Question 112 LA JACTANCE Il faut étudier maintenant d’abord la jactance (Q. 112), puis l’ironie (Q. 113), qui font partie du mensonge selon Aristote. 1. A quelle vertu est-elle contraire ? - 2. Est-elle péché mortel ? Article 1 A quelle vertu la jactance est-elle contraire ? Objections : 1. Il ne semble pas qu’elle s’oppose à la vertu de vérité. Car c’est le mensonge qui s’oppose à celle-ci. Or il peut y avoir jactance sans mensonge, comme lorsque quelqu’un étale sa puissance. On lit en effet (Est 1, 3.4) : “ Assuérus fit un grand festin pour montrer les richesses de sa gloire et de sa royauté, la grandeur et l’éclat de sa puissance. ” 2. S. Grégoire fait de la jactance une des quatre espèces de l’orgueil, celle où l’on se vante d’avoir ce qu’on n’a pas. Aussi est-il écrit en Jérémie (48, 29.30) : “ Nous avons appris l’orgueil de Moab, son arrogance excessive. Sa prétention, sa superbe, l’orgueil de son cœur, moi je les connais, dit le Seigneur. je connais sa jactance, à laquelle ne correspond pas son courage. ” Et d’après S. Grégoire, la jactance net de la vaine gloire. Or l’orgueil et la vaine gloire s’opposent à l’humilité. Ce n’est donc pas à la vérité que s’oppose la jactance, mais à l’humilité. 3. Il apparaît que la jactance est causée par la richesse, d’après le livre de la Sagesse (5, 8) : “ A quoi nous a servi l’orgueil ? Que nous a procuré la jactance des richesses ? ” Mais l’excès de richesse paraît relever du péché d’avarice, qui s’oppose à la justice ou à la libéralité. La jactance ne s’oppose donc pas à la vertu de vérité. En sens contraire, Aristote affirme que la jactance s’oppose à la vérité. Réponse : La jactance au sens propre paraît impliquer que l’on s’exalte soi-même en paroles, car ce que l’homme veut jeter (jactance) au loin, il l’élève. Or, à proprement parler, on s’exalte quand on parle de soi-même au-dessus de ce qu’on est. Cela peut arriver de deux façons. D’abord lorsque quelqu’un parle de soi non pas en dépassant la vérité, mais en dépassant l’opinion que les hommes ont de lui. C’est ce que l’Apôtre veut éviter lorsqu’il écrit (2 Co 12, 6) : “ je m’abstiens, de peur qu’on ne se fasse de moi une idée supérieure à ce qu’on voit en moi ou à ce qu’on m’entend dire. ” Une autre façon, c’est de s’exalter soi-même en paroles au-dessus de ce qu’on est en réalité. Et parce qu’il faut juger quelque chose plutôt sur ce qu’il est en lui-même que sur ce qu’il est dans l’opinion d’autrui, on parle plus proprement de jactance quand quelqu’un s’élève au-dessus de ce qu’il est, que lorsqu’il s’élève au-dessus de ce qu’il est dans l’opinion d’autrui, en qu’on puisse parler de jactance dans les deux cas. C’est pourquoi la jactance proprement dite s’oppose par excès à la vertu de vérité. Solutions : 1. Cet argument vaut pour la jactance qui relève quelqu’un dans l’opinion. 2. On peut considérer de deux façons le péché de jactance. D’abord selon l’espèce de l’acte. Et ainsi il s’oppose à la vérité, comme on vient de le dire à l’instant. On peut encore le considérer selon la cause dont il dérive, sinon toujours du moins le plus souvent. Et ainsi la jactance procède de l’orgueil, comme d’une cause qui la meut et la pousse de l’intérieur, car du fait qu’on s’élève intérieurement au-dessus de soi-même par arrogance, il s’ensuit souvent qu’à l’extérieur on se vante à l’excès. Mais parfois on cède à la jactance non par arrogance, mais par une certaine vanité, et on y prend plaisir parce qu’on est devenu tel par habitus. C’est pourquoi l’arrogance par laquelle on s’élève au-dessus de soi-même est une espèce d’orgueil, qui ne s’identifie pas à la jactance, mais qui la cause fréquemment, si bien que S. Grégoire la met parmi les espèces de l’orgueil. En effet, le vantard cherche le plus souvent à obtenir la gloire par sa jactance. Et c’est pourquoi, selon S. Grégoire, la jactance naît de la vaine gloire qui a pour elle raison de fin. 3. L’opulence, elle aussi, produit la jactance de deux façons. D’une façon occasionnelle en tant qu’on s’enorgueillit de ses richesses. C’est pourquoi le livre des Proverbes (8, 18) associe orgueil et richesse. Et l’opulence produit la jactance en lui servant de fin, car, selon Aristote, certains se vantent non seulement en vue de la gloire, mais aussi en vue du gain, en s’attribuant des capacités lucratives, par exemple en se faisant passer pour des médecins, des sages, ou des devins. Article 2 La jactance est-elle péché mortel ? Objections : 1. Il semble bien, car on lit dans les Proverbes (28, 25 Vg) : “ Celui qui se vante et se gonfle excite les querelles. ” Mais c’est là péché mortel, car “ Dieu déteste ceux qui sèment les discordes ” (Pr 6, 19). Donc la jactance est péché mortel. 2. Tout ce qui est interdit par la loi de Dieu est péché mortel. Mais sur l’Ecclésiastique (6, 2) : “ Ne t’exalte pas dans les pensées de ton âme ”, la Glose dit que Dieu “ interdit la jactance et l’orgueil ”. 3. La jactance est une sorte de mensonge. Or elle n’est pas un mensonge officieux, ni joyeux. On le voit d’après la fin poursuivie par le mensonge. Selon le Philosophe “ le vantard se met au-dessus de la réalité, parfois sans aucun motif, parfois en vue de la gloire ou de l’honneur, parfois pour de l’argent ”. Son mensonge n’est donc, évidemment, ni joyeux ni officieux. Il en reste qu’il est toujours pernicieux, et il apparaît donc qu’il est toujours péché mortel. En sens contraire, la jactance, selon S. Grégoire vient de la vaine gloire, qui n’est pas toujours un péché mortel, mais un péché véniel qu’on n’évite pas sans une très grande perfection. Car il dit : “ C’est être très parfait que de chercher la gloire de Dieu dans les bonnes œuvres que l’on fait, au lieu d’une joie égoïste dans les louanges qu’on peut en recevoir. ” La jactance n’est donc pas toujours péché mortel. Réponse : Comme on l’a dit précédemment, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité. Or la jactance peut être envisagée à un double point de vue. D’abord en elle-même, comme mensonge. Ainsi elle est un péché mortel si le mensonge par lequel on se glorifie soi-même porte atteinte à la gloire de Dieu : tel le roi de Tyr auquel le prophète Ezéchiel (28, 2) reprochait sa jactance : “ Ton cœur s’est élevé, tu as dit : "je suis un dieu" ” ; ou s’il blesse la charité envers le prochain que l’on insulte en se vantant : tel le pharisien, quand il disait (Lc 18, 11) : “ je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, ni encore comme ce publicain. ” Mais parfois elle est péché véniel, si les mensonges dont on se prévaut ne sont ni contre Dieu ni contre le prochain. Ensuite, la jactance peut être envisagée dans sa cause : l’orgueil, le désir du gain ou de la vaine gloire. Si elle procède d’un orgueil ou d’une vaine gloire qui soit péché mortel, elle sera péché mortel elle aussi. Autrement elle sera péché véniel. Mais parfois, quand la jactance se déchaîne par appétit de lucre, cela semble relever de la tromperie et du préjudice contre le prochain. Et c’est pourquoi une telle jactance est plus proche du péché mortel. “ Se vanter pour gagner de l’argent, dit Aristote est plus laid que pour se glorifier et se faire valoir. ” Ce n’est cependant pas toujours péché mortel, car il peut y avoir un gain qui ne cause pas de préjudice à autrui. Solutions : 1. Celui qui se vante pour exciter des querelles, pèche mortellement. Mais il arrive que la jactance n’ait avec les disputes qu’un rapport accidentel ; elle n’est pas alors péché mortel. 2. La Glose parle ici de la jactance inspirée par un orgueil interdit, et qui est péché mortel. 3. La jactance ne comporte pas toujours un mensonge pernicieux, mais seulement dans les cas où, soit par elle-même, soit par sa cause, elle est contraire à l’amour de Dieu ou du prochain. - Se vanter pour le plaisir que l’on y trouve, c’est quelque chose de vain, dit Aristote et qui peut donc être ramené au mensonge joyeux; à moins que l’on s’y affectionne tellement que l’on méprise à cause de cela les commandements de Dieu; ce serait évidemment aller contre l’amour dû à Dieu, en qui seul notre âme doit se reposer comme en sa fin ultime. - Se vanter pour acquérir gloire et argent semble se rattacher au mensonge officieux, à condition que ce ne soit pas au préjudice du prochain, ce qui en ferait un mensonge pernicieux. |