Question 133 LA PUSILLANIMITÉ 1. Est-elle un péché ? - 2. A quelle vertu s’oppose-t-elle ? Article 1 La pusillanimité est-elle un péché ? Objections : 1. Il semble que non, car tout péché rend mauvais, tandis que toute vertu rend bon. Mais " le pusillanime n’est pas mauvais ", dit Aristote. 2. Celui-ci dit au même endroit : " On appelle surtout pusillanime celui qui est digne de grands biens et pourtant n’en tire pas de fierté. " Mais nul n’est digne de grands biens, sinon le vertueux, car, dit encore Aristote, " seul l’homme bon mérite vraiment l’honneur ". Donc le pusillanime est vertueux et la pusillanimité n’est pas un péché. 3. Il est écrit (Si 10, 15 Vg) : " La racine de tout péché, c’est l’orgueil. " Mais la pusillanimité ne procède pas de l’orgueil, car l’orgueilleux s’élève au-dessus de lui-même, tandis que le pusillanime se dérobe aux honneurs dont il est digne. 4. Pour le Philosophe, on appelle pusillanime " celui qui s’estime moins qu’il ne vaut ". Mais parfois de saints hommes s’estiment moins qu’ils ne valent, comme Moïse et Jérémie : ils étaient dignes de la tâche que Dieu leur avait destinée et que tous deux refusaient avec humilité (voir Ex 3, 10 et Jr 1, 6). En sens contraire, en morale il ne faut éviter que le péché. Or, il faut éviter la pusillanimité, car il est écrit (Col 3, 2 1) : " Pères, n’exaspérez pas vos enfants, pour qu’ils ne deviennent pas pusillanimes. " Réponse : Tout ce qui est contraire à une inclination naturelle est péché, parce que cela contrarie une loi de nature. Or toute réalité naturelle a en elle une inclination à exercer une activité proportionnée à sa puissance, comme on le voit chez tous les êtres naturels, animés ou inanimés. De même que par la présomption on excède la capacité de sa puissance en visant des buts trop grands, de même le pusillanime reste au-dessous de la capacité de sa puissance, puisqu’il refuse de viser ce qui est proportionné à celle-ci. C’est pourquoi le serviteur qui enfouit dans la terre l’argent confié par son maître et ne l’a pas fait valoir par une certaine crainte pusillanime, est puni par son maître (Mt 25, 14 et Lc 19, 12). Solutions : 1. Aristote appelle " mauvais " ceux qui nuisent à leur prochain. En ce sens on dit que le pusillanime n’est pas mauvais parce qu’il n’inflige de nuisance à personne, sauf par accident c’est-à-dire en tant qu’il omet les actions par lesquelles il pourrait rendre service. Car S. Grégoire écrit : " Ceux qui négligent la prédication et s’abstiennent ainsi d’aider le prochain sont, en stricte justice, coupables de tout le bien qu’ils auraient pu apporter à la communauté. " 2. Rien n’empêche quelqu’un qui a un habitus vertueux de pécher, véniellement bien sûr, en gardant cet habitus ; ou mortellement, ce qui détruit l’habitus de la vertu surnaturelle. C’est pourquoi il peut arriver qu’en raison de la vertu qu’on possède on soit digne d’accomplir de grandes choses, digne d’un grand honneur ; et pourtant qu’en ne cherchant pas à exercer sa vertu, on pèche parfois véniellement, parfois mortellement. Ou bien l’on peut dire que le pusillanime est capable de grandes choses selon la disposition à la vertu qui est en lui, soit par un bon tempérament, soit par la science, soit par les avantages extérieurs, mais il est rendu pusillanime parce qu’il refuse de mettre tout cela au service de la vertu. 3. Même la pusillanimité peut, d’une certaine manière, naître de l’orgueil, du fait qu’on s’appuie à l’excès sur son propre sentiment, qui fait juger qu’on est incapable à l’égard d’actions pour lesquelles on a tout ce qu’il faut. Ainsi lit-on dans les Proverbes (26, 16) : " Le paresseux est plus sage à ses yeux que sept hommes qui répondent judicieusement. " Car rien n’empêche que l’on se rabaisse pour certaines choses et qu’on s’élève à l’excès pour d’autres. Aussi S. Grégoire écrit-il au sujet de Moïse : " Il serait orgueilleux s’il recevait sans trembler la charge de guider ce peuple ; et il serait orgueilleux aussi s’il refusait d’obéir à l’ordre du Seigneur. " 4. Moïse et Jérémie étaient dignes de la fonction pour laquelle Dieu les choisissait par sa grâce. Mais en considérant leur propre faiblesse ils refusaient ; cependant ils ne s’obstinaient pas, pour ne pas tomber dans l’orgueil. Article 2 A quelle vertu la pusillanimité s’oppose-t-elle ? Objections : 1. Il semble que ce ne soit pas à la magnanimité, car le Philosophe nous dit : " Le pusillanime s’ignore lui-même ; car il désirerait les biens dont il est digne, s’il se connaissait. " Mais l’ignorance de soi-même s’oppose à la prudence, ce qui est donc le cas de la pusillanimité. 2. En Matthieu (25, 26), le Seigneur appelle " méchant et paresseux " le serviteur qui a refusé de faire fructifier son argent. Le Philosophe, lui aussi, dit que " les pusillanimes semblent paresseux ". Mais la paresse s’oppose au souci, qui est un acte de la prudence, nous l’avons vu plus haut. 3. La pusillanimité semble procéder d’une crainte désordonnée, d’où cette parole d’Isaïe (35,4) : " Dites aux pusillanimes : "Soyez forts, ne craignez pas." " Elle semble aussi procéder d’une colère désordonnée, selon S. Paul (Col 3, 21) : " Pères, n’exaspérez pas vos enfants, pour qu’ils ne deviennent pas pusillanimes. " Mais le dérèglement de la crainte s’oppose à la force, et le dérèglement de la colère à la mansuétude. 4. Le vice qui s’oppose à une vertu est d’autant plus grave qu’il en est plus dissemblable. Mais la pusillanimité est plus dissemblable de la magnanimité que ne l’est la présomption. Donc, si la pusillanimité s’opposait à la magnanimité, il s’ensuivrait qu’elle serait un péché plus grave que la présomption. Ce qui est contraire à la parole de l’Ecclésiastique (37, 3 Vg) : " Ô présomption très perverse, par qui as-tu été créée ? " En sens contraire, pusillanimité et magnanimité diffèrent selon la grandeur et la petitesse de l’âme, comme les mots eux-mêmes le montrent. Mais grand et petit sont opposés. Donc la pusillanimité s’oppose à la magnanimité. Réponse : On peut considérer la pusillanimité de trois façons. 1° En elle-même. Et ainsi il est évident que, selon sa raison propre, elle s’oppose à la magnanimité, dont elle diffère selon la différence entre grandeur et petitesse sur la même matière ; car, de même que le magnanime, par grandeur d’âme, tend aux grandes choses, ainsi le pusillanime, par petitesse d’esprit, s’éloigne des grandes choses. 2° On peut considérer la pusillanimité du côté de sa cause qui, pour l’intelligence, est l’ignorance de sa propre condition et, pour l’appétit, la crainte d’être insuffisant en ce que l’on estime faussement dépasser sa capacité. 3° On peut considérer la pusillanimité du côté de son effet qui est l’éloignement de grandes choses dont on est digne. Mais comme nous l’avons dit plus haut l’opposition entre un vice et une vertu se mesure davantage selon son espèce propre que selon sa cause ou son effet. Et c’est pourquoi la pusillanimité s’oppose directement à la magnanimité. Solutions : 1. Cet argument procède de la pusillanimité vue du côté de sa cause dans l’intellect. Cependant on ne peut dire, à proprement parler, qu’elle s’oppose à la prudence, même selon sa cause, parce qu’une telle ignorance ne procède pas de la sottise, mais plutôt de la paresse à évaluer sa capacité, selon Aristote, ou à exécuter ce que l’on a le pouvoir de faire. 2. Cet argument procède de la pusillanimité vue du côté de son effet. 3. Cet argument procède du côté de la cause. Cependant la crainte qui cause la pusillanimité n’est pas toujours la crainte de dangers mortels. Donc, de ce côté encore, il n’est pas nécessaire d’opposer la pusillanimité à la force. Quant à la colère, selon la raison de son mouvement propre, qui entraîne à la vengeance, elle ne cause pas la pusillanimité, qui abat l’esprit, mais plutôt elle exalte celui-ci. Mais elle engage à la pusillanimité en raison des causes de la colère, qui sont les injustices subies, lesquelles abattent l’esprit de la victime. 4. La pusillanimité, dans son espèce propre, est un péché plus grave que la présomption, parce qu’elle éloigne l’homme du bien, ce qui est très mal d’après Aristote. Mais la présomption est appelée " très perverse ", en raison de l’orgueil d’où elle procède. |