Question 10

LA SCIENCE BIENHEUREUSE DE L’ÂME DU CHRIST

Il faut maintenant étudier chacune des sciences dont nous venons de parler. Mais, parce que l’on a traité de la science divine dans la première Partie (Q. 14), il reste maintenant à parler des trois autres sciences : I. La science bienheureuse (Q. 10). - II. La science infuse (Q. 11). - III. La science acquise (Q. 12).

Mais parce que, de la science bienheureuse, qui consiste dans la vision de Dieu, nous avons longuement parlé aussi dans la première Partie (Q. 12) nous nous contenterons d’étudier ce qui concerne proprement l’âme du Christ.

1. L’âme du Christ a-t-elle eu la compréhension du Verbe, c’est-à-dire de l’essence divine ? - 2. Dans le Verbe a-t-elle connu toutes choses ? - 3. Dans le Verbe a-t-elle connu une infinité de choses ? - 4. Voit-elle le Verbe, ou l’essence divine, plus clairement qu’aucune autre créature ?

Article 1

L’âme du Christ a-t-elle eu la compréhension du Verbe ou de l’essence divine ?

Objections : 1. S. Isidore a dit que la Trinité est connue d’elle seule et de l’homme assumé. Donc cette connaissance d’elle-même, qui est propre à la sainte Trinité, se trouve communiquée à l’homme assumé. Or cette connaissance est compréhensive. L’âme du Christ comprend donc l’essence divine.

2. Il est plus parfait d’être uni à Dieu selon l’existence personnelle que selon la vision. Mais ainsi que l’enseigne S. Jean Damascène " toute la divinité en l’une de ses personnes est unie dans le Christ à la nature humaine ". A plus forte raison toute la nature divine est-elle vue par l’âme du Christ ; cette âme a donc eu la compréhension de l’essence divine.

3. " Ce qui convient au Fils de Dieu par nature, convient au Fils de l’homme par grâce ", remarque S. Augustin. Mais comprendre l’essence divine est naturel au Fils de Dieu ; cette compréhension appartient donc par grâce au Fils de l’homme. Dès lors, il semble que l’âme du Christ a eu, par grâce, la compréhension du Verbe.

En sens contraire, S. Augustin écrit : " On enferme dans ses propres limites ce que l’on comprend. " Mais l’essence divine dépasse infiniment l’âme du Christ, et ne saurait être limitée par elle. L’âme du Christ n’a donc pas la compréhension du Verbe.

Réponse : Comme nous l’avons déjà montré, l’union des natures s’est faite en la personne du Christ, sans que leurs propriétés se soient confondues, en sorte que " l’incréé est demeuré l’incréé, et le créé est resté dans les limites de la créature ", dit S. Jean Damascène. Or, il est impossible à une créature de comprendre l’essence divine, ainsi que nous l’avons démontré dans la première Partie, car l’infini ne peut être compris par le fini. Il faut donc admettre que d’aucune manière l’âme du Christ n’a eu la compréhension de l’essence divine.

Solutions : 1. L’homme assumé est comparé, dans le texte cité, à la Trinité divine, non parce que sa connaissance serait compréhensive, mais parce queue surpasse celle de toutes les créatures.

2. Il n’est pas vrai que, même dans son union personnelle, la nature humaine comprend le Verbe de Dieu ou la nature divine, car, bien que toute la nature divine soit, en la personne du Fils, unie à la nature humaine, la puissance de la divinité ne se trouve pas pour autant circonscrite par elle. Aussi S. Augustin écrit-il : " je veux que tu le saches, l’enseignement chrétien n’admet pas que Dieu, en s’unissant à la chair, ait abandonné ou perdu le gouvernement du monde, ou qu’il ait rétréci sa puissance aux limites d’un pauvre corps. " Pareillement, l’âme du Christ voit toute l’essence de Dieu ; mais elle n’en a pas la compréhension, car elle ne la voit pas d’une manière totale, c’est-à-dire aussi parfaitement queue est visible, comme on l’a exposé dans la première Partie.

3. Cette parole de S. Augustin doit s’entendre de la grâce d’union, selon laquelle tout ce que l’on dit du Fils de Dieu considéré en sa nature divine, peut être dit également du Fils de l’homme, à cause de l’identité de suppôt. En ce sens on peut dire que le Fils de l’homme a la compréhension de l’essence divine non par son âme, mais par sa nature divine. C’est aussi de cette façon que l’on peut dire que le Fils de l’homme est créateur.

Article 2

Dans le Verbe, l’âme du Christ a-t-elle connu toutes choses ?

Objections : 1. On lit en S. Marc (13, 32) " Personne, ni les anges dans le ciel, ni le Fils ne connaît ce jour, si ce n’est le Père. " L’âme du Christ ne connaît donc pas toutes choses dans le Verbe.

2. On connaît d’autant plus de choses dans un principe que l’on connaît celui-ci plus parfaitement. Mais Dieu voit son essence d’une manière plus parfaite que l’âme du Christ ne la voit. Dieu connaît donc plus de choses dans le Verbe, et par suite l’âme du Christ ne les connaît pas toutes.

3. La richesse d’une science se mesure à la quantité de réalités connaissables. Donc, si l’âme du Christ connaissait dans le Verbe tout ce que le Verbe lui-même connaît, sa science égalerait sa science divine, le créé égalerait l’incréé, ce qui est impossible.

En sens contraire, quand l’Apocalypse (5,12) dit : " L’Agneau immolé est digne de recevoir divinité et sagesse ", la Glose interprète ce dernier mot comme signifiant la connaissance de toutes choses.

Réponse : Quand on se demande si le Christ a connu toutes choses dans le Verbe, on peut l’entendre au sens propre de tout ce qui est, a été ou sera fait, dit ou pensé par qui que ce soit, en n’importe quel temps. En ce sens, l’âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. L’intelligence créée, en effet, si elle ne connaît pas absolument tout dans le Verbe, saisit cependant d’autant plus de choses queue connaît le Verbe plus parfaitement. Et chaque intelligence bienheureuse connaît dans le Verbe tout ce qui a rapport à elle-même. Or, toutes choses ont rapport d’une certaine manière au Christ et à sa dignité, car toutes choses lui sont soumises. Il est " le juge universel constitué par Dieu, parce qu’il est Fils de l’homme ", dit S. Jean (5,27). C’est pourquoi l’âme du Christ connaît dans le Verbe toutes les réalités, à quelque moment qu’elles existent, et même les pensées des hommes, dont il est le juge. Aussi cette parole de S. Jean (2, 25) : " Il savait ce qu’il y avait dans l’homme ". peut s’entendre non seulement de sa science divine, mais aussi de cette science que son âme possédait dans la vision du Verbe.

Par ailleurs, on peut prendre " toutes choses " en un sens plus large, englobant non seulement tout ce qui existe en acte, à n’importe quelle époque, mais même tout ce qui est en puissance et ne sera jamais amené à l’acte. De telles choses n’ont d’existence que dans la puissance divine. En ce sens, l’âme du Christ ne connaît pas toutes choses dans le Verbe. Il lui faudrait en effet comprendre tout ce que Dieu peut faire, en d’autres termes comprendre la puissance divine et par suite l’essence divine elle-même. La puissance d’un être se détermine en effet par la connaissance de tout ce qu’il peut faire.

Pourtant s’il s’agit de tout ce qui est non pas seulement dans la puissance divine, mais aussi dans la puissance de la créature, l’âme du Christ connaît toutes choses dans le Verbe. Car elle comprend en lui l’essence de toute créature, et par conséquent la puissance, la vertu et tout ce qui est au pouvoir de la créature.

Solutions : 1. Arius et Eunomius ont appliqué ce texte non pas à la science de l’âme du Christ, dont ils n’admettaient pas l’exigences mais à la connaissance divine du Fils, prétendant qu’il était sous ce rapport inférieur au Père. Cette doctrine est inadmissible, car " par le Verbe toutes choses ont été faites ", dit S. Jean (1, 3), et parmi elles également tous les temps. Or, rien n’a été fait par le Verbe qui fût ignoré de lui.

On doit donc dire que, dans ce cas, ignorer le jour et l’heure du jugement signifie ne pas le faire connaître. Interrogé en effet à ce sujet par ses Apôtres, le Christ n’a rien voulu leur révéler. C’est ainsi qu’en sens contraire nous lisons dans la Genèse (22, 12) : " Maintenant j’ai connu que tu crains Dieu ", ce qui signifie : j’ai fait connaître que tu crains Dieu. On dit que le Père connaît le jour du jugement, parce qu’il communique cette connaissance au Fils. Dès lors cette expression : " si ce n’est le Père ", signifie précisément que le Fils connaît le jour du jugement, non seulement selon sa nature divine, mais même selon sa nature humaine. Comme le montre en effet S. Jean Chrysostome," s’il a été donné au Christ homme de savoir de quelle manière il devait juger, à plus forte raison devait-il connaître l’époque du jugement, qui est une chose moins importante ".

Origène il est vrai, entend ce texte du corps du Christ, qui est l’Église et qui ignore cette époque. D’autres enfin disent qu’il faut l’entendre du fils adoptif de Dieu et non de son Fils par nature.

2. Dieu connaît plus parfaitement sa propre essence que ne la connaît l’âme du Christ, parce qu’il en a la compréhension. Aussi connaît-il toutes choses, non seulement les réalités qui existent en acte à n’importe quelle époque, et qui sont l’objet de sa science de vision, mais aussi tout ce qu’il peut faire et qui se rapporte à sa science de simple intelligence, comme on l’a vu dans la première Partie. L’âme du Christ sait donc tout ce que Dieu connaît en lui-même par sa science de vision, mais non ce qu’il connaît par sa science de simple intelligence. Et par suite Dieu sait en lui-même plus de choses que l’âme du Christ.

3. La richesse d’une science ne se mesure pas seulement au nombre de choses sues, mais aussi à la clarté avec laquelle on les connaît. Aussi, bien que la science du Christ dans le Verbe égale la science de vision de Dieu sous le rapport du nombre des choses sues, cependant celle de Dieu la dépasse infiniment sous le rapport de la clarté. Car la lumière incréée de l’intelligence divine surpasse à l’infini toute lumière créée reçue par l’âme du Christ. Ce qui n’empêche pas la science divine, absolument parlant, de dépasser celle du Christ, même sous le rapport du nombre des choses connues, on vient de le dire.

Article 3

Dans le Verbe, l’âme du Christ a-t-elle connu une infinité de choses ?

Objections : 1. Que l’infini soit objet de connaissance, cela contredit la notion d’infini, car, selon Aristote, " l’infini suppose une grandeur qui dépasse toujours la considération que l’on peut en prendre ". Or il est impossible d’enlever à un objet sa définition, ce qui équivaudrait à admettre la cœxistence de deux contradictoires. Il est donc impossible que l’âme du Christ connaisse une infinité de choses.

2. La science d’une infinité de choses est elle-même infinie. Or la science de l’âme du Christ ne peut être infinie, puisque, étant créée, elle comporte nécessairement des limites. L’âme du Christ ne peut donc connaître une infinité de choses.

3. Il ne peut y avoir rien de plus grand que l’infini ; mais la science divine embrasse, absolument parlant, beaucoup plus de choses que la science du Christ, on l’a dit". L’âme du Christ ne connaît donc pas une infinité de choses.

En sens contraire, l’âme du Christ connaît toute sa puissance, et toutes les possibilités de celle-ci. Or elle peut nous purifier d’une infinité de péchés, selon cette parole (1 Jn 2, 2) : " Il est lui-même victime de propiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier. " L’âme du Christ connaît donc une infinité de choses.

Réponse : Il n’y a de science que de l’être, car l’être et le vrai sont convertibles. Mais on donne à une chose le nom d’être d’une double manière : d’une manière absolue, s’il s’agit d’un être en acte ; d’une manière relative, s’il s’agit d’un être en puissance. Et comme d’autre part, selon Aristote rien n’est connu sinon autant qu’il est en acte, et non en puissance, il s’ensuit que l’objet premier et principal de la science, c’est l’être en acte ; son objet secondaire, c’est l’être en puissance. Mais celui-ci n’est pas connaissable en lui-même, il ne l’est que par l’être en la puissance duquel il existe.

Donc, en ce qui regarde le premier mode de connaissance, l’âme du Christ ne connaît pas une infinité de choses, car cette infinité ne se trouve jamais réalisée en acte, même si l’on considère tout ce qui existe en acte, en quelque temps que ce soit ; car l’état des choses qui sont soumises à la génération et à la corruption ne dure pas indéfiniment ; aussi y a-t-il un nombre limité non seulement des réalités inengendrées et incorruptibles, mais même des réalités soumises à la génération et à la corruption.

Pour ce qui est du second mode de connaissance, il faut reconnaître que l’âme du Christ connaît dans le Verbe une infinité de choses. Elle connaît, ainsi que nous venons de le dire, tout ce qui se trouve dans la puissance de la créature. Et comme, dans la puissance de la créature, il y a une infinité de choses, elle peut donc sous ce rapport atteindre à l’infini par la science de simple intelligence, et non par la science de vision.

Solutions : 1. L’infini, nous l’avons dit dans la première Partie revêt un double aspect selon qu’on le considère du point de vue de la forme ou du point de vue de la matière. Du point de vue de la forme, on l’appelle infini par négation ; la forme ou l’acte n’est pas limité par la matière ou le sujet qui le reçoit. Un tel infini, de soi, est parfaitement connaissable en raison de la perfection de l’acte, bien qu’il ne soit pas compréhensible par la puissance finie de la créature. C’est de cette manière que nous disons que Dieu est infini : cet infini, l’âme du Christ le connaît, sans pourtant le comprendre totalement.

Ce qui est infini du point de vue de la matière est appelé ainsi par privation, du fait qu’il ne possède pas la forme qu’il est apte à recevoir. C’est le cas de l’infini qui se rapporte à la quantité. Un tel infini est inconnu par définition, selon Aristote, or la connaissance n’est possible que par la forme ou l’acte. Connaître cet infini selon le mode qui lui est propre est donc impossible, car ce mode suppose que l’on considère les parties l’une après l’autre, comme dit encore Aristote. En ce sens, il est vrai que l’infini est une grandeur qui dépasse toujours la considération que l’on peut en prendre, puisqu’on ne peut l’envisager que partie par partie, en allant toujours plus loin. Mais, de même que les réalités matérielles peuvent être appréhendées par l’intellect d’une manière immatérielle, et que le multiple peut être appréhendé par le mode de l’unité de même une infinité de choses peut être saisie par l’intellect non pas sous le mode de l’infinité, mais pour ainsi dire d’une manière finie ; de cette façon des réalités infinies en soi deviennent finies dans l’intellect de celui qui les connaît. Et c’est ainsi que l’âme du Christ connaît une infinité de choses, non pas en les parcourant une par une, mais en les envisageant dans une réalité unique, dans une créature par exemple, en la puissance de laquelle se trouvent une infinité de choses, et d’abord dans le Verbe lui-même.

2. Rien n’empêche qu’une réalité soit infinie sous un certain rapport, et ce sous un autre : ainsi nous pouvons imaginer, dans l’ordre de la quantité, une surface infinie en longueur et finie en largeur. Ainsi encore des hommes qui seraient en nombre infini posséderaient une infinité relative à la multitude, et n’en demeureraient pas moins finis dans leur essence, car l’essence de tous les êtres est limitée par l’unité de leur espèce ; seul Dieu est infini absolument sous le rapport de son essence, nous l’avons dit dans la première Partie’. Or " l’objet propre de l’intellect est la quiddité " dit Aristote", et c’est à cette essence propre que s’applique la notion d’espèce.

Ainsi donc l’âme du Christ, ayant une capacité finie, peut bien atteindre en son essence ce qui est infini absolument, mais elle ne peut le comprendre totalement, nous l’avons dit. Au contraire, l’infini qui se trouve en puissance dans la créature peut être objet de compréhension pour l’âme du Christ qui atteint cet infini par le moyen de l’essence, et sous ce rapport la créature n’est pas infinie. Car même notre intellect atteint l’universel, comme la nature du genre ou de l’espèce, universel qui est infini d’une certaine manière, puisqu’il peut être attribué à une infinité d’individus.

3. Ce qui est infini de toutes manières, ne peut être qu’un ; c’est pourquoi le Philosophe observe que, le corps étant soumis à la dimension dans toutes ses parties, il est impossible qu’il y ait plusieurs corps infinis. Mais si une chose est infinie en un sens seulement, rien n’empêcherait qu’il y ait plusieurs choses infinies ; ainsi on peut concevoir plusieurs lignes infinies en longueur, tracées sur une surface finie en largeur. Puisque l’infini dans les choses n’est pas une substance mais un accident, selon les Physiques, en même temps que se multiplie l’infini d’après ses divers sujets, se multiplient aussi les propriétés de l’infini, c’est-à-dire que ses propriétés lui conviennent en chacun des sujets qui le possèdent. Or, c’est une des propriétés de l’infini qu’il n’y ait rien de plus grand que lui. Ainsi donc, si nous considérons une ligne infinie, il n’y a en elle rien de plus grand que l’infini ; de même si nous considérons l’une quelconque des autres lignes infinies, il est manifeste qu’en chacune d’elles les parties sont infinies. Il faut donc que, dans une ligne donnée, il n’y ait rien de plus grand que l’infinité de toutes ses parties ; pourtant, dans une autre ligne, et dans une troisième, il pourra y avoir une infinité plus grande de parties. C’est ce que l’on peut constater encore pour les nombres : les nombres pairs constituent une infinité, et de même les nombres impairs ; et cependant les nombres pairs et impairs forment ensemble une infinité plus grande que les nombres pairs.

Concluons donc que, s’il s’agit d’un infini pur et simple, et en toutes ses parties, il n’y a rien de plus grand que lui. Mais s’il s’agit d’un infini relatif, il n’y a pas plus grand que lui dans cet ordre, bien qu’il puisse y avoir plus grand que lui dans un autre ordre. Sous ce rapport, les choses qui sont en la puissance de la créature constituent une infinité, et cependant il y a plus de choses dans la puissance de Dieu que dans la puissance de la créature. Pareillement, l’âme du Christ connaît une infinité de choses par science de simple intelligence ; et Dieu néanmoins, par ce même mode de science, en connaît davantage.

Article 4

L’âme du Christ voit-elle le Verbe, ou l’essence divine, plus clairement qu’aucune autre créature ?

Objections : 1. La perfection de la connaissance se juge d’après le moyen de connaitre : ainsi la connaissance par syllogisme démonstratif est plus parfaite que la connaissance par syllogisme dialectique. Mais tous les bienheureux voient le Verbe immédiatement par l’essence divine, nous l’avons dit dans la première Partie. L’âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus parfaitement que ne le voit toute autre créature.

2. La perfection de la vision ne dépasse pas la puissance de voir ; mais la puissance rationnelle d’une âme comme celle du Christ est inférieure à la puissance intellectuelle de l’ange, ainsi que le montre Denys. L’âme du Christ ne voit donc pas le Verbe plus parfaitement que ne le voient les anges.

3. Dieu voit son Verbe d’une façon infiniment plus parfaite que ne le voit l’âme du Christ ; il peut donc y avoir des degrés à l’infini entre la manière dont Dieu voit son Verbe, et celle dont l’âme du Christ le voit. On ne peut donc affirmer que l’âme du Christ voit plus parfaitement que toute autre créature le Verbe ou l’essence divine.

En sens contraire, l’Apôtre écrit (Ep 1, 20) : " Dieu a fait asseoir le Christ à sa droite dans les cieux au-dessus de toute Principauté, Puissance, Vertu, Domination et de tout nom quel qu’il soit, non seulement dans ce siècle-ci, mais dans le siècle à venir. " Or, plus un élu se trouve élevé dans la gloire céleste, plus il voit Dieu parfaitement. L’âme du Christ voit donc Dieu plus parfaitement que ne le voit aucune autre créature.

Réponse : La vision de l’essence divine convient à tous les bienheureux dans la mesure où ils participent de la lumière qui leur est communiquée par le Verbe de Dieu, selon cette parole de l’Ecclésiastique (1, 5 Vg) : " La source de la sagesse, c’est le Verbe de Dieu au plus haut des cieux. " Or l’âme du Christ, unie au Verbe dans sa personne, est plus proche de lui qu’aucune autre créature. Elle reçoit donc plus parfaitement qu’une autre la communication de la lumière en laquelle Dieu est vu par le Verbe. Elle voit donc plus parfaitement que les autres créatures la vérité première, qui est l’essence de Dieu. C’est pourquoi S. Jean écrit (1, 14) : " Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique du Père plein " non seulement " de grâce ", mais aussi " de vérité ".

Solutions : 1. Oui, la perfection de la connaissance, à l’égard de ce qui est connu, se juge d’après le moyen de connaître ; mais à l’égard du sujet connaissant, elle se juge d’après la puissance ou l’habitus. De là vient que, parmi les hommes qui emploient un même moyen de connaître, les uns connaissent une conclusion plus parfaitement que les autres. Ainsi l’âme du Christ, remplie d’une lumière plus abondante, connaît plus parfaitement l’essence divine que les autres bienheureux, bien que tous voient l’essence divine par elle-même.

2. La vision de l’essence divine dépasse la puissance de toute créature’. Il faut donc juger son degré de perfection d’après l’ordre de la grâce, où le Christ occupe la place la plus haute, plutôt que d’après l’ordre de la nature, où la nature angélique l’emporte sur la nature humaine.

3. Comme nous l’avons dit plus haut. il ne peut y avoir de grâce plus grande que celle du Christ, parce qu’elle se trouve en rapport avec l’union hypostatique. Ce que nous disons de la grâce, il faut le dire aussi de la perfection de la vision divine, bien qu’absolument parlant on puisse concevoir un degré plus élevé, selon l’infinité de la puissance divine.