Question 109 LA VÉRITÉ Étudions maintenant la vérité (Q. 109) et les vices opposés (Q. 110-113). 1. Est-elle une vertu ? - 2. Une vertu spéciale ? - 3. Fait-elle partie de la justice ? - 4. Doit-elle diminuer plutôt qu’exagérer ? Article 1 La vérité est-elle une vertu ? Objections : 1. Il semble que non, car la première des vertus est la foi, qui a la vérité pour objet. Donc, puisque l’objet est antérieur à l’habitus et à l’acte, il apparaît que la vérité est quelque chose d’antérieur à la vertu. 2. Comme dit Aristote il revient à la vérité que “ l’on dise de soi-même ce qu’il en est, ni plus ni moins ”. Mais cela n’est pas toujours louable, ni s’il s’agit du bien, car on lit dans les Proverbes (27, 2) : “ Qu’autrui fasse ton éloge, mais non ta propre bouche ” ; ni s’il s’agit du mal, car on lit cette critique dans Isaïe (3, 9) : “ Ils étalent leur péché, comme Sodome, au lieu de le dissimuler. ” Donc la vérité n’est pas une vertu. 3. Toute vertu est théologale, ou intellectuelle, ou morale. Or la vérité n’est pas une vertu théologale car elle a pour objet non pas Dieu mais les affaires temporelles. Cicéron dit en effet : “ La vérité dit, sans rien y changer, ce qui est, fut, ou sera. ” Elle ne fait pas partie des vertus intellectuelles; elle est leur fin. Et elle n’est pas une vertu morale, car elle ne consiste pas en un milieu entre l’excès et le défaut, car plus on dit vrai, mieux cela vaut. En sens contraire, Aristote la place au nombre des vertus. Réponse : Le mot vérité peut avoir deux sens. Dans le premier, c’est ce qui fait dire d’une chose qu’elle est vraie. En ce sens, elle n’est pas une vertu, mais l’objet ou la fin de la vertu. En effet, elle n’est pas une espèce d’habitus, mais une certaine égalité entre l’intelligence ou le signe intellectuel et la réalité comprise et signifiée, ou encore entre une chose et sa règle ou son modèle, comme nous l’avons montré dans la première Partie. - Dans le second sens, c’est ce qui fait qu’un homme dit la vérité, et c’est ce qui fait dire de lui qu’il est véridique. Ainsi définie, la vérité est évidemment une vertu : car, dire ce qui est vrai est un acte bon, mais c’est la vertu “ qui rend bon celui qui la possède et aussi rend son œuvre bonne. ” Solutions : 1. Il s’agit ici de la vérité entendue au premier sens. 2. Parler de soi, dans la mesure où l’on dit vrai, est une chose bonne, mais d’une bonté générale qui ne suffit pas à en faire un acte de vertu ; il faut encore que toutes les circonstances soient ce qu’elles doivent être ; autrement, l’acte sera vicieux. Ainsi en est-il quand, sans juste motif, on fait son propre éloge, à supposer même qu’il soit vrai. Ainsi en est-il encore lorsque l’on rend public le mal que l’on a fait, soit par forfanterie, soit que la manifestation n’ait aucune utilité. 3. Celui qui dit vrai emploie certains signes conformes à la réalité : des mots, des gestes et autres choses extérieures. Or, les vertus morales seules règlent l’emploi de ces choses, comme aussi l’usage de nos membres pour autant qu’ils sont soumis à la volonté. La vérité n’est donc ni une vertu théologale, ni une vertu intellectuelle, mais une vertu morale. Elle tient le milieu entre l’excès et le défaut de deux manières. 1° Par rapport à l’objet, puisque le vrai, par sa nature même, comporte une certaine égalité, et donc, comme tout ce qui est égal à quelque chose, il se tient entre le trop et le trop peu. Ainsi celui qui dit vrai de lui-même occupe-t-il le milieu entre celui qui exagère et celui qui atténue. - 2° Par rapport à l’acte, il tient le milieu en ce qu’il dit vrai quand il faut et comme il faut. Ici, l’excès consiste à parler de soi alors qu’on devrait se taire ; le défaut, à se taire alors qu’on devrait parier. Article 2 La vérité est-elle une vertu spéciale ? Objections : 1. Il semble que non, car le vrai et le bon sont interchangeables. Or la bonté n’est pas une vertu spéciale, bien au contraire toute vertu est bonté puisque “ elle rend bon celui qui la possède ”. 2. Manifester ce qui appartient à l’homme est l’acte de la vérité dont nous parlons. Mais cela est le fait de toute vertu, car tout habitus vertueux se manifeste par son acte propre. 3. On appelle “ vérité de la vie ” une conduite droite. C’est de cela que parle Ézéchias (Is 38, 3) : “ Souviens-toi, Seigneur, que je me suis conduit selon la vérité et avec un cœur loyal. ” Mais toutes les vertus font vivre selon la vérité, on l’a vu par la définition de la vertu donnée précédemment. 4. La vérité semble identique à la simplicité, car toutes deux s’opposent à la simulation. Mais la simplicité n’est pas une vertu spéciale, car elle constitue “ l’intention droite ” requise en toute vertu. En sens contraire, Aristote l’énumère avec les autres vertus. Réponse : La vertu a pour fonction de “ rendre bon l’acte humain ”. Aussi, lorsqu’il se rencontre dans un acte une raison spéciale de bonté, est-il nécessaire qu’une vertu spéciale y dispose. Et puisque l’ordre, selon S. Augustin est l’un des éléments du bien, il s’ensuit qu’une raison spéciale de bonté se dégage d’un ordre déterminé. Or, c’est un type d’ordre spécial, que les paroles et les actions soient conformes à la réalité qu’elles expriment, comme le signe à la chose signifiée; et la vertu de vérité a pour fonction de perfectionner l’homme sur ce point. Elle est donc évidemment une vertu spéciale. Solutions : 1. Il y a convertibilité entre le vrai et le bien par le sujet où ils se rencontrent - tout ce qui est vrai est bon, tout ce qui est bon est vrai. Mais selon leur raison propre, ils se dépassent l’un l’autre. Il en est d’eux comme de l’intelligence et de la volonté qui se compénètrent et se débordent, car l’intelligence comprend la volonté et beaucoup d’autres choses ; la volonté désire le bien de l’intelligence et beaucoup d’autres biens. Aussi le vrai, selon sa raison propre de perfection de l’intelligence, est un bien particulier en tant que réalité désirable. Le bien, pareillement, selon sa raison propre, selon qu’il est fin de l’appétit, est quelque chose de vrai en tant qu’il est intelligible. Donc, puisque la vertu inclut la notion de bien, la vérité peut être une vertu spéciale, comme le vrai est un bien spécial. Au contraire, la bonté ne le peut pas, puisque selon sa raison propre, elle est plutôt un genre dont la vertu est une espèce. 2. Les habitus des vertus et des vices sont spécifiés par l’objet qu’ils se proposent, et non pas par ce qui est accidentel et en dehors de ce propos. On parle de soi, parce qu’on veut se faire connaître : c’est donc un acte de la vertu de vérité; les autres vertus peuvent nous faire connaître, mais sans avoir directement et premièrement cette intention. L’homme courageux veut faire acte de courage; que, par son acte, il manifeste le courage qui était en lui, c’est une conséquence qu’il n’avait pas principalement en vue. 3. Quand on parle de la vérité de la vie, il s’agit de la vérité par laquelle quelque chose est vrai, et non pas de la vérité par laquelle quelqu’un dit vrai. Comme toute autre chose, la vie est dite vraie quand elle est conforme à ce qui est sa règle et sa mesure, c’est-à-dire la loi divine : cette conformité lui donne sa droiture. Pareille vérité, pareille droiture est commune à toutes les vertus. 4. Simplicité s’oppose à duplicité. Être double, c’est avoir une chose dans la pensée et en exprimer une autre. En ce sens, la simplicité se rattache à la vérité. Elle rend l’intention droite, non pas directement puisque c’est la tâche de toute vertu, mais en excluant la duplicité où l’on met en avant autre chose que ce qu’on veut vraiment. Article 3 La vérité fait-elle partie de la justice ? Objections : 1. Il semble que non. En effet le propre de la justice est de rendre à autrui ce qui lui est dû. Mais quand on dit la vérité, on ne rend pas son dû à autrui comme on le fait dans toutes les parties de la justice que nous venons d’étudier. Donc la vérité ne fait pas partie de la justice. 2. La vérité ressortit à l’intelligence. Mais nous avons établi que la justice relève de la volonté. La vérité n’est donc pas une partie de la justice. 3. S. Jérôme distingue trois vérités : “ la vérité de la vie, la vérité de la justice et la vérité de la doctrine ”, dont aucune ne fait partie de la justice. Car la vérité de la vie englobe toute les vertus, on vient de le dire. La vérité de la justice s’identifie à cette vertu et n’en est donc pas une partie, et la vérité de la doctrine se rapporte plutôt aux vertus intellectuelles. Donc la vérité n’est à aucun titre une partie de la justice. En sens contraire, Cicéron situe la vérité parmi les parties de la justice. Réponse : Comme nous l’avons dit précédemment, si une vertu est annexée à la justice comme une vertu secondaire à la vertu principale, c’est en partie parce qu’elle a quelque chose de commun avec elle, et en partie parce qu’elle réalise imparfaitement sa raison complète. Or la vertu de vérité rejoint la justice en deux points. D’abord en ce qu’elle regarde autrui. La manifestation, dont nous avons dit qu’elle est l’acte de la vérité In, s’adresse à autrui : un homme manifeste à un autre ce qui le concerne lui-même. Ensuite la justice établit une égalité entre les choses, et la vertu de vérité établit une égalité entre les signes et les choses. Mais la vérité reste inférieure à la raison propre de justice quant à la raison de dette. Car cette vertu ne s’attache pas, comme la justice, à la dette légale, mais plutôt à la dette morale en tant qu’honnêtement un homme doit à un autre la manifestation de la vérité. C’est ainsi que la vérité est une partie de la justice, comme une vertu secondaire annexe de la principales. Solutions : 1. Parce que l’homme est un animal social, un homme doit à un autre, par nature, ce qui est indispensable au maintien de la société humaine. Or les hommes ne pourraient pas vivre ensemble s’ils n’avaient pas de confiance réciproque, c’est-à-dire s’ils ne se manifestaient pas la vérité. Donc, d’une certaine façon, la vertu de vérité rejoint la raison de dette. 2. Connaître la vérité se rapporte à l’intelligence. Mais par sa volonté qui dispose de ses habitus et de ses membres, l’homme peut produire des signes extérieurs pour faire connaître la vérité. C’est ainsi que la manifestation de la vérité est un acte de la volonté. 3. La vérité dont nous parlons n’est pas la vérité de la vie, nous l’avons dit plus haut. La vérité de la justice peut s’entendre de deux façons. 1° La justice est une règle dérivée de la règle première qui est la loi de Dieu. Ainsi elle se distingue de la vérité de la vie qui est la règle de la vie personnelle, tandis qu’elle est la règle à laquelle doivent se conformer les jugements qui intéressent le prochain. En ce sens, pas plus que la vérité de la vie, la vérité de la justice ne concerne la vérité dont nous traitons ici. 2° D’autre part, la justice est un sentiment qui pousse à dire la vérité, par exemple à faire un aveu ou à témoigner devant le juge. La vérité ainsi entendue est un acte particulier de la vertu de justice, mais elle ne se rattache pas directement à la vérité dont nous traitons, car cette manifestation du vrai a pour objet principal le droit d’autrui. C’est ce qu’exprime Aristote en ces termes : “ Nous ne parlons pas ici de la vérité des aveux, ni de tout ce qui touche à la justice ou à l’injustice. ” La vérité de la doctrine consiste en une certaine manifestation des réalités vraies qui sont l’objet de la science, ce qui est encore autre chose que la vérité par laquelle “ on se montre, en paroles et en actes, tel que l’on est, ni plus, ni moins, ni autrement ”. - Cependant, comme les vérités scientifiques, en tant que connues par nous, sont en nous et à nous, sous ce rapport la vérité doctrinale peut se rattacher à notre vertu, comme aussi toute expression vraie, paroles ou actes, par laquelle on manifeste ce que l’on connaît. Article 4 La vertu de vérité incline-t-elle à diminuer les choses ? Objections : 1. Il semble que non, car on commet une fausseté en disant moins aussi bien qu’en disant plus : que quatre égale cinq n’est pas plus faux que quatre égale trois. Mais, selon Aristote, “ tout ce qui est faux est essentiellement mauvais et haïssable ”. Donc la vertu de vérité n’incline pas davantage à diminuer qu’à exagérer. 2. Qu’une vertu incline vers un extrême plus que vers l’autre, cela vient de ce que le milieu de cette vertu est plus proche d’un extrême que de l’autre ; ainsi la force est plus proche de l’audace que de la timidité. Mais le milieu de la vérité n’est pas plus proche d’un extrême que de l’autre, parce que la vérité étant une égalité, se trouve dans un milieu strictement exact. 3. Celui qui nie la vérité semble s’éloigner de la vérité par défaut, et celui qui y ajoute, par excès. Mais celui qui nie la vérité semble s’opposer à la vérité plus que celui qui exagère, car la vérité n’est pas compatible avec la négation, mais compatible avec l’exagération. Il semble donc que la vertu de vérité doive incliner plutôt au plus qu’au moins. En sens contraire, Aristote dit que selon cette vertu l’homme doit plutôt incliner vers le moins. Réponse : S’écarter de la vérité dans le sens du moins peut se produire de deux façons. D’abord par affirmation : par exemple lorsque quelqu’un ne manifeste pas tout le bien qui est en lui, comme sa science, sa sainteté, etc. Cela se fait sans blesser la vérité, puisque le moins est contenu dans le plus. En ce sens la vertu de vérité incline vers le moins. Car cela, dit Aristote, “ paraît plus prudent parce que les exagérations sont insupportables ”. Les hommes qui exagèrent leurs qualités sont insupportables parce qu’ils semblent vouloir dépasser les autres. Tandis que les hommes qui se diminuent sont agréables par leur modestie qui s’abaisse au niveau des autres. Ce qui fait dire à S. Paul (2 Co 12, 6) : “ Si je voulais m’enorgueillir, ce ne serait pas de la folie, car je ne dirais que la vérité. Mais j’évite de le faire, pour qu’on n’ait pas sur mon compte une idée plus favorable qu’en me voyant ou en m’écoutant. ” On peut aussi diminuer la vérité par négation : on nie les qualités que l’on a. Mais cette diminution n’appartient pas à la vertu de vérité, car on y rencontre la fausseté. Et pourtant cela même serait moins contraire à la vertu, non selon la raison propre de vérité, mais selon la prudence, qu’il faut garder dans toutes les vertus. En effet, il est plus contraire à la prudence, parce que plus périlleux pour nous, et plus pénible pour les autres, de s’estimer et de se vanter pour les qualités qu’on n’a pas, plutôt que de ne pas juger ou ne pas dire les qualités qu’on a réellement. Solutions : Tout cela répond aux Objections. |