Question 129 LA MAGNANIMITÉ Il faut maintenant étudier chacune des parties de la force, mais en les ramenant toutes aux quatre principales données par Cicéron sauf que nous mettons à la place de la confiance la magnanimité dont traite Aristote. Nous étudierons donc : 1° la magnanimité (Q. 129) ; 2° la magnificence (Q. 134-135) ; 3° la patience (Q. 136) ; 4° la persévérance (Q. 137-138). Après avoir étudié la magnanimité, nous étudierons les vices opposés (Q. 130-133). 1. Concerne-t-elle les honneurs ? - 2. Seulement les grands honneurs ? - 3. Est-elle une vertu ? - 4. Une vertu spéciale ? - 5. Fait-elle partie de la force ? - 6. Quels sont ses rapports avec la confiance ? - 7. Avec la sécurité ? - 8. Avec les biens de la fortune ? Article 1 La magnanimité concerne-t-elle les honneurs ? Objections : 1. Il ne semble pas. Car la magnanimité réside dans l’appétit irascible, ce qu’on voit à son nom, car magnanimité équivaut à " grandeur d’âme ", âme signifiant ici la puissance irascible, selon Aristote qui dit : " Dans l’appétit sensible se trouvent le désir et l’âme " c’est-à-dire le concupiscible et l’irascible. Mais l’honneur est un bien pour le concupiscible, puisqu’il récompense la vertu. Il apparaît donc que la magnanimité ne concerne pas les honneurs. 2. Étant une vertu morale, la magnanimité doit concerner ou les passions ou les actions. Or elle ne concerne pas les actions, car elle serait alors une partie de la justice. Il reste donc qu’elle concerne les passions. Mais l’honneur n’est pas une passion. Donc la magnanimité ne concerne pas les honneurs. 3. La magnanimité semble se rattacher à la recherche plus qu’à la fuite, car on appelle magnanime celui qui tend à la grandeur. Or on ne loue pas les gens vertueux de désirer les honneurs, mais plutôt de les fuir. En sens contraire, le Philosophe dit : " La magnanimité concerne les honneurs et le déshonneur. " Réponse : En vertu de son nom, la magnanimité implique une âme qui tend à la grandeur. Or on reconnaît la nature d’une vertu à deux choses : à la matière que son action concerne ; à son acte propre qui consiste à traiter cette matière de la façon requise. Et parce que l’habitus de la vertu se détermine au premier chef par son acte, on appelle un homme magnanime parce que son âme est orientée vers un acte plein de grandeur. Or un acte peut être appelé grand de deux façons : relativement ou absolument. Un acte peut être appelé grand de façon relative alors même qu’il consiste à employer une chose petite ou médiocre, mais de façon excellente. Mais l’acte simplement et absolument grand est celui qui consiste dans l’emploi excellent d’un bien supérieur. Or, ce qui est mis à l’usage de l’homme, ce sont les biens extérieurs, dont le plus élevé absolument est l’honneur. Cela, parce qu’il est tout proche de la vertu, en tant qu’il lui rend témoignage, comme nous l’avons établi plus haut en outre, parce qu’il est rendu à Dieu et aux êtres les plus parfaits, et parce que les hommes font tout passer après la conquête de l’honneur et le rejet de la honte. Ainsi donne-t-on le nom de magnanime à partir de ce qui est grand purement et simplement, comme on donne le nom de fort à partir de ce qui est absolument difficile. Il est donc logique que la magnanimité concerne les honneurs. Solutions : 1. Le bien ou le mal considérés absolument relèvent de l’appétit concupiscible ; mais si on leur ajoute la raison de difficulté, ils relèvent de l’irascible. Et c’est ainsi que la magnanimité envisage l’honneur, en tant que celui-ci présente la raison de chose grande et ardue. 2. Si l’honneur n’est ni une passion ni une action, il est pourtant l’objet d’une passion, l’espérance, qui tend au bien ardu. C’est pourquoi la magnanimité concerne immédiatement la passion de l’espérance, et médiatement l’honneur ; de même avons-nous dit plus haut, au sujet de. la force, qu’elle concerne les périls mortels en tant qu’ils sont objets de crainte et d’audace. 3. On doit louer ceux qui méprisent les honneurs au point que pour les obtenir ils ne font rien de déplacé et ne leur accordent pas une valeur excessive. Mais si l’on méprisait les honneurs en ce que l’on ne se soucierait pas de faire ce qui est digne d’honneur, ce serait blâmable. Et c’est ainsi que la magnanimité concerne les honneurs : pourvu qu’on s’efforce de faire ce qui est digne d’honneur, au lieu d’estimer grandement les honneurs humains. Article 2 La magnanimité concerne-t-elle seulement les honneurs considérables ? Objections : 1. Il semble que cela n’appartienne pas à la raison de magnanimité. En effet, sa matière est l’honneur, on vient de le dire. Mais la grandeur et la petitesse ne s’ajoutent à l’honneur que comme des accidents. 2. La magnanimité concerne les honneurs, comme la mansuétude concerne les colères. Mais il n’appartient pas à la raison de mansuétude qu’elle concerne de grandes ou de petites colères. 3. Un petit honneur est moins éloigné d’un grand que le déshonneur. Mais la magnanimité se comporte bien devant le déshonneur. Donc de même devant des honneurs modestes. En sens contraire, le Philosophe affirme " La magnanimité concerne les grands honneurs. Réponse : D’après Aristote " la vertu est une certaine perfection ", et cela s’entend d’une perfection de la puissance " portée à son comble ". La perfection de la puissance ne doit pas être envisagée dans une activité quelconque, mais dans une activité qui comporte de la grandeur ou de la difficulté. Car toute puissance, si imparfaite qu’elle soit, est capable d’une activité au moins médiocre et faible. C’est pourquoi il est essentiel à la vertu de concerner " le difficile et le bien ", selon Aristote. Or le difficile et le grand, ce qui revient au même, peut être envisagé dans l’acte vertueux de deux façons. D’abord du côté de la raison, en tant qu’il est difficile de trouver le milieu de la raison, et de le déterminer dans une certaine matière. Cette difficulté ne se trouve que dans l’acte des vertus intellectuelles, et aussi dans l’acte de la justice. Une autre difficulté est du côté de la matière qui, de soi, peut résister à la mesure de raison qu’on veut lui imposer. Cette difficulté se remarque surtout dans les autres vertus morales, qui concernent les passions car, " les passions luttent contre la raison " selon Denys. A leur sujet il faut remarquer que certaines passions ont une grande force pour résister à la raison, principalement du fait qu’elles sont des passions ; et certaines principalement du fait des objets de ces passions. Or les passions n’ont une grande force pour lutter contre la raison que si elles sont violentes, parce que l’appétit sensible, où résident les passions, est soumis par nature à la raison. Et c’est pourquoi les vertus concernant de telles passions ne s’exercent qu’au sujet de ce qui est grand dans ces passions, comme la force concerne les grandes craintes et les grandes audaces ; la tempérance, les convoitises des plus vives délectations ; la mansuétude, les plus violentes colères. Certaines passions s’opposent à la raison avec une grande force du fait des réalités extérieures qui sont leurs objets, comme l’amour ou cupidité de l’argent ou de l’honneur. Et en ces domaines, il faut de la vertu non seulement dans ce qu’il y a de plus intense, mais aussi pour les objets médiocres ou mineurs, parce que les réalités extérieures même petites, sont très désirables, comme nécessaires à la vie. Et c’est pourquoi, concernant l’appétit de l’argent, il y a deux vertus ; l’une concerne les richesses médiocres ou modérées, c’est la libéralité ; l’autre concerne les grandes richesses, c’est la magnificence. De même, concernant les honneurs, il y a deux vertus. L’une qui concerne les honneurs moyens, n’a pas de nom ; elle est nommée cependant par ses extrémités qu’on appelle philotimia (amour de l’honneur) et aphilotimia (absence d’amour pour l’honneur). En effet, on loue parfois celui qui aime l’honneur, et parfois celui qui n’en a cure, pour autant que chacun des deux peut le faire avec modération. Mais concernant les grands honneurs, il y a la magnanimité. C’est pourquoi il faut dire que la matière propre de la magnanimité est le grand honneur ; et le magnanime est celui qui tend à ce qui est digne d’un grand honneur. Solutions : 1. Grand et petit surviennent par accident à l’honneur considéré en lui-même. Mais ils créent une grande différence par rapport à la raison, dont il faut observer la mesure dans la pratique des honneurs, ce qui est beaucoup plus difficile dans les grands honneurs que dans les petits. 2. La colère et les autres matières ne présentent de difficulté notable que pour le maximum, qui est seul à nécessiter de la vertu. Il en est autrement des richesses et des honneurs, qui sont des réalités existant en dehors de l’âme. 3. Celui qui use bien des grandes choses peut encore davantage user bien des petites. Donc le magnanime aspire à de grands honneurs parce qu’il en est digne, ou bien en les jugeant inférieurs à ceux dont il est digne, parce que la vertu ne peut être honorée pleinement par l’homme : c’est Dieu qui doit l’honorer. Et c’est pourquoi il ne se laisse pas enivrer par de grands honneurs, parce qu’il ne les estime pas supérieurs à lui, il les méprise plutôt. Et plus encore les honneurs mesurés et petits. Pareillement, il n’est pas abattu par les affronts, mais il les méprise comme indignes de lui. Article 3 La magnanimité est-elle une vertu ? Objections : 1. Il semble que non, car toute vertu morale se situe dans un juste milieu. Or la magnanimité ne se situe pas dans un milieu, mais dans un maximum, parce qu’elle " s’honore de ce qu’il y a de plus grand ", dit Aristote. 2. Qui a une vertu les a toutes, on l’a vu précédemment. Mais on peut avoir une vertu sans avoir la magnanimité, car, dit le Philosophe : " Celui qui est digne d’un honneur modeste et s’en trouve haussé est un modeste, non un magnanime. " 3. La vertu est une bonne qualité de l’âme, on l’a vu précédemment. Mais la magnanimité comporte des dispositions physiques car, dit Aristote, " le magnanime se déplace lentement, sa voix est grave, son élocution posée ". 4. Aucune vertu ne s’oppose à une autre. Mais la magnanimité s’oppose à l’humilité, car " le magnanime se juge très méritant et méprise les autres ", dit Aristote. 5. Les propriétés de toute vertu sont dignes d’éloge. Mais la magnanimité a des propriétés blâmables : l’oubli des bienfaits, l’indolence et la lenteur, l’ironie envers beaucoup, la difficulté à vivre avec les autres, l’intérêt pour les choses belles plutôt que pour les choses utiles. En sens contraire, on lit à la louange de certains guerriers (2 M 14, 18) : " Nicanor, apprenant la valeur des compagnons de judas Maccabée, et leur grandeur d’âme dans les combats pour la patrie, etc. " Or, seules les œuvres vertueuses sont louables ; donc la magnanimité, à laquelle se rattache la grandeur d’âme, est une vertu. Réponse : Il ressortit à la raison de vertu humaine que dans les œuvres humaines on observe le bien de la raison, qui est le bien propre de l’homme. Or, parmi les biens humains extérieurs, les honneurs occupent la première place, nous l’avons dit. Et c’est pourquoi la magnanimité, qui établit la mesure de la raison dans les grands honneurs, est une vertu. Solutions : 1. Comme le dit aussi Aristote, " le magnanime est à l’extrême de la grandeur " en ce qu’il tend à ce qu’il y a de plus grand ; " mais il est dans le juste milieu, puisque c’est ainsi qu’il doit être " : il tend à ce qu’il y a de plus grand, mais en obéissant à la raison. " Il s’estime à sa juste valeur " parce qu’il ne prétend pas à ce qui est trop grand pour lui. 2. La connexion des vertus ne s’entend pas de leurs actes en ce sens que chacun devrait avoir les actes de toutes les vertus. Aussi l’acte de la magnanimité ne convient-il pas à tous les hommes vertueux, mais seulement aux plus grands. C’est selon les principes des vertus - la prudence et la grâce - que toutes les vertus sont connexes, par la cœxistence de leurs habitus dans l’âme, soit en acte soit en disposition prochaine. Et ainsi, quelqu’un à qui ne convient pas l’acte de magnanimité peut en avoir l’habitus qui le dispose à accomplir un tel acte si sa situation le demandait. 3. Les mouvements corporels sont divers selon les connaissances et les affections diverses de l’âme. C’est pourquoi il arrive que la magnanimité produise certains accidents déterminés concernant les mouvements du corps. En effet, la rapidité provient de ce qu’on recherche mille choses qu’on a hâte d’accomplir ; mais le magnanime ne recherche que les grandes choses, qui sont peu nombreuses et qui demandent une grande attention ; c’est pourquoi ses mouvements sont lents. Pareillement le ton élevé de la voix et la rapidité de la parole conviennent surtout à ceux qui sont prêts à discuter à propos de tout ; cela n’appartient pas aux magnanimes, qui ne s’occupent que des grandes choses. Et de même que ces allures corporelles conviennent aux magnanimes selon leurs sentiments, elles se trouvent par nature chez ceux qui par nature sont disposés à la magnanimité. 4. On trouve chez l’homme de la grandeur, qui est un don de Dieu, et une insuffisance, qui lui vient de la faiblesse de sa nature. Donc la magnanimité permet à l’homme de voir sa dignité en considérant les dons qu’il tient de Dieu. Et s’il a une grande vertu elle le fera tendre aux œuvres de perfection. Et il en est de même de tout autre bien, comme la science ou la fortune. Mais l’humilité engage l’homme à se juger peu de chose en considérant son insuffisance propre. Pareillement, la magnanimité méprise les autres selon qu’ils ne répondent pas aux dons de Dieu, car elle ne les estime pas assez pour leur donner une estime déplacée. Mais l’humilité honore les autres et les estime supérieurs en tant qu’elle découvre en eux quelque chose des dons de Dieu. Ce qui fait dire au Psaume (15, 4) en parlant de l’homme juste : " A ses yeux le méchant est réduit à rien ", ce qui correspond au mépris du magnanime. " Mais il glorifie ceux qui craignent le Seigneur ", ce qui correspond à l’honneur rendu par l’humble. Aussi est-il clair que la magnanimité et l’humilité ne se contredisent pas, bien qu’elles paraissent agir en sens contraire, parce qu’elles se placent à des points de vue différents. 5. Ces propriétés rattachées à la magnanimité ne sont pas blâmables mais suréminemment louables. Tout d’abord, que le magnanime ne se rappelle pas ceux dont il a reçu des bienfaits, cela doit s’entendre en ce sens qu’il n’éprouve pas de plaisir à recevoir des bienfaits s’il ne peut y répondre par de plus grands. Ce qui est la reconnaissance parfaite, qu’il veut exercer, comme les autres vertus, par un acte suréminent. On dit ensuite qu’il est plein d’indolence et de lenteur, non parce qu’il n’agit pas selon son devoir, mais parce qu’il ne se mêle pas de toutes sortes d’affaires, mais seulement des grandes, qui lui conviennent. On dit encore qu’il emploie l’ironie ; ce n’est pas par manque de sincérité, en ce qu’il s’attribuerait faussement des actions basses, ou qu’il nierait des actions nobles qu’il a faites ; c’est parce qu’il ne montre pas toute sa grandeur, surtout à la foule de ses inférieurs ; parce que, dit encore Aristote au même endroit, il revient au magnanime " d’être grand à l’égard de ceux qui possèdent les honneurs et les biens de la fortune mais modéré avec les gens de condition moyenne ". On dit encore " qu’il ne peut vivre avec les autres " familièrement, " si ce ne sont des amis ", parce qu’il évite absolument l’adulation et l’hypocrisie qui sont le fait d’âmes mesquines. Mais il vit avec tout le monde, grands et petits, comme il convient, nous l’avons dit. On dit enfin qu’il préfère les choses belles : non n’importe lesquelles, mais celles qui sont bonnes d’un bien honnête. Car en toute chose il fait passer l’honnêteté avant l’utilité, parce que plus noble. En effet, on recherche l’utile pour remédier à une insuffisance, ce qui est contraire à la magnanimité. Article 4 La magnanimité est-elle une vertu spéciale ? Objections : 1. Il semble que non, car aucune vertu spéciale n’opère dans toutes les vertus. Mais le Philosophe affirme : " Appartient au magnanime tout ce qui est grand dans chaque vertu. " 2. On n’attribue à aucune vertu des actes émanant de vertus diverses. Mais on attribue au magnanime des actes de vertus diverses. Aristote dit en effet qu’il appartient au magnanime " de ne pas fuir celui qui vous sermonne " : c’est prudence ; " de ne pas commettre d’injustice " : c’est justice ; " d’être prompt à faire le bien ", c’est charité, et " de donner sans attendre ", ce qui est libéralité, " d’être véridique ", ce qui est vérité, et " de ne pas être plaintif ", c’est la patience. 3. Toute vertu est un ornement spécial de l’âme selon Isaïe (61, 10) : " Le Seigneur m’a revêtu des ornements du salut. " Et il ajoute aussitôt " comme une épouse parée de ses joyaux ". Mais " la magnanimité est l’ornement de toutes les vertus ", dit Aristote. Donc la magnanimité est une vertu générale. En sens contraire, le Philosophe la distingue des autres vertus. Réponse : Nous l’avons dit plus haut il appartient à une vertu spéciale d’établir la mesure de la raison dans une matière déterminée. Pour la magnanimité, ce sont les honneurs, nous l’avons dit. Or l’honneur, considéré en lui-même, est un bien spécial. Et ainsi la magnanimité considérée en elle-même est une vertu spéciale. Mais parce que l’honneur est la récompense de toute vertu, nous l’avons montré par voie de conséquence, en raison de sa matière, elle est en relation avec toutes les vertus. Solutions : 1. La magnanimité ne concerne pas un honneur quelconque, mais un grand honneur. De même que l’honneur est dû à la vertu, un grand honneur est dû à une grande œuvre de vertu. De là vient que le magnanime veut faire de grandes choses en toute vertu, du fait qu’il tend à ce qui mérite un grand honneur. 2. Parce que le magnanime tend aux grandes choses, il s’ensuit qu’il tend surtout à celles qui impliquent une certaine supériorité, et fuit ce qui relève d’une insuffisance. Or c’est une supériorité de faire le bien, de le répandre, et de le rendre avec usure. C’est pourquoi le magnanime s’y porte volontiers, en tant que tout cela présente une raison de supériorité, mais selon une autre raison que dans les actes des autres vertus. Ce qui relève d’une insuffisance, c’est qu’on attache tant d’importance à des biens ou à des maux extérieurs que l’on s’abaisse pour eux en s’écartant de la justice ou de n’importe quelle vertu. Pareillement, c’est pécher par insuffisance que de cacher la vérité, parce que cela paraît un effet de la peur. Que l’on soit plaintif, c’est un signe d’insuffisance, car cela montre que le cœur se laisse abattre par des maux extérieurs. C’est ainsi que le magnanime évite tout cela selon une raison spéciale, en tant que c’est contraire à la supériorité ou à la grandeur. 3. Toute vertu a un éclat ou un ornement spécifique propre à chacune. Mais il s’y ajoute une autre splendeur à cause de la grandeur de l’œuvre vertueuse procurée par la magnanimité, qui " grandit toutes les vertus ", selon Aristote. Article 5 La magnanimité est-elle une partie de la force ? Objections : 1. Il ne paraît pas, car on n’est pas une partie de soi-même. Mais la magnanimité paraît être identique à la force. Sénèque dit en effet : " La magnanimité, qu’on appelle aussi la force, te fera vivre dans une grande confiance, si elle est dans ton cœur. " Et Cicéron : " Les hommes forts, nous les voulons magnanimes, amis de la vérité, indemnes de mensonge. " 2. Aristote dit : " Le magnanime n’aime pas le danger. " Or il appartient à l’homme fort de s’exposer au danger. Donc la magnanimité n’a rien à voir avec la force, pour qu’on en fasse une de ses parties. 3. La magnanimité vise la grandeur dans les biens qu’il faut espérer ; la force vise la grandeur dans les maux qu’il faut craindre ou affronter. Mais le bien est davantage un principe que le mal. Donc la magnanimité est une vertu plus primordiale que la force, et elle n’en fait donc pas partie. En sens contraire, Macrobe et Andronicus font de la magnanimité une partie de la force. Réponse : Comme nous l’avons dit précédemment une vertu principale est celle à laquelle il revient d’établir un mode général de vertu dans une matière principale. Or, parmi les modes généraux de la vertu, il y a la fermeté d’âme, car " tenir ferme " est requis en toute vertu. Cependant on loue surtout cette fermeté dans les vertus qui tendent à quelque chose d’ardu, où il est difficile de rester ferme. Et c’est pourquoi plus il est difficile de rester ferme dans un devoir ardu, plus la vertu qui procure à l’âme cette fermeté, est primordiale. Or il est plus difficile de rester ferme dans les dangers mortels où ce qui confirme l’âme est la force, que dans l’espoir de la conquête des plus grands biens, pour lesquels l’âme est confirmée par la magnanimité. Car de même que l’homme aime au maximum sa propre vie, il fuit au maximum les dangers de mort. Ainsi est-il clair que la magnanimité rejoint la force eh tant qu’elle fortifie l’âme pour quelque chose d’ardu. Mais elle s’en éloigne en ce qu’elle fortifie l’âme dans un domaine où il est plus facile de rester ferme. Aussi la magnanimité fait-elle partie de la force parce qu’elle s’y adjoint comme une vertu secondaire à la principale. Solutions : 1. Comme dit Aristote, " l’absence d’un mal a raison de bien ". Aussi, ne pas être vaincu par un mal grave comme un danger de mort, ce qui regarde la force, équivaut en somme à l’acquisition d’un grand bien, ce qui regarde la magnanimité. Et ainsi peut-il y avoir équivalence entre ces deux vertus. Mais parce que la raison de difficulté est différente dans les deux cas, à parler rigoureusement, le Philosophe voit dans la magnanimité une vertu différente de la force. 2. On appelle amateur de danger celui qui s’expose indifféremment au danger. C’est le fait de celui qui estime grandes beaucoup de choses indifféremment, contrairement à la raison de magnanimité, car nul ne paraît s’exposer au danger sinon pour un motif jugé important. Mais pour des motifs vraiment importants le magnanime s’expose très volontiers au danger, parce qu’il agit grandement dans la vertu de force, comme pour les actes des autres vertus. C’est pourquoi le Philosophe dit au même endroit que " le magnanime ne s’expose pas pour de petites choses, mais pour les grandes ". Et Sénèque : " Tu seras magnanime si tu ne cherches pas les dangers comme le téméraire, si tu ne les redoutes pas comme le timide. Car une seule chose doit intimider l’âme : la conscience d’une vie coupable. " 3. Il faut fuir le mal en tant que tel ; qu’il faille y résister, c’est par accident, dans la mesure où il faut supporter le mal pour sauvegarder le bien. Mais le bien, de soi, est désirable, et qu’on le fuie ne peut venir que par accident, en tant qu’on le juge au-dessus des capacités de celui qui le désire. Or ce qui est par soi est toujours plus important que ce qui est par accident. C’est pourquoi un mal ardu contredit la raison plus qu’un bien ardu. Et c’est pourquoi la vertu de force est plus primordiale que la magnanimité ; le bien a beau être absolument plus primordial que le mal, le mal est plus primordial sous ce rapport. Article 6 Quels sont les rapports de la magnanimité avec la confiance ? Objections : 1. Il semble que la confiance n’ait rien à voir avec la magnanimité. En effet, on peu avoir confiance non seulement en soi, mais en un autre, selon S. Paul (2 Co 3, 4) : " Nous avons une telle confiance par Jésus Christ auprès de Dieu. Ce n’est pas que de nous-même nous soyons capables de revendiquer quoi que ce soit comme venant de nous. " Donc la confiance ne se rattache pas à la magnanimité. 2. La confiance parent opposée à la crainte selon cette parole d’Isaïe (12, 2) : " J’agirai avec confiance, je ne craindrai pas. " Mais n’avoir pas de crainte se rattache davantage à la force. Donc la confiance se rattache à celle-ci plus qu’à la magnanimité. 3. On ne doit de récompense qu’à la vertu. Mais la confiance mérite la récompense, car on lit dans l’épître aux Hébreux (3, 6) : " La maison du Christ, c’est nous, pourvu que nous gardions jusqu’à la fin la confiance et la gloire de l’espérance. " La confiance est donc une vertu distincte de la magnanimité. On le voit aussi du fait que Macrobe l’en sépare dans son énumérations. En sens contraire, Cicéron semble mettre la confiance à la place de la magnanimité, nous l’avons dit plus haut. Réponse : Le mot de confiance (fiducia) semble venir du mot foi (fides). Or il revient à la foi de croire quelque chose et de croire quelqu’un. Et la confiance se rattache à l’espérance selon ce texte de Job (11, 18) : " Sois confiant, car il y a de l’espoir. " C’est pourquoi le mot de confiance semble signifier, au principe, que l’on conçoive de l’espoir parce que l’on croit les paroles de celui qui nous promet du secours. Mais parce que la foi désigne aussi une opinion convaincue, il arrive qu’on ait une forte conviction et donc de l’espoir non seulement à cause de ce qu’un autre a dit, mais aussi à cause de ce que nous observons en lui ; parfois en lui-même : ainsi en se voyant en bonne santé on a confiance de vivre longtemps ; parfois en autrui : ainsi en considérant que quelqu’un est notre ami et qu’il est puissant, nous avons confiance d’être aidés par lui. On a dit plus haut que la magnanimité porte à proprement parler sur l’espoir d’un bien ardu. C’est pourquoi, parce que la confiance implique une considération qui rend convaincue l’opinion sur le bien poursuivi, il en découle que la confiance se rattache à la magnanimité. Solutions : 1. Comme dit Aristote, il appartient au magnanime " de ne manquer de rien ", car ce serait une insuffisance ; mais cela doit se comprendre dans une mesure humaine, c’est pourquoi il ajoute : " ou presque ". Il est surhumain de ne manquer absolument de rien. Tout homme en effet a besoin d’abord du secours de Dieu, ensuite aussi du secours de l’homme, car l’homme, par nature, est un animal social du fait qu’il ne suffit pas à assurer sa vie. Donc, dans la mesure où il a besoin des autres, il appartient au magnanime d’avoir confiance en autrui, car cela contribue à l’excellence de l’homme d’avoir à sa disposition d’autres hommes qui puissent l’aider, mais dans la mesure où il peut agir par lui-même, le magnanime a confiance en lui-même. 2. Comme on l’a dit précédemment en traitant des passions, l’espérance s’oppose directement au désespoir, qui concerne le même objet, le bien ; mais selon la contrariété des objets, elle s’oppose à la crainte dont l’objet est le mal. Or la confiance implique une certaine vigueur de l’espérance ; c’est pourquoi, comme celle-ci, elle s’oppose à la crainte. Mais, parce que le propre de la force est de fortifier l’homme concernant les maux, et celui de la magnanimité de le fortifier concernant la conquête des biens, il en résulte que la confiance se rattache plus proprement à la magnanimité qu’à la force. Mais parce que l’espérance produit l’audace, qui se rattache à la force, il en résulte que la confiance, par voie de conséquence, se rattache à la force. 3. La confiance, on vient de le dire, implique une certaine espérance, elle est en effet une espérance fortifiée par une opinion solide. Mais la qualité d’un sentiment, si elle peut rendre l’acte plus louable et par là méritoire, ne détermine pas l’espèce de la vertu, qui dépend de sa matière. C’est pourquoi la confiance ne peut, à proprement parler, nommer une vertu, mais plutôt la condition de la vertu. C’est pourquoi elle est comptée parmi les parties de la force, non comme une vertu annexe (à moins d’en faire, comme Cicéron, l’équivalent de la magnanimité), mais une partie intégrante, nous l’avons déjà dit. Article 7 Quels sont les rapports de la magnanimité avec la sécurité ? Objections : 1. Il semble qu’il n’y en ait pas, car la sécurité, on l’a dit plus haut,. implique qu’on soit à l’abri du trouble créé par la crainte. Mais ceci est surtout l’œuvre de la force, à laquelle la sécurité s’identifie donc. Mais la force ne se rattache pas à la magnanimité, c’est plutôt le contraire. Donc la sécurité ne s’y rattache pas non plus. 2. Isidore estime que sécurité vient de sine cura (sans souci). Mais cela paraît contraire à la vertu, car celle-ci a souci du bien honnête, selon S. Paul (2 Tm 2, 15) : " Aie un vif souci de te présenter à Dieu comme un homme éprouvé. " Donc la sécurité ne se rattache pas à la magnanimité, qui apporte sa grandeur à toutes les vertus. 3. Vertu et récompense de la vertu ne sont pas identiques. Mais la sécurité est donnée comme récompensant la vertu en Job (11, 14.18) : " Si tu répudies le mal dont tu serais responsable, tu te coucheras en sécurité. " Donc la sécurité ne se rattache ni à la magnanimité ni à aucune autre vertu dont elle ferait partie. En sens contraire, Cicéron dit qu’il appartient au magnanime " de ne se laisser abattre ni par son trouble intérieur, ni par l’homme, ni par la mauvaise fortune ". Or c’est en cela que consiste la sécurité. Donc celle-ci se rattache à la magnanimité. Réponse : Comme dit Aristote. " la crainte porte les hommes à prendre conseil ", parce qu’ils se soucient d’échapper à ce qu’ils redoutent. Or la sécurité se définit par l’éloignement de ce souci créé par la crainte. Elle implique que l’esprit soit en quelque sorte pleinement affranchi de la crainte, de même que la confiance fortifie l’espérance. De même que l’espérance se rattache directement à la magnanimité, la crainte se rattache directement à la force. Aussi, comme la confiance se rattache immédiatement à la magnanimité, la sécurité se rattache immédiatement à la force. Il faut cependant observer que l’espérance étant cause de l’audace, de même la crainte est cause de désespoir, comme nous l’avons montré en traitant des passions. Et c’est pourquoi, de même que par voie de conséquence la confiance se rattache à la force en tant qu’elle emploie l’audace, de même la sécurité, par voie de conséquence, se rattache à la magnanimité en tant qu’elle repousse le désespoir. Solutions : 1. Si on loue la force, ce n’est pas surtout pour son absence de crainte, ce qui se rattache à la sécurité, mais pour sa fermeté en face des passions. Aussi la sécurité n’est-elle pas identique à la force : elle en est une condition. 2. Toute sécurité n’est pas louable, mais seulement celle qui met de côté tout souci quand on le doit, lorsqu’il n’y a pas à craindre. De cette façon elle est une condition de la force et de la magnanimité. 3. Il y a dans les vertus une ressemblance et une participation de la béatitude future, nous l’avons montré. Et c’est pourquoi rien n’empêche qu’une certaine sécurité soit la condition d’une vertu, bien que la sécurité parfaite appartienne à la récompense de la vertu. Article 8 Quels sont les rapports de la magnanimité avec les biens de la fortune ? Objections : 1. Il semble que les biens de la fortune ne contribuent en rien à la magnanimité. Car, selon Sénèque la vertu se suffit à elle-même. Mais on vient de dire que la magnanimité magnifie toutes les vertus. Donc les biens de la fortune ne lui ajoutent rien. 2. Aucun homme vertueux ne méprise ce qui lui est utile. Mais le magnanime méprise ce qui se rattache à la fortune matérielle car, selon Cicéron " une grande âme se signale par son mépris des biens extérieurs ". Donc la magnanimité n’est pas aidée par les biens de la fortune. 3. Au même endroit Cicéron ajoute qu’il appartient au magnanime " de supporter des épreuves cruelles sans déchoir de sa nature d’homme, ni de sa dignité de sage ". Et Aristote dit que " le magnanime, dans les coups du sort, n’est pas triste ". Mais les épreuves cruelles et les coups du sort s’opposent aux biens de la fortune, et chacun s’attriste de perdre ce qui l’aide à vivre. Donc les biens extérieurs ne contribuent pas à la magnanimité. En sens contraire, Aristote affirme : " Les biens de la fortune semblent bien y contribuer. " Réponse : Comme nous l’avons montré plus haut, la magnanimité a un double objectif : l’honneur, qui est sa matière, et l’accomplissement d’une grande action qui est sa fin. Or les biens de la fortune contribuent à tous deux. En effet, l’honneur n’est pas reconnu seulement par les sages, mais aussi par la foule, qui apprécie au maximum les biens extérieurs de la fortune ; il en résulte que leurs possesseurs jouissent d’un plus grand honneur. Pareillement, les biens de la fortune se subordonnent aux actes vertueux comme des instruments, car la richesse, les pouvoirs et les amis nous donnent la faculté d’agir. Il est donc évident que les biens de la fortune favorisent la magnanimité. Solutions : 1. On dit que la vertu se suffit à elle-même parce qu’elle peut exister même sans ces biens extérieurs. Elle en a cependant besoin pour agir à son aise. 2. Le magnanime méprise les biens extérieurs en tant qu’il ne les estime pas comme de grands biens pour lesquels il devrait s’abaisser. Cependant il ne les méprise pas au point de ne pas estimer qu’ils sont utiles pour faire œuvre de vertu. 3. Celui qui ne juge pas quelque chose comme grand, ne se réjouit pas beaucoup s’il l’obtient, et ne s’agite pas beaucoup s’il le perd. Aussi, parce que le magnanime n’estime pas comme grands les biens de la fortune, il s’ensuit qu’il ne s’enorgueillit pas beaucoup s’il les a, et ne se laisse pas abattre s’il les perd. |