Question 96 LE POUVOIR DE LA LOI HUMAINE 1. La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux ? - 2. Doit-elle réprimer tous les vices ? - 3. Doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus ? - 4. S’impose-t-elle à l’homme de façon nécessaire dans le for de sa conscience ? - 5. Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine ? - 6. Chez ceux qui sont soumis à la loi, est-il permis d’agir en dehors des termes de la loi ? Article 1 La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux ? Objections : 1. Il semble que non, mais qu’elle doit viser plutôt les cas particuliers. Le Philosophe dit en effet que “ l’ordre légal s’étend à tous les cas particuliers visés par la loi, et même aux sentences des juges ”, lesquelles sont évidemment particulières puisque relatives à des actes particuliers. Donc la loi ne doit pas seulement statuer en général, mais aussi en particulier. 2. La loi dirige les actes humains, avons-nous dit précédemment. Mais les actes humains se réalisent dans des cas particuliers. Donc les lois humaines ne doivent pas être portées de façon universelle, mais plutôt particulière. 3. Nous avons vu que la loi est règle et mesure des actes humains. Mais une mesure doit être très précise, dit le livre X des Métaphysiques. Donc, puisque, dans les actes humains, l’universel n’est jamais tellement précis qu’il ne souffre quelque exception dans les cas particuliers, il semble nécessaire que la loi soit portée non de façon universelle mais pour les cas particuliers. En sens contraire, Justinien dit : “ On doit établir le droit en fonction de ce qui arrive le plus souvent et non pas en fonction de ce qui peut arriver une fois par hasard. ” Réponse : Ce qui existe en vue d’une fin doit être proportionné à cette fin. Or la fin de la loi est le bien commun ; puisque, selon S. Isidore : “ Ce n’est pour aucun avantage privé, mais pour l’utilité générale des citoyens que la loi doit être écrite. ” Il s’ensuit que les lois humaines doivent être adaptées au bien commun. Or le bien commun est le fait d’une multitude, et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux époques. Car la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions multiples ; et il n’est pas institué pour peu de temps, mais pour se maintenir à travers la succession des citoyens, dit S. Augustin dans le livre XXII de la Cité de Dieu. Solutions : 1. Aristote divise en trois parties le droit légal, qui est identique au droit positif. Il y a en effet certaines dispositions qui sont portées absolument en général. Ce sont les lois générales. A leur sujet, Aristote écrit : “ Est légal ce qui, à l’origine, ne marque aucune différence entre ce qui doit être ainsi ou autrement; mais quand la loi est établie, cette différence existe ; par exemple, que les captifs soient rachetés à un prix fixé. Il y a également certaines dispositions qui sont générales sous un certain rapport, et particulières sous un autre. Tels sont les privilèges qui sont comme des lois privées, parce qu’ils visent des personnes déterminées, et toutefois leur pouvoir s’étend à une multitude d’affaires. C’est en faisant allusion à cela qu’Aristote ajoute : “ Et en outre, tout ce qu’on règle par la loi au sujet de ces cas particuliers. ” On appelle enfin certaines choses “ légales ” parce qu’elles sont non des lois, mais plutôt une application des lois générales à quelques cas particuliers ; c’est le cas des sentences qui sont considérées comme équivalentes au droit. C’est à ce titre qu’Aristote ajoute : “ le contenu des sentences ”. 2. Ce qui a le pouvoir de diriger doit l’exercer sur plusieurs choses ; ainsi Aristote dit-il que tout ce qui fait partie d’un genre, est mesuré par quelque chose d’un qui est premier dans ce genre. Si en effet il y avait autant de règles et de mesures qu’il y a de choses réglées et mesurées, règle et mesure perdraient leur raison d’être, puisque leur utilité est précisément de faire connaître beaucoup de choses par un moyen unique. Ainsi l’utilité de la loi serait nulle si elle ne s’étendait qu’à un acte singulier. Pour diriger les actes singuliers, il y a les préceptes individuels des hommes prudents, mais la loi est un précepte général, nous l’avons dit précédemment. 3. Il ne faut pas exiger “ une certitude identique en toutes choses ”, dit Aristote. Par conséquent, dans les choses contingentes, telles que les réalités naturelles ou les activités humaines, il suffit d’une certitude telle qu’on atteigne le vrai dans la plupart des cas, malgré quelques exceptions possibles. Article 2 La loi humaine doit-elle réprimer tous les vices ? Objections : 1. Il semble qu’il appartienne à la loi humaine de réprimer tous les vices. S. Isidore dit en effet : “ Les lois sont faites pour que, par la crainte qu’elles inspirent, l’audace soit réprimée. ” Or cette audace ne serait pas efficacement réprimée si tout mal n’était pas refréné par la loi. La loi humaine doit donc réprimer tout mal. 2. L’intention du législateur est de rendre les citoyens vertueux. Mais l’on ne peut être vertueux si l’on ne maîtrise pas tous les vices. Donc il appartient à la loi humaine de réprimer tous les vices. 3. La loi humaine dérive de la loi naturelle, on l’a dit. Or tous les vices s’opposent à la loi naturelle. Donc la loi humaine doit réprimer tous les vices. En sens contraire, S. Augustin écrit : “ Il me semble juste que cette loi qui est écrite pour régir le peuple, permette ces choses, et que la providence divine en tire vengeance. ” Mais celle-ci ne tire vengeance que des vices. C’est donc à juste titre que la loi humaine tolère quelques vices sans les réprimer. Réponse : Nous avons déjà dit que la loi est établie comme une règle et une mesure des actes humains. Or la mesure doit être homogène au mesuré, dit le livre X des Métaphysiques ; il faut en effet des mesures diverses pour des réalités diverses. Il s’ensuit que les lois, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. S. Isidore le déclare : “ La loi doit être possible, et selon la nature, et selon la coutume du pays. ” Or, la puissance ou faculté d’agir procède d’un habitus ou d’une disposition intérieure ; car la même chose n’est pas possible pour celui qui ne possède pas l’habitus de la vertu, et pour le vertueux; pareillement, une même chose n’est pas possible pour l’enfant et pour l’homme fait. C’est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes ; on permet aux enfants beaucoup de choses que la loi punit ou blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l’on ne doit pas tolérer chez les hommes vertueux. Or la loi humaine est portée pour la multitude des hommes, et la plupart d’entre eux ne sont pas parfaits en vertu. C’est pourquoi la loi humaine n’interdit pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent, mais seulement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et surtout ceux qui nuisent à autrui. Sans l’interdiction de ces vices-là, en effet, la société humaine ne pourrait durer; aussi la loi humaine interdit-elle les assassinats, les vols et autres choses de ce genre. Solutions : 1. L’audace se réfère à l’attaque d’autrui. Aussi concerne-t-elle surtout ce genre de fautes par lesquelles on fait tort au prochain ; précisément ce genre de fautes est prohibé par la loi humaine, nous venons de le dire. 2. La loi humaine a pour but d’amener les hommes à la vertu, non d’un seul coup mais progressivement. C’est pourquoi elle n’impose pas tout de suite à la foule des gens imparfaits ce qui est l’apanage des hommes déjà parfaits : s’abstenir de tout mal. Autrement les gens imparfaits, n’ayant pas la force d’accomplir des préceptes de ce genre, tomberaient en des maux plus graves, selon les Proverbes (30, 33) : “ Qui se mouche trop fort, fait jaillir le sang. ” Et il est dit dans S. Matthieu (9, 17) que “ si le vin nouveau ”, c’est-à-dire les préceptes d’une vie parfaite, “ est mis dans de vieilles outres ” c’est-à-dire en des hommes imparfaits, “ les outres se rompent et le vin se répand ”, c’est-à-dire que les préceptes tombent dans le mépris, et par le mépris les hommes tombent en des maux plus graves. 3. La loi naturelle est une sorte de participation de la loi éternelle en nous ; mais la loi humaine est imparfaite par rapport à la loi éternelle. S. Augustin l’exprime nettement : “ Cette loi qui est portée pour régir les cités tolère beaucoup de choses et les laisse impunies, alors que la providence divine les châtie. Mais parce qu’elle ne réalise pas tout, on ne peut dire pour autant que ce qu’elle réalise soit à réprouver. ” C’est pourquoi la loi humaine ne peut pas défendre tout ce que la loi de nature interdit. Article 3 La loi humaine doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus ? Objections : 1. Il ne semble pas. Aux actes des vertus, en effet, s’opposent les actes vicieux. Or la loi humaine n’interdit pas tous les vices, on vient de le dire. Donc elle ne prescrit pas non plus les actes de toutes les vertus. 2. L’acte vertueux procède de la vertu. Mais la vertu est la fin de la loi, et de telle sorte que ce qui émane de la vertu ne peut tomber sous le précepte de la loi. Donc la loi humaine ne prescrit pas les actes de toutes les vertus. 3. La loi est ordonnée au bien commun, on l’a dit. Or certains actes des vertus ne sont pas ordonnés au bien commun, mais au bien privé. Donc la loi ne prescrit pas les actes de toutes les vertus. En sens contraire, Aristote écrit : “ La loi prescrit d’accomplir les actes de l’homme fort, ceux de l’homme tempérant et ceux de l’homme doux; de même pour les autres vertus et vices, elle prescrit les uns et prohibe les autres. ” Réponse : Les espèces des vertus se distinguent d’après leurs objets, nous l’avons vu précédemment. Or tous les objets des vertus peuvent se référer soit au bien privé d’une personne, soit au bien commun de la multitude; ainsi peut-on exercer la vertu de force, soit pour le salut de la patrie, soit pour défendre les droits d’un ami; et il en va de même pour les autres vertus. Or la loi, nous l’avons dit, est ordonnée au bien commun. C’est pourquoi il n’y a aucune vertu dont la loi ne puisse prescrire les actes. Toutefois, la loi humaine ne commande pas tous les actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent être ordonnés au bien commun, soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont directement accomplis en vue du bien commun; soit médiatement, par exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne discipline qui forme les citoyens à maintenir le bien commun de la justice et de la paix. Solutions : 1. La loi humaine n’interdit pas tous les actes vicieux par l’obligation d’un précepte, de même qu’elle ne prescrit pas tous les actes vertueux. Toutefois elle prohibe quelques actes de certains vices déterminés; et elle commande de la même manière certains actes de vertus déterminées. 2. Un acte est appelé vertueux de deux manières. D’une part lorsqu’un homme accomplit des actions vertueuses; ainsi, c’est un acte de justice que de respecter le droit, et c’est un acte de force que de manifester du courage. Et c’est ainsi que la loi prescrit certains actes de vertus. D’autre part, on parle d’un acte de vertu lorsque quelqu’un accomplit des actions vertueuses selon le mode d’agir de l’homme vertueux. Et un tel acte procède toujours de la vertu, mais il ne tombe plus sous le précepte de la loi ; il est plutôt la fin à laquelle le législateur veut amener. 3. Il n’y a pas, on vient de le dire, de vertu dont les actes ne puissent être ordonnés au bien général, soit médiatement, soit immédiatement. Article 4 La loi humaine s’impose-t-elle à l’homme de façon nécessaire dans le for de sa conscience ? Objections : 1. Il ne semble pas. En effet, une puissance subalterne ne peut pas imposer de loi qui ait valeur au jugement d’une puissance supérieure. Or la puissance de l’homme qui porte la loi humaine est inférieure à la puissance divine. Donc la loi humaine ne peut imposer de loi au jugement divin, qui est le jugement de la conscience. 2. Le jugement de la conscience dépend principalement des commandements divins. Cependant il arrive que les commandements divins soient annulés par les lois humaines, selon ces paroles de S. Matthieu (15, 6) : “ Vous avez annulé le précepte divin au nom de votre tradition. ” Donc la loi humaine n’impose pas sa nécessité à la conscience de l’homme. 3. Les lois humaines imposent souvent aux hommes calomnie et injustice, selon Isaïe (10, 1.2) : “ Malheur à ceux qui établissent des lois iniques et qui prescrivent des injustices afin d’opprimer les pauvres dans les procès et de faire violence au droit des humbles de mon peuple. ” Or il est permis à chacun de repousser l’oppression et la violence. Donc la loi humaine ne s’impose pas de façon nécessaire à la conscience de l’homme. En sens contraire, S. Pierre écrit (1 P 2, 19) “ C’est une grâce de supporter, par motif de conscience, des peines que l’on souffre injustement. ” Réponse : Les lois que portent les hommes sont justes ou injustes. Si elles sont justes, elles tiennent leur force d’obligation, au for de la conscience, de la loi éternelle dont elles dérivent, selon les Proverbes (8, 15) : “ C’est par moi que les rois règnent et que les législateurs décrètent le droit. ” Or, on dit que les lois sont justes, soit en raison de leur fin, quand elles sont ordonnées au bien commun, soit en fonction de leur auteur, lorsque la loi portée n’excède pas le pouvoir de celui qui la porte; soit en raison de leur forme, quand les charges sont réparties entre les sujets d’après une égalité de proportion en étant ordonnées au bien commun. En effet, comme l’individu est une partie de la multitude, tout homme, en lui-même et avec ce qu’il possède, appartient à la multitude; de même que toute partie, en ce qu’elle est, appartient au tout. C’est pourquoi la nature elle-même nuit à une partie pour sauver le tout. Selon ce principe, de telles lois qui répartissent proportionnellement les charges, sont justes, elles obligent au for de la conscience et sont des lois légitimes. Mais les lois peuvent être injustes de deux façons. D’abord par leur opposition au bien commun en s’opposant à ce qu’on vient d’énumérer, ou bien par leur fin, ainsi quand un chef impose à ses sujets des lois onéreuses qui ne concourent pas à l’utilité commune, mais plutôt à sa propre cupidité ou à sa propre gloire ; soit du fait de leur auteur, qui porte par exemple une loi en outrepassant le pouvoir qui lui a été confié ; soit encore en raison de leur forme, par exemple lorsque les charges sont réparties inégalement dans la communauté, même si elles sont ordonnées au bien commun. Des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois, parce que “ une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas être une loi ”, dit S. Augustin. Aussi de telles lois n’obligent-elles pas en conscience, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit, selon ces paroles en S. Matthieu (6, 40) : “ Si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, accompagne-le encore deux mille pas; et si quelqu’un te prend ta tunique, donne-lui aussi ton manteau. ” Les lois peuvent être injustes d’une autre manière : par leur opposition au bien divin ; telles sont les lois tyranniques qui poussent à l’idolâtrie ou à toute autre conduite opposée à la loi divine. Il n’est jamais permis d’observer de telles lois car, “ il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ” (Ac 5, 29). Solutions : 1. Comme le dit S. Paul (Rm 13, 1) “ Toute puissance humaine vient de Dieu... c’est pourquoi celui qui résiste au pouvoir ”, dans le choses qui relèvent de ce pouvoir, “ résiste l’ordre de Dieu. ” A ce titre, il devient coupable en conscience. 2. Cet argument vaut pour les lois humaines qui sont ordonnées contre le commandement de Dieu. Et le domaine de la puissance humaine ne s’étend pas jusque-là. Il ne faut donc pas obéir à de telles lois. 3. Cet argument vaut pour la loi qui opprime injustement ses sujets; là aussi le domaine de la puissance accordée par Dieu ne s’étend pas jusque-là. Aussi, dans des cas semblables, l’homme n’est pas obligé d’obéir à la loi, si sa résistance n’entraîne pas de scandale ou d’inconvénient majeur. Article 5 Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine ? Objections : 1. Il semble que non. Ceux-là seuls, en effet, sont soumis à la loi qui en sont les destinataires. Or S. Paul écrit (1 Tm 1, 9) : “ La loi n’a pas été instituée pour le juste. ” Donc les justes ne sont pas soumis à la loi humaine. 2. Le pape Urbain déclare ceci, qui est inséré dans les Décrets : “ Celui qui est conduit par une loi privée, aucun motif n’exige qu’il soit contraint par une loi publique. ” Mais c’est par la loi privée du Saint-Esprit que sont conduits tous les hommes spirituels qui sont fils de Dieu, selon l’épître aux Romains (8, 14) : “ Ceux qui sont menés par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. ” Donc les hommes ne sont pas tous soumis à la loi humaine. 3. Justinien dit que “ le prince est dégagé des lois ”. Mais celui qui est dégagé de la loi ne lui est plus soumis. Donc tous ne sont pas soumis à la loi. En sens contraire, S. Paul demande (Rm 13, 1) : “ Que chacun soit soumis au pouvoir supérieur. ” Mais celui-là ne semble guère soumis au pouvoir qui n’est pas soumis à la loi portée par ce pouvoir. Donc tous les hommes doivent être soumis à la loi humaine. Réponse : Comme il ressort des explications précédentes, la notion de loi comporte deux éléments : elle est la règle des actes humains, et elle a une force de cœrcition. L’homme pourra donc être soumis à la loi de deux manières. D’abord, comme ce qui est réglé par rapport à la règle. De cette façon, tous ceux qui sont soumis à un pouvoir sont soumis à la loi portée par ce pouvoir. Qu’on ne soit pas soumis à ce pouvoir peut arriver de deux façons. En premier lieu, parce qu’on est purement et simplement exempt de sa juridiction. Ainsi ceux qui font partie d’une cité ou d’un royaume, ne sont pas soumis aux lois du chef d’une autre cité ou d’un autre royaume, pas plus qu’ils ne sont soumis à son autorité. En second lieu, on peut échapper à un pouvoir parce qu’on est régi par une loi plus haute. Par exemple, si l’on est soumis à un proconsul, on doit subir la règle de son commandement, sauf toutefois dans les affaires où l’on aurait obtenu une dispense de l’empereur ; dans ce domaine, en effet, on n’est plus astreint à l’obéissance envers le subalterne, puisqu’on est dirigé immédiatement par un commandement supérieur. A cet égard, il peut arriver que l’on soit soumis en principe à une loi, et cependant qu’on soit exempté de quelque disposition particulière de cette loi, étant sur ce point régi directement par une loi supérieure. On peut encore être soumis à la loi d’une autre manière : lorsqu’on subit une contrainte imposée. C’est en ce sens que les hommes vertueux et justes ne sont pas soumis à la loi, mais seulement les mauvais. En effet, ce qui est imposé par la contrainte et la violence est contraire à la volonté. Or la volonté des bons s’accorde avec la loi; c’est la volonté des mauvais qui s’y oppose. En ce sens, ce ne sont pas les bons qui sont sous la loi, mais uniquement les mauvais. Solutions : 1. Cet argument vaut pour la sujétion qui s’exerce sous forme de contrainte. En ce sens, “ la loi n’est pas instituée pour le juste ” ; parce que “ ceux-là sont à eux-mêmes leur propre loi montrant la réalité de la loi écrite dans leur cœur ”, comme S. Paul le dit dans l’épître aux Romains (2, 14). A leur égard la loi n’exerce pas sa contrainte comme elle le fait vis-à-vis des hommes injustes. 2. La loi de l’Esprit Saint est supérieure à toute loi portée par les hommes. C’est pourquoi les hommes spirituels, dans la mesure même où ils sont conduits par la loi de l’Esprit Saint, ne sont pas soumis à la loi en tout ce qui s’opposerait à cette conduite du Saint-Esprit. Toutefois cela même rentre dans la conduite de l’Esprit Saint, que les hommes spirituels se soumettent aux lois humaines, selon ces paroles de S. Pierre (1 P 2, 13) : “ Soyez soumis à toute créature humaine à cause de Dieu. ” 3. Si l’on dit que le prince est dégagé de la loi, c’est quant à sa force contraignante ; en effet, personne n’est contraint, à proprement parler, par soi-même ; et la loi n’a force de contrainte que par la puissance du chef. C’est de cette manière que le prince est dit dégagé de la loi, parce que nul ne peut porter de condamnation contre soi-même au cas où il agirait contre la loi. C’est pourquoi sur ce passage du Psaume (51, 6) “ Contre toi seul j’ai péché ”, la Glose déclare “ Le roi ne connaît pas d’homme qui juge ses actes. ” Au contraire, s’il s’agit du rôle de direction exercé par la loi, le prince doit s’y soumettre de son propre gré selon ce qui est écrit dans les Décrétales de Grégoire IX : “ Quiconque fixe un point de droit pour autrui, doit s’appliquer ce droit à soi-même. ” Et l’autorité du Sage déclare : “ Supporte toi-même la loi que tu as établie. ” Un reproche, du reste, est adressé par le Seigneur “ à ceux qui parlent et ne font pas ; qui imposent aux autres de lourds fardeaux qu’ils ne veulent pas même remuer du doigt ”, selon Matthieu (23, 3). C’est pourquoi, devant le jugement de Dieu, le prince n’est pas dégagé de la loi, quant à sa puissance de direction ; il doit exécuter la loi de plein gré et non par contrainte. Le prince est enfin au-dessus de la loi en ce sens que, s’il le juge expédient, il peut modifier la loi ou en dispenser suivant le lieu et le temps. Article 6 Chez ceux qui sont soumis à la loi, est-il permis d’agir en dehors des termes de la loi ? Objections : 1. Il semble que non. S. Augustin dit en effet : “ Quant aux lois temporelles, bien que les hommes en jugent au moment où ils les établissent, toutefois lorsqu’elles auront été instituées et confirmées, il ne sera plus permis de les juger ; il faudra plutôt juger d’après elles. ” Or, si l’on passe outre aux termes de la loi, en prétendant respecter l’intention du législateur, on semble juger la loi. Donc il n’est pas permis à celui qui est soumis à la loi d’agir en dehors de ses termes pour respecter l’intention du législateur. 2. Il appartient d’interpréter les lois à celui-là seul qui est chargé de les établir. Or ce n’est pas aux sujets qu’il revient de porter des lois. Ce n’est donc pas à eux qu’il appartient d’interpréter l’intention du législateur; ils doivent toujours agir selon les termes de la loi. 3. Tout homme sage sait expliquer son intention par ses paroles. Or les législateurs doivent être rangés parmi les sages. La Sagesse dit en effet (Pr 8, 15) : “ C’est par moi que les rois gouvernent et que les législateurs décrètent le droit. ” Donc on ne peut juger l’intention du législateur que d’après les termes de la loi. En sens contraire, S. Hilaire écrit : “ Le sens des mots doit se prendre des motifs qui les ont dictés ; car ce n’est pas la réalité qui doit être soumise au langage, mais le langage à la réalité. ” Donc, il faut davantage prendre garde au motif qui a inspiré le législateur qu’aux termes mêmes de la loi. Réponse : Toute loi, avons-nous dit, est ordonnée au salut commun des hommes, et c’est seulement dans cette mesure qu’elle acquiert force et raison de loi ; dans la mesure, au contraire, où elle y manque, elle perd de sa force d’obligation. Aussi Justinien dit-il que “ ni le droit ni la bienveillance de l’équité ne souffre que ce qui a été sainement introduit pour le salut des hommes, nous le rendions sévère par une interprétation plus dure, au détriment du salut des hommes ”. Or il arrive fréquemment qu’une disposition légale utile à observer pour le salut public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son intention sur l’utilité commune. C’est pourquoi, s’il surgit un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c’est évidemment utile au salut commun en règle générale ; mais s’il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très préjudiciable cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. C’est pourquoi, en ce cas, il faudrait ouvrir ses portes contre la lettre de la loi, afin de sauvegarder l’intérêt général que le législateur avait en vue. Il faut toutefois remarquer que si l’observation littérale de la loi n’offre pas un danger immédiat, auquel il faille s’opposer aussitôt, il n’appartient pas à n’importe qui d’interpréter ce qui est utile ou inutile à la cité. Cela revient aux princes, qui ont autorité pour dispenser de la loi en des cas semblables. Cependant, si le danger est pressant, ne souffrant pas assez de délai pour qu’on puisse recourir au supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la dispense ; car nécessité n’a pas de loi. Solutions : 1. Celui qui, en cas de nécessité, agit indépendamment du texte de la loi, ne juge pas la loi elle-même, mais seulement un cas singulier où il voit qu’on ne doit pas observer la lettre de la loi. 2. Celui qui se conforme à l’intention du législateur n’interprète pas la loi de façon absolue, mais seulement dans ce cas où il est manifeste, par l’évidence du préjudice causé, que le législateur avait une autre intention. S’il y a doute, il doit ou bien agir selon les termes de la loi, ou bien consulter le supérieur. 3. La sagesse d’aucun homme n’est si grande qu’il puisse imaginer tous les cas particuliers ; et c’est pourquoi il ne peut pas exprimer d’une façon suffisante tout ce qui conviendrait au but qu’il se propose. A supposer même que le législateur puisse envisager tous les cas, il vaudrait mieux qu’il ne les exprime pas, pour éviter la confusion ; il devrait légiférer selon ce qui arrive la plupart du temps. |