même dans laquelle réside le mal, mais par un objet auquel se trouve jointe cette privation. Et ainsi, ce défaut dans l'acte, qu'on dit ne pas être de Dieu, est consécutif à l'espèce de l'acte mais ne la constitue pas comme ferait une différence spécifique. Article 3 Dieu est-il cause de l'aveuglement et de l'endurcissement de certains ? Objections : 1. Il semble que non. Car S. Augustin affirme : « Dieu n'est pas cause qu'un homme se dégrade. » Or l'aveuglement et l'endurcissement dégradent l'homme. Dieu ne peut donc pas en être la cause. 2. S. Fulgence affirme : « Dieu ne tire pas vengeance d'un être dont il est l'auteur ». Mais Dieu tire vengeance du coeur endurci, selon l'Ecclésiastique (3,17) : « Le coeur dur connaîtra le malheur au dernier iour. » Dieu n'est donc pas la cause de son endurcissement. 3. Le même effet ne peut pas être attribué à des causes contraires. Or la cause de l'aveuglement c'est la malice de l'homme, d'après la Sagesse (2,21) : « Leur malice les aveugle » ; et c'est aussi le diable d'après S. Paul (2 Co 4,4) : « Le dieu de ce monde a aveuglé l'entendement des incrédules. » ce sont là des causes qui apparaissent comme contraires à Dieu. Dieu n'est donc pas cause d'aveuglement et d'endurcissement. En sens contraire, nous lisons en Isaïe (6,10) : « Aveugle le coeur de ce peuple et endurcis ses oreilles. » Et dans l'épître aux Romains (9,18) : « Dieu prend pitié de qui il veut, et il endurcit qui il veut. » Réponse : L'aveuglement et l'endurcissement impliquent deux choses. Un mouvement de l'âme humaine qui adhère au mal et se détourne de la lumière divine. A cet égard, Dieu n'est pas la cause de l'aveuglement et de l'endurcissement, comme il n'est pas la cause du péché. En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction de grâce à la suite de quoi l'esprit n'est plus éclairé par Dieu pour bien voir, ni le coeur attendri pour bien vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de l'aveuglement et de l'endurcissement. Il faut considérer que Dieu est la cause universelle de l'illumination des âmes, selon S. Jean (1,9) : « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », comme le soleil est la cause universelle de l'illumination des corps. Avec des différences cependant, car le soleil répand sa lumière par nécessité de nature, tandis que Dieu agit volontairement et suivant le plan de sa sagesse. Le soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les corps ; néanmoins, s'il en était un où il rencontre un obstacle, il le laisse dans l'obscurité, par exemple une maison dont les fenêtres sont demeurées closes. Et pourtant, la cause de cette obscurité n'est nullement le soleil puisque ce n'est pas par son propre jugement qu'il ne pénètre pas dans la maison ; la cause est uniquement celui qui tient les volets fermés. Pour Dieu au contraire, s'il n'envoie plus les rayons de grâce dans les âmes où il trouve un obstacle, c'est par son propre jugement. Aussi la cause de cette soustraction de grâce n'est-elle pas seulement celui qui présente l'obstacle, mais encore Dieu qui par son jugement n'offre plus la grâce. De cette manière, Dieu est vraiment cause qu'on ne voit plus, qu'on n'entend plus, et que le coeur est endurci. - Ces effets se distinguent comme ceux de la grâce elle-même. Car, en même temps qu'elle perfectionne l'intelligence par le don de sagesse, elle amollit le coeur au feu de la charité. Et servie par deux sens, la vue qui aide à découvrir, et l'ouïe à apprendre, il s'ensuit que l'on parle de cécité pour la vue, de surdité pour l'ouïe, et d'endurcissement pour le coeur. Solutions : 1. L'aveuglement et l'endurcissement, par le côté où ils supposent une soustraction de la grâce, sont des peines; à cet égard ce ne sont pas eux qui dégradent l'homme. C'est lui qui, dégradé par sa faute, encourt par elle ces châtiments et tous les autres. 2. L'objection est valable si l'on considère l'endurcissement comme une faute. 3. La malice est une cause méritoire de l'aveuglement, comme la faute est cause de la peine. Et de même on dit aussi que le diable aveugle les esprits en tant qu'il induit à la faute. Article 4 L'aveuglement et l'endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ? Objections : 1. Oui, toujours, semble-t-il. S. Augustin dit en effet : « Dieu, comme il est souverainement bon, ne permettrait aucun mal si de chaque mal il ne pouvait faire sortir un bien. » A plus forte raison doit-il donc ordonner au bien le mal dont lui-même est la cause. Or il est la cause, on vient de le dire, de l'aveuglement et de l'endurcissement. Ces maux sont donc ordonnés par lui au salut de ceux qui les subissent. 2. Il est dit dans la Sagesse (1,13 Vg) : « Dieu ne prend pas plaisir à la perte des impies. » Or il semblerait y prendre plaisir s'il ne tournait pas à leur bien l'aveuglement dont il les frappe, de même qu'un médecin aurait l'air de prendre plaisir à faire souffrir son malade si la médecine amère qu'il lui donne à boire n'avait pas pour but de lui rendre la santé. Donc Dieu fait tourner leur aveuglement au bien de ceux qu'il aveugle. 3. Dieu ne fait pas acception de personnes, est-il dit au livre des Actes (10,34). Or il y a des cas où Dieu aveugle pour sauver. Ce fut, au témoignage même des Actes (2,37) et selon le commentaire qu'en donne S. Augustin, le cas de quelques-uns des Juifs : Dieu les avait aveuglés pour qu'ils ne croient pas au Christ et que, ne croyant pas en lui, ils le mettent à mort afin qu'après cela, tout contrits, ils se convertissent, comme on le voit dans les Actes (2,37) et comme l'expose S. Augustin. Donc Dieu fait tourner l'aveuglement de tous à leur salut. En sens contraire, « il ne faut pas faire le mal pour qu'il en sorte le bien », est-il dit dans l'épître aux Romains (3,8). Mais l'aveuglement est un mal. Donc Dieu n'aveugle pas des âmes pour leur bien. Réponse : L'aveuglement est comme un prélude au péché. Or le péché est ordonné à deux fins : par lui-même à la damnation ; mais à d'autres effets par la miséricorde et la providence de Dieu : à la guérison, en ce sens que Dieu permet que certains tombent dans le péché afin, dit S. Augustin, que reconnaissant leur faute ils s'humilient et se convertissent. Aussi l'aveuglement spirituel, de sa propre nature, mène à la damnation, et c'est pourquoi on y voit même un signe de réprobation ; mais par la divine miséricorde il est ordonné temporairement, comme un traitement médicinal, au salut de ceux qui sont aveuglés. Néanmoins cette miséricorde n'est pas accordée à tous, mais uniquement aux prédestinés, chez qui « tout concourt au bien », comme dit l'Apôtre (Rm 8,28). De sorte que pour les uns l'aveuglement aboutit à la guérison, mais pour d'autres à la damnation, selon S. Augustin. Solutions : 1. Tous les maux que Dieu fait ou permet sont destinés à quelque bien ; pas toujours cependant au bien de celui chez qui est le mal, mais quelquefois au bien d'un autre, ou encore au bien de tout l'univers. C'est ainsi qu'il ordonne la faute des tyrans au bien des martyrs, et la peine des damnés à la gloire de sa justice. 2. Dieu ne prend pas plaisir à la perte des hommes pour le plaisir même de les perdre, mais en raison de sa justice, ou pour le bien qui découle de leur châtiment. 3. Que Dieu ordonne l'aveuglement de certains à leur salut, cela vient de sa miséricorde ; qu'il ordonne l'aveuglement des autres à leur damnation, cela vient de sa justice. Qu'il fasse miséricorde à certains et non à tous, ce n'est point chez lui acception de personnes, nous l'avons montré dans la première Partie. 4. En sens contraire. Il ne faut pas faire le mal de faute pour qu'il en sorte du bien; mais le mal de peine, il faut l'infliger pour le bien. |