Question 134 LA MAGNIFICENCE 1. Est-elle une vertu ? - 2. Est-elle une vertu spéciale ? - 3. Quelle est sa matière ? - 4. Fait-elle partie de la force ? Article 1 La magnificence est-elle une vertu ? Objections : 1. Il semble que non. Car celui qui a une seule vertu les a toutes, on l’a VU a. Mais on peut avoir les autres vertus sans la magnificence. Selon Aristote " tout libéral n’est pas magnifique ". 2. La vertu morale " se tient au milieu ", prouve le Philosophe. Mais ce n’est pas le cas de la magnificence, car elle dépasse grandement la libéralité. Or le grand s’oppose au petit comme un extrême à l’autre, le milieu étant à égale distance des deux. Ainsi la magnificence n’est pas au milieu, mais à l’un des extrêmes. Elle n’est donc pas une vertu. 3. Aucune vertu ne s’oppose à une inclination naturelle, elle la perfectionne plutôt, on l’a vu. Mais, comme dit le Philosophe " le magnifique n’est pas dépensier pour lui-même ", ce qui est contraire à l’inclination naturelle par laquelle on pourvoit avant tout à ses propres besoins. 4. Selon Aristote " l’art est la droite règle des choses à faire ". Mais la magnificence (magna facere) concerne les choses à faire, comme son nom le montre. Donc elle est un art plus qu’une vertu. En sens contraire, la vertu humaine est une certaine participation de la vertu divine. Mais la magnificence appartient à la vertu divine, selon le Psaume (68,35) : " Dans les nuées, sa magnificence et sa vertu ! " Donc la magnificence est le nom d’une vertu. Réponse : Selon Aristote " on appelle vertu ce qui se rapporte au dernier degré de la puissance ", non du côté du défaut, mais du côté de l’excès, qui se définit par la grandeur. Et c’est pourquoi agir grandement, d’où est venu le mot " magnificence ", se rattache précisément à la raison de vertu. Aussi " magnificence " est-il le nom d’une vertu. Solutions : 1. Tout libéral n’est pas magnifique en acte, parce qu’il lui manque les moyens nécessaires pour agir magnifiquement. Cependant tout libéral a l’habitus de la magnificence, soit en acte, soit en disposition prochaine, nous l’avons dit en traitant de la connexion des vertus. 2. La magnificence se situe bien à un extrême, si l’on considère ce qu’elle fait selon la quantité. Mais elle se situe au milieu, si l’on considère la règle de raison qu’elle observe sans la manquer ni la dépasser, comme on l’a dit au sujet de la magnanimités. 3. Il appartient à la magnificence d’agir grandement. Mais ce qui concerne la personne de chacun est peu de chose par rapport à ce qui convient aux choses divines et aux intérêts de la communauté. C’est pourquoi le magnifique ne vise pas en priorité ce qui concerne sa propre personne, non qu’il ne cherche pas son bien, mais celui-ci n’est pas grand. Mais s’il montre de la grandeur en ce qui le concerne, alors le magnifique l’entreprend magnifiquement, soit " pour ce qui se fait une seule fois, comme des noces ou des solennités analogues " ; soit encore des entreprises durables : c’est ainsi qu’il appartient au magnifique de se " préparer une habitation appropriée ". 4. Comme dit Aristote, " il faut à l’art une certaine vertu ", c’est-à-dire une vertu morale qui incline l’appétit à user droitement de la règle de l’art. Et cela s’applique à la magnificence, qui n’est donc pas un art, mais une vertu. Article 2 La magnificence est-elle une vertu spéciale ? Objections : 1. Il ne semble pas. Car il lui revient de faire quelque chose de grand. Mais cela peut convenir à n’importe quelle vertu, si elle est grande ; ainsi, celui qui a une grande tempérance réalise une grande œuvre de tempérance. Donc la magnificence n’est pas une vertu spéciale, mais désigne l’état parfait de toute vertu. 2. Faire quelque chose ou s’y appliquer, c’est identique. Mais s’appliquer à la grandeur se rattache à la magnanimité, on l’a dit plus haut. Donc faire quelque chose de grand appartient aussi à la magnanimité, dont la magnificence ne se distingue donc pas. 3. La magnificence se rattache à la sainteté. En effet, il est écrit de Dieu dans l’Exode (15, 11) : " Magnifique en sainteté ", et dans le Psaume (96, 6) : " Sainteté et magnificence dans son sanctuaire ". Mais la sainteté est identique à la religion, on l’a vu plus haut. Donc la magnificence apparaît identique à la religion et n’est pas une vertu spéciale, distincte des autres. En sens contraire, le Philosophe la compte parmi les autres vertus spéciales. Réponse : Il revient à la magnificence de faire quelque chose de grand, comme son nom l’indique. Mais " faire " peut se prendre en deux sens : au sens propre ou au sens large. Au sens propre, " faire " signifie opérer quelque chose sur une matière extérieure, comme faire une maison. Au sens large, " faire " se dit de n’importe quelle action, soit qu’elle passe sur une matière extérieure, comme brûler et couper ; soit qu’elle demeure dans l’agent, comme penser et vouloir. Donc, si l’on prend la magnificence en tant qu’elle implique la confection d’une grande chose, en prenant " faire " au sens propre, alors la magnificence est une vertu spéciale. Car l’œuvre fabriquée est produite par l’art. Or, on peut être attentif dans son usage à une raison spéciale de bonté : que l’œuvre fabriquée par l’art soit grande, en quantité, en valeur, en dignité, ce qui est le fait de la magnificence. A ce point de vue la magnificence est une vertu spéciale. Mais si l’on prend le mot de magnificence au sens de faire grand, en prenant " faire " au sens large, alors la magnificence n’est pas une vertu spéciale. Solutions : 1. Il revient à toute vertu parfaite de faire quelque chose de grand dans son genre, en prenant " faire " au sens large ; mais non en le prenant au sens propre, car cela est propre à la magnificence. 2. Il appartient à la magnanimité non seulement de tendre au grand, mais encore " d’agir avec grandeur dans toutes les vertus " soit par une fabrication, soit par une action, mais de telle sorte que la magnanimité, à ce sujet, regarde seulement la raison de grandeur. Quant aux autres vertus, si elles sont parfaites, elles agissent grandement ; mais elles ne dirigent pas leur intention à titre principal vers ce qui est grand, mais vers ce qui est propre à chaque vertu, la grandeur découlant de la puissance de cette vertu. Tandis qu’il revient à la magnificence non seulement de faire quelque chose de grand, en prenant " faire " dans son sens propre, mais aussi de tendre à faire grand dans son intention. Aussi Cicéron définit-il la magnificence : " Un projet et une gestion d’affaires grandes et sublimes, dans une vaste et brillante perspective. " Le " projet " se rapporte à l’intention intérieure, la " gestion " à l’intention extérieure. Aussi faut-il que, comme la magnanimité vise quelque chose de grand en toute matière, la magnificence le vise dans une œuvre à produire. 3. La magnificence veut faire une grande œuvre. Or les œuvres faites par l’homme sont ordonnées à une fin. Mais aucune fin des œuvres humaines n’est aussi grande que l’honneur de Dieu. Ce qui fait dire au Philosophe : " Les dépenses les plus honorables sont celles qui offrent à Dieu des sacrifices, et ce sont elles que le magnifique pratique le plus. " C’est pourquoi la magnificence s’unit à la sainteté, parce que son effet s’ordonne surtout à la religion, ou sainteté. Article 3 Quelle est la matière de la magnificence ? Objections : 1. Il semble que ce ne soient pas les grandes dépenses. Car il n’y a pas deux vertus concernant la même matière. Or, concernant les dépenses, il y a déjà la libéralité, on l’a vu plus haut. 2. " Tout magnifique est libéral ", dit Aristote. Mais la libéralité concerne les dons plus que les dépenses. Donc la magnificence non plus ne concerne pas les dépenses, mais plutôt les dons. 3. Il revient à la magnificence de réaliser extérieurement un grand ouvrage. Mais toutes les dépenses ne servent pas à réaliser un ouvrage extérieur, même si elles sont considérables, par exemple si quelqu’un dépense beaucoup d’argent en cadeaux. Donc les dépenses ne sont pas la matière propre de la magnificence. 4. Il n’y a que les riches à pouvoir faire de grandes dépenses. Or les pauvres eux-mêmes peuvent avoir toutes les vertus, car celles-ci n’exigent pas nécessairement de la fortune, mais se suffisent à elles-mêmes, dit Sénèque. En sens contraire, le Philosophe nous dit " La magnificence ne s’étend pas à toutes les activités d’ordre pécuniaire, comme la libéralité, mais seulement aux grandes dépenses, par où elle dépasse la libéralité en grandeur. " Réponse : Nous l’avons dit à l’article précédent, il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : " Le magnifique, à frais égaux, fait une œuvre plus magnifique. " Or la dépense est une perte d’argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C’est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées. Solutions : 1. Comme nous l’avons dit plus haut, les vertus qui concernent des réalités extérieures connaissent une certaine difficulté selon le genre de réalité concerné par telle vertu, et une autre difficulté venant de la grandeur de cette réalité. C’est pourquoi il faut deux vertus concernant l’argent et son usage : la libéralité qui les concerne d’une façon générale, et la magnificence qui concerne la grandeur dans l’usage de l’argent. 2. L’usage de l’argent appartient différemment au libéral et au magnifique. Car il appartient au libéral selon qu’il procède de l’amour de l’argent bien réglé. C’est pourquoi tout usage correct de l’argent, qui ne connaît pas d’obstacle grâce à la modération de l’amour qu’on a pour lui, ressortit à la libéralité ; ce sont les dons et les dépenses. Mais l’usage de l’argent revient au magnifique comme moyen pour réaliser un grand ouvrage. Et un tel usage ne peut se faire sans dépense. 3. Le magnifique aussi fait des dons et des cadeaux, selon le Philosophe ; non pas sous leur aspect de don, mais plutôt sous la raison de dépense ordonnée à la réalisation d’un grand ouvrage comme d’honorer quelqu’un, ou de faire quelque chose dont l’honneur rejaillit sur toute la cité, par exemple s’il réalise un ouvrage auquel toute la cité se dévoue. 4. L’acte principal de la vertu est le choix intérieur, que la vertu peut comporter sans qu’on ait de fortune. Et ainsi, même le pauvre peut être magnifique. Mais pour les actes extérieurs de vertu, il faut les biens de la fortune, à titre d’instruments. De cette façon, le pauvre ne peut exercer l’acte extérieur de magnificence dans ce qui est absolument grand. Mais peut-être en ce qui est grand relativement à un certain ouvrage qui, bien que petit en lui-même, peut être accompli magnifiquement, selon la mesure qu’il comporte. Car, pour Aristote, petit et grand se disent de façon relative. Article 4 La magnificence fait-elle partie de la force ? Objections : 1. Il ne semble pas, car la magnificence a la même matière que la libéralité, on vient de le dire. Or la libéralité ne fait pas partie de la force, mais de la justice. 2. La force concerne la crainte et l’audace. Or la magnificence ne regarde nullement la crainte, mais seulement les dépenses, qui sont des activités. Donc la magnificence paraît se rattacher à la justice, qui concerne les activités, plus qu’à la force. 3. D’après le Philosophe, " le magnifique est comparable au savant ". Mais la science rejoint la prudence plus que la force. En sens contraire, Cicéron, Macrobe et Andronicus font de la magnificence une partie de la force. Réponse : La magnificence, comme vertu spéciale, ne peut être une partie subjective de la force, parce qu’elle n’a pas la même matière ; mais elle en fait partie en tant qu’elle lui est annexée comme la vertu secondaire à la principale. Pour qu’une vertu soit annexée à une vertu principale, deux conditions sont requises, on l’a dit plus haut ; que la vertu secondaire ait quelque chose de commun avec la principale, et qu’elle soit dépassée par celle-ci. Or la magnificence a en commun avec la force de tendre à quelque chose d’ardu et de difficile, si bien qu’elle a son siège dans l’irascible, comme la force. Mais la magnificence est inférieure à la force en ce que l’ardu auquel s’applique la force tient sa difficulté du danger qui menace la personne ; l’ardu auquel s’applique la magnificence tient sa difficulté de la cherté des choses, ce qui est bien moins que le péril personnel. Voilà pourquoi la magnificence fait partie de la force. Solutions : 1. La justice regarde les activités en elles-mêmes, en tant qu’on y considère la raison de dette. Mais la libéralité et la magnificence considèrent les activités somptuaires selon leur rapport aux passions de l’âme, mais diversement. Car la libéralité regarde la dépense par rapport à l’amour et à la convoitise de l’argent, qui sont des passions du concupiscible et n’empêchent pas le libéral de faire des donations et des dépenses. Aussi est-elle une vertu située dans le concupiscible. Mais la magnificence regarde les dépenses par rapport à l’espérance, en rencontrant quelque chose d’ardu non pas absolument, comme la magnanimité, mais dans une matière déterminée : les dépenses. Aussi la magnificence paraît-elle être dans l’irascible, comme la magnanimité. 2. La magnificence, si elle n’a pas une matière commune avec la force, a en commun avec elle la condition de la matière, en tant qu’elle s’applique à quelque chose d’ardu en matière de dépenses, comme la force en matière de craintes. 3. La magnificence règle l’emploi de l’art à une grande tâche, on vient de le dire. Or l’art est dans la raison. C’est pourquoi il appartient au magnifique de bien user de sa raison pour évaluer la proportion de la dépense avec l’œuvre à faire. Et cela est surtout nécessaire à cause de l’importance de l’ouvrage et des frais, car si l’on n’y fait pas grande attention, on risque un grand gaspillage. |