Question 97 LA TENTATION DE DIEU Nous devons étudier maintenant les vices qui s’opposent à la religion par défaut, et comportent une opposition manifeste à cette vertu, ce qui les fait ranger sous ce titre d’irréligion. Nous comprenons par là tout ce qui se rapporte au mépris envers Dieu et les choses saintes. Voici donc notre plan d’études : 1° Vices directement relatifs à l’irrévérence envers Dieu (Q. 97-98). - 2° Vices relatifs à l’irrévérence envers les choses saintes (Q. 99-100). Dans la première catégorie, nous rencontrons successivement la tentation de Dieu, relative à Dieu lui-même (Q. 97), et le parjure, où l’on emploie son nom sans respect (Q. 98). 1. En quoi consiste-t-elle ? - 2. Est-elle un péché ? - 3. A quelle vertu s’oppose-t-elle ? - 4. Comparaison avec les autres vices. Article 1 En quoi consiste la tentation de Dieu ? Objections : 1. Il semble qu’elle ne consiste pas en certaines actions dont on attend l’objet uniquement de la puissance divine. En effet, de même que l’homme tente Dieu, lui-même est tenté par Dieu, par ses semblables, et par le démon. Mais chaque fois qu’un homme est tenté, on n’attend pas nécessairement quelque effet de sa puissance. Tenter Dieu ne sera donc pas attendre un effet de sa seule puissance. 2. Tous ceux qui font des miracles en invoquant le nom de Dieu attendent un effet de sa seule puissance. Si des faits de ce genre constituaient la tentation de Dieu, tous ceux qui font des miracles tenteraient Dieu. 3. Abandonner tous les secours humains pour mettre en Dieu seul son espoir, voilà la perfection. Sur le passage de Luc (9, 3) : “ N’emportez rien en voyage ”, S. Ambroise fait ce commentaire : “ Ce que doit être la conduite de celui qui annonce le royaume de Dieu est ainsi désigné par les préceptes évangéliques il ne doit pas rechercher les ressources terrestres mais tout entier attaché à sa foi, il doit penser que moins il en aura souci, plus il pourra se suffire. ” Et sainte Agathe disait : “ je n’ai jamais employé pour guérir mon corps de remède matériel, mais j’ai le Seigneur Jésus qui par sa seule parole répare tout. ” Mais tenter Dieu ne consiste pas en ce qui concerne la perfection. C’est donc tout autre chose que d’attendre un secours de Dieu seul. En sens contraire, S. Augustin écrit : “ Le Christ, en enseignant et en discutant publiquement, sans permettre à la rage de ses ennemis d’avoir prise sur lui, manifestait la puissance de Dieu; mais lui-même a voulu ainsi, en fuyant et en se cachant, enseigner à la faiblesse humaine qu’il ne faut pas avoir la témérité de tenter Dieu, quand on peut échapper aux périls qu’on doit éviter. ” Ce texte nous montre que tenter Dieu c’est omettre de faire ce qu’on peut pour sortir du danger. Réponse : Tenter quelqu’un, c’est à proprement parler le mettre à l’épreuve. On le fait par des paroles ou par des actes. Nous parlons pour éprouver si notre interlocuteur sait ce que nous cherchons et s’il peut ou s’il veut l’accomplir. Nous tentons par les actes lorsque par notre conduite nous explorons la prudence de l’autre, sa volonté ou son pouvoir. Ces deux formes de la tentation se produisent de deux manières. D’abord ouvertement, lorsque le tentateur se manifeste comme tel; c’est ainsi que Samson proposa une énigme aux Philistins pour les éprouver (Jg 14, 12). Mais la tentation peut être insidieuse et cachée ; c’est ainsi que les pharisiens mirent le Christ à l’épreuve selon Matthieu (22, 15). En outre, ce peut être de façon expresse, par exemple lorsqu’on veut mettre quelqu’un à l’épreuve par la parole ou par l’action. Et parfois d’une façon qui peut s’interpréter ainsi lorsque, sans vouloir mettre à l’épreuve, on agit ou on parle de telle sorte que cela ne paraît pas avoir d’autre but. Ainsi donc on tente Dieu tantôt par des paroles et tantôt par des actions. Par des paroles quand nous nous entretenons avec Dieu dans la prière. Aussi quelqu’un tente-t-il Dieu expressément par sa demande, quand il l’implore pour découvrir sa science, sa puissance ou sa volonté. On tente Dieu expressément par son action, quand on veut, par ce qu’on fait, expérimenter son pouvoir, sa bonté ou sa science. Mais on tente Dieu de façon sujette à cette interprétation lorsque, sans vouloir le mettre à l’épreuve, on demande ou on fait quelque chose qui ne sert à rien d’autre qu’à prouver sa puissance, sa bonté ou sa connaissance. Ainsi, lorsque quelqu’un fait courir un cheval pour échapper à l’ennemi, il ne met pas ce cheval à l’épreuve; mais s’il fait courir le cheval sans aucune utilité, cela ne peut avoir d’autre sens que d’éprouver sa rapidité ; et il en est de même pour tout le reste. Donc se confier à Dieu dans ses prières ou sa conduite pour une nécessité ou une utilité quelconque, ce n’est pas tenter Dieu. Aussi, sur le précepte du Deutéronome (6, 16) : “ Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ”, la Glose explique-t-elle : “ Il tente Dieu, celui qui, capable d’agir, s’expose au péril sans motif, pour expérimenter si Dieu pourra le délivrer. ” Solutions : 1. L’homme aussi est parfois tenté par des faits, lorsqu’on se demande s’il peut, s’il sait ou s’il veut par une telle conduite aider ou empêcher telle entreprise. 2. Les saints qui font des miracles par leur prière sont poussés par une nécessité ou une utilité à demander le secours de la puissance divine. 3. Les prédicateurs de la parole de Dieu se passent de subsides matériels pour une grande nécessité ou utilité, afin de se consacrer à Dieu plus librement. C’est pourquoi, s’ils s’appuient sur Dieu seul, ils ne tentent pas Dieu pour autant. Mais s’ils renonçaient à ces subsides humains sans utilité ni nécessité, ils tenteraient Dieu. Ce qui fait dire à S. Augustin : “ Paul ne s’enfuit pas comme s’il n’avait pas foi en Dieu, mais pour ne pas le tenter, ce qu’il aurait fait en ne fuyant pas, alors qu’il le pouvait. ” Quant à sainte Agathe, elle avait fait l’expérience de la bienveillance de Dieu à son égard : il lui avait épargné des blessures qui eussent demandé des remèdes corporels, ou il lui aurait fait sentir aussitôt l’effet d’une guérison divine. Article 2 Est-ce un péché de tenter Dieu ? Objections : 1. Il semble que non, car Dieu n’a commandé aucun péché. Or il a commandé aux hommes de l’éprouver, c’est-à-dire de le tenter, car on lit dans Malachie (3, 10) : “ Apportez intégralement la dîme dans mon grenier, pour qu’il y ait de la nourriture chez moi. Et mettez-moi ainsi à l’épreuve, dit le Seigneur, pour voir si je n’ouvrirai pas en votre faveur les écluses du ciel. ” Il semble donc que tenter Dieu ne soit pas un péché. 2. On tente quelqu’un pour expérimenter sa science et sa puissance, mais aussi pour expérimenter sa bonté et sa volonté. Or il est permis de chercher à expérimenter la bonté de Dieu, et aussi sa volonté, car il est dit dans le Psaume (34, 9) : “ Goûtez et voyez que le Seigneur est doux ” et aux Romains (12, 2) : “ Éprouvez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait. ” 3. Personne n’est blâmé dans l’Écriture pour avoir renoncé au péché, mais plutôt pour avoir commis le péché. Or on blâme Achaz parce que, le Seigneur lui ayant dit : “ Demande pour toi un signe au Seigneur ton Dieu ”, il avait répondu : “ Je n’en demanderai pas et je ne tenterai pas le Seigneur. ” Et il lui fut dit : “ Ne te suffit-il pas de lasser les hommes, pour que tu lasses aussi mon Dieu ? ” (Is 7, 11). Au sujet d’Abraham, l’Écriture (Gn 15, 8) rapporte qu’il dit au Seigneur : “ Comment saurai-je que je la posséderai ? ” (la Terre promise). Pareillement Gédéon demanda à Dieu un signe de la victoire promise (Jg 6, 36). Or ces deux personnages n’ont encouru aucun reproche. En sens contraire, c’est interdit dans la loi divine (Dt 6, 16) : “ Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. ” Réponse : Comme nous l’avons dit à l’article précédent, tenter c’est mettre à l’épreuve. Or nul ne cherche à expérimenter ce dont il est certain. C’est pourquoi toute tentation procède d’une ignorance ou d’un doute ; soit de la part de celui qui tente, lorsqu’il expérimente une chose pour connaître sa qualité ; soit de la part des autres, lorsque quelqu’un fait une expérience pour leur montrer cette qualité. C’est ainsi que Dieu nous tente. Mais ignorer ce qui concerne Dieu et sa perfection, ou en douter, est un péché. Aussi est-il évident que tenter Dieu pour connaître sa puissance est un péché. Mais si l’on met à l’épreuve les perfections divines non pour s’instruire soi-même, mais pour instruire les autres, ce n’est pas là tenter Dieu, puisque cette démarche est fondée sur une juste nécessité ou une pieuse utilité, et sur tous les autres motifs qui doivent y pousser. C’est ainsi, en effet, que les Apôtres demandèrent au Seigneur de faire des miracles au nom de Jésus Christ pour manifester aux païens la puissance de celui-ci (Ac 4, 29). Solutions : 1. Le paiement des dîmes était prescrit par la loi, nous l’avons vue. Sa nécessité tenait au précepte, et son utilité est indiquée par les paroles : “ Pour qu’il y ait de la nourriture chez moi. ” Aussi n’était-ce pas tenter le Seigneur que de payer la dîme. Quant à ce qui suit : “ Mettez-moi ainsi à l’épreuve ”, il faut l’entendre non d’une cause, comme si l’on devait payer les dîmes pour éprouver si Dieu “ ouvrirait les cataractes du ciel ”, mais d’une conséquence : s’ils payaient les dîmes, ils éprouveraient par expérience les bienfaits divins. 2. Il y a deux manières de connaître la volonté de Dieu ou sa bonté. L’une est spéculative. À ce point de vue, il n’est pas permis de douter si la volonté de Dieu est bonne, ni de le prouver, et de chercher à savoir si “ le Seigneur est doux ”. Il y a aussi une connaissance affective ou expérimentale de la bonté divine : on expérimente en soi-même le goût de la douceur de Dieu et la complaisance de sa volonté. C’est ainsi que, selon Denys, “ Hiérothée apprit les mystères divins pour les avoir éprouvés ”. Voilà comment nous sommes invités à expérimenter la volonté de Dieu et à goûter sa douceur. 3. Dieu voulait donner un signe au roi Achaz, non pour lui seul, mais pour l’instruction du peuple. On le blâme parce qu’il s’oppose, en refusant de recevoir ce signe, au salut commun du peuple. Et en le demandant, il n’aurait pas tenté Dieu. Article 3 A quelle vertu s’oppose la tentation de Dieu ? Objections : 1. Il ne semble pas qu’elle s’oppose à la vertu de religion. Car elle a raison de péché du fait que l’on doute de Dieu, nous venons de le dire. Mais le doute envers Dieu relève du péché d’infidélité qui s’oppose à la foi. Donc tenter Dieu s’oppose à la foi plutôt qu’à la religion. 2. Il est écrit dans l’Ecclésiastique (18, 23) “ Avant la prière, prépare-toi; ne sois pas comme un homme qui tente Dieu. ” La Glose explique qui est cet homme : “ Il prie selon l’enseignement du Seigneur, mais il n’accomplit pas ses commandements. ” Or cela relève de la présomption, qui s’oppose à l’espérance. Tenter Dieu apparaît donc comme un péché qui s’oppose à l’espérance plutôt qu’à la religion. 3. Sur le Psaume (78, 18) : “ Ils tentèrent Dieu dans leur cœur ”, la Glose commente : “ Tenter Dieu, c’est demander avec fourberie. Il y a de la simplicité dans les paroles, mais de la malice dans le cœur. ” Or la tromperie s’oppose à la vertu de vérité. Donc tenter Dieu ne s’oppose pas à la religion, mais à la vérité. En sens contraire, selon la Glose que nous avons citée, tenter Dieu, c’est lui adresser une demande mal réglée. Mais demander comme il faut est un acte de religion, comme nous l’avons vu plus haut. Tenter Dieu est donc un péché contraire à la religion. Réponse : Nous l’avons montré, la fin de la vertu de religion est de rendre honneur à Dieu. Aussi tout ce qui s’oppose directement à ce respect s’oppose à la religion. Or il est évident que tenter quelqu’un, c’est lui manquer de respect, car personne n’ose tenter celui dont il tient l’excellence pour certaine. Il est donc évident que tenter Dieu est un péché contraire à la religion. Solutions : 1. Comme on l’a dit plus haut, le rôle de la religion est de professer la foi par des signes exprimant notre révérence envers Dieu. C’est pourquoi on rattache à l’irréligion ce qu’un homme fait en raison d’une foi incertaine et qui relève de l’irrévérence envers Dieu, comme de tenter Dieu, ce qui est donc une espèce de l’irréligion. 2. Celui qui ne prépare pas son âme à la prière en pardonnant si quelqu’un lui en veut, ou par tout autre moyen de se disposer à la dévotion, ne fait pas tout ce qui dépend de lui pour être exaucé par Dieu. C’est pourquoi son attitude implique qu’il tente Dieu. Et bien que cette tentation implicite semble provenir de la présomption ou de l’irréflexion, cependant c’est manquer de révérence envers Dieu que d’agir avec présomption et négligence en ce qui regarde Dieu. Car il est écrit (1 P 5, 6) : “ Humiliez-vous sous la main puissante de Dieu ” et aussi (2 Tm 2, 15) : “ Efforce-toi de te présenter devant Dieu comme un homme éprouvé. ” Tenter Dieu est donc une espèce de l’irréligion. 3. On ne dit pas par rapport à Dieu qu’un homme demande avec fourberie, car Dieu connaît les secrets des cœurs ; on le dit par rapport aux hommes. Aussi est-ce par accident que cela est tenter Dieu, et cela n’oppose pas directement la tentation de Dieu à la vertu de vérité. Article 4 Comparaison de la tentation de Dieu avec les autres vices Objections : 1. La tentation de Dieu semble un péché plus grave que la superstition. Car on inflige un plus grand châtiment pour un péché plus grave. Mais les Juifs ont été châtiés plus sévèrement pour avoir tenté Dieu que pour leur idolâtrie, qui est pourtant la plus grave des superstitions. Car pour le péché d’idolâtrie, vingt-trois mille hommes ont trouvé la mort selon l’Exode (32, 28). Et pour avoir tenté Dieu, ils ont tous péri dans le désert, sans entrer dans la Terre promise selon le Psaume (95, 9) : “ Vos prières m’ont tenté... J’ai juré dans ma colère : ils n’entreront pas dans mon repos. ” Tenter Dieu est donc un péché plus grave que la superstition. 2. Un péché paraît d’autant plus grave qu’il s’oppose davantage à une vertu. Mais l’irréligion, dont la tentation est une espèce, s’oppose davantage à la vertu de religion que la superstition, qui a une certaine ressemblance avec elle. Donc tenter Dieu est un péché plus grave que la superstition. 3. Manquer de respect envers ses parents est un péché plus grave, semble-t-il, que de témoigner à d’autres le respect que l’on doit à ses parents. Mais Dieu doit être honoré par nous comme le Père de tous, selon Malachie (1, 6). Donc tenter Dieu semble un plus grand péché, puisque c’est manquer de respect envers Dieu, que l’idolâtrie où l’on témoigne à la créature le respect qu’on doit à Dieu. En sens contraire, sur le texte du Deutéronome (17, 2) : “ S’il se trouve un homme qui fasse ce qui est mal... ” la Glose commente : “ La loi réprouve au plus haut degré l’erreur et l’idolâtrie, car le pire des crimes est de rendre à la créature l’honneur dû au Créateur. ” Réponse : Parmi les péchés opposés à la religion, le plus grave est celui qui s’oppose davantage à la révérence due à Dieu. On s’y oppose moins si l’on doute de l’excellence divine que si l’on pense le contraire avec assurance. Car, de même que l’homme confirmé dans son erreur est plus infidèle que l’homme qui met en doute la vérité de la foi, de même celui qui par sa conduite professe une erreur opposée à celle de l’excellence divine manque davantage au respect envers Dieu que l’homme qui professe seulement un doute. Or le superstitieux professe l’erreur, nous l’avons montré. Tandis que celui qui tente Dieu en paroles ou en actes professe son doute au sujet de l’excellence divine, avons nous dit. C’est pourquoi le péché de superstition est plus grave que de tenter Dieu. Solutions : 1. Les Juifs coupables d’idolâtrie ne reçurent pas un châtiment suffisant à les punir; pour ce péché un châtiment plus grave était réservé à leur postérité, comme dit Dieu dans l’Exode (32, 34) : “ Au jour de ma visite, je les punirai de leur péché. ” 2. La superstition ressemble à la religion par la matérialité de son acte, qu’elle présente comme religieux. Mais quant à la fin recherchée, elle s’oppose à la religion plus que tenter Dieu, parce qu’elle se rattache davantage à l’irrévérence envers lui. 3. Il est essentiel à l’excellence divine d’être unique et incommunicable; c’est pourquoi cela revient au même de faire un acte contraire à la révérence divine, et de reporter celle-ci sur un autre que Dieu. La comparaison avec le respect dû aux parents ne vaut pas, car on peut le reporter sur d’autres sans qu’il y ait péché. |