Question 31 LA MATIÈRE À PARTIR DE LAQUELLE FUT CONÇU LE CORPS DU SAUVEUR Il faut maintenant étudier en elle-même la conception du Sauveur. I. Quant à la matière a partir de laquelle son corps fut conçu (Q. 31). - II. Quant à l’auteur de cette conception (Q. 32). - III. Quant au mode et à son ordre (Q. 33). 1. La chair du Christ a-t-elle été prise d’Adam ? - 2. A-t-elle été prise de David ? - 3. La généalogie du Christ d’après les évangiles. - 4. Convenait-il que le Christ naisse d’une femme ? - 5. Son corps a-t-il été formé du sang le plus pur de la Vierge ? - 6. La chair du Christ a-t-elle existé chez les anciens patriarches selon un élément déterminé ? - 7. La chair du Christ, chez les patriarches, fut-elle sujette au péché ? - 8. Le Christ a-t-il payé la dîme comme étant présent dans son aïeul Abraham ? Article 1 La chair du Christ a-t-elle été prise d’Adam ? Objections : 1. L’Apôtre a écrit (1 Co 15, 47) : " Le premier homme venu de la terre, est terrestre ; le second homme, venu du ciel, est céleste. " Or le premier homme est Adam et le second, le Christ. Donc le Christ ne vient pas d’Adam, car il a une origine différente. 2. La conception du Christ a dû être hautement miraculeuse. Or former le corps de l’homme avec le limon de la terre est un plus grand miracle que de le former avec une matière humaine tirée d’Adam. Il ne convenait donc pas que le Christ ait tiré sa chair d’Adam, et son corps n’aurait pas dû être formé de la masse du genre humain dérivée d’Adam, mais d’une autre matière. 3. " Le péché est entré dans le monde par un seul homme ", Adam, parce que tous les hommes ont péché originellement du fait qu’ils existaient en lui, comme le montre S. Paul (Rm 5, 12). Mais si le corps du Christ avait été tiré d’Adam, lui-même aurait existé originellement en celui-ci quand il péchait. Donc il aurait contracté le péché originel, ce qui ne convenait pas à la pureté du Christ. Donc son corps n’a pas été formé avec une matière tirée d’Adam. En sens contraire, il y a l’affirmation de l’Apôtre (He 2, 16) : " jamais le Fils de Dieu n’a assumé des anges, mais c’est la descendance d’Abraham qu’il a assumée. " Or cette descendance a été tirée d’Adam. Donc le corps du Christ a été formé par une matière tirée d’Adam. Réponse : Le Christ a assumé la nature humaine pour la purifier de la corruption. Or cette nature humaine avait besoin de purification uniquement parce qu’elle avait été atteinte par l’origine viciée qu’elle tenait d’Adam. C’est pourquoi il convenait que le Christ prenne une chair dont la matière venait d’Adam, afin de guérir, en l’assumant, la nature humaine elle-même. Solutions : 1. Le second homme, le Christ, est appelé céleste non quant à la matière de son corps, mais ou bien quant à la puissance qui a formé son corps, ou même quant à sa divinité. Mais, selon la matière, le corps du Christ était terrestre, comme le corps d’Adam. 2. Nous l’avons dit plus haut le mystère de l’incarnation du Christ est quelque chose de miraculeux, non parce qu’il serait destiné à confirmer la foi, mais en tant qu’il est un article de foi. Et c’est pourquoi il n’est pas requis qu’il soit un miracle parmi les plus grands, comme ceux qui doivent confirmer la foi, mais qu’il soit le mieux accordé à la sagesse divine et le plus profitable au salut de l’homme, ce qui est requis de tous les objets de foi. On peut dire aussi que dans le mystère de l’Incarnation non seulement on apprécie le miracle d’après la matière de ce qui est conçu, mais davantage d’après le mode de la conception et de l’enfantement, du fait qu’une vierge a conçu et enfanté. 3. Comme nous l’avons dit plus haut, le corps du Christ existait en Adam selon sa substance corporelle, en ce sens que sa matière a dérivé de celle d’Adam, mais non selon un principe séminal, puisqu’elle n’a pas été conçue par le sperme d’un homme. Aussi le Christ n’a-t-il pas contracté le péché originel, comme les autres hommes qui descendent d’Adam par origine séminale. Article 2 La chair du Christ a-t-elle été prise de David ? Objections : 1. S. Matthieu, en composant sa généalogie, l’a conduite jusqu’à Joseph. Or Joseph n’était pas le père du Christ, on l’a dit plus haut’. Il ne paraît donc pas que le Christ descende de David. 2. Aaron était de la tribu de Lévi (Ex 6, 16). Marie, mère du Christ, est appelée " parente d’Élisabeth ", qui est " fille d’Aaron " (Le 1, 5). Donc, puisque David était de la tribu de Juda (Mt 1, 3), il apparaît que le Christ ne descendait pas de David. 3. Il est écrit (Jr 22, 30) au sujet de Jéchonias : " Inscrivez cet homme : "Sans enfant" car nul de sa race ne réussira à siéger sur le trône de David. " Donc le Christ ne descendait pas de Jéchonias, ni par conséquent de David, parce que S. Matthieu fait passer par Jéchonias la série des générations à partir de David. En sens contraire, il est écrit (Rm 1, 3) : le Christ " est issu de la race de David selon la chair ". Réponse : Le Christ est appelé spécialement le fils de deux anciens Pères : Abraham et David (Mt 1, 1), pour plusieurs raisons. 1° C’est à eux que la promesse du Christ a été adressée spécialement. Car il a été dit à Abraham (Gn 22, 38) : " Toutes les nations de la terre seront bénies dans ta descendance ", ce que S. Paul (Ga 3, 6) applique au Christ : " Les promesses ont été faites au Christ et à sa descendance. L’Écriture ne dit pas : et à ses descendants, comme s’ils étaient plusieurs mais, comme à un seul : "et à sa descendance", c’est-à-dire au Christ. " Quant à David, il lui a été dit (Ps 132, 11) : " C’est le fruit de tes entrailles que je mettrai sur ton trône. " Voilà pourquoi le peuple juif, pour accueillir son roi avec honneur, criait : " Hosanna au fils de David ! " (Mt 21, 9). 2° Le Christ devait être roi, prophète et prêtre. Or Abraham fut prêtre, comme on le voit à ce que le Seigneur lui a dit (Gn 15, 9) : " Prends une génisse de trois ans, etc. " Il fut aussi prophète selon cette parole (Gn 30, 7) : " Il est prophète et il intercédera pour toi. " Quant à David il fut roi et prophète. 3° C’est avec Abraham qu’a commencé la circoncision (Gn 17, 10). Mais c’est surtout en David que s’est manifestée l’élection divine (1 S 13, 14) : " Le Seigneur s’est cherché un homme selon son cœur. " Et c’est pourquoi le Christ est appelé très spécialement le fils de l’un et l’autre, pour montrer qu’il venait apporter le salut et aux Juifs de la circoncision, et aux païens bénéficiant de l’élection. Solutions : 1. C’était là l’objection du manichéen Faustus : il voulait prouver que le Christ n’était pas fils de David parce qu’il n’avait pas été conçu par Joseph, qui est le dernier terme de la généalogie selon S. Matthieu. S. Augustin lui répond ainsi : " Puisque le même évangéliste nous dit que l’époux de Marie était Joseph, que la mère du Christ était vierge, et que le Christ est de la descendance de David, que reste-t-il à croire, sinon que Marie n’était pas étrangère à la parenté de David ; qu’elle n’est pas appelée en vain l’épouse de Joseph, à cause de l’union de leurs âmes, bien qu’il n’ait pas eu avec elle de rapports charnels ; et que si la série des générations est poussée jusqu’à Joseph, c’est par considération pour la dignité du mari. Ainsi donc, nous croyons que Marie aussi était de la parenté de David, parce que nous croyons les Écritures qui nous disent l’un et l’autre : et que le Christ descend de David selon la chair, et que Marie est sa mère sans qu’elle eût de commerce avec son époux, mais en demeurant vierge. " S. Jérôme dit en effet : " Joseph et Marie étaient de la même tribu, et d’après la loi il était contraint de l’épouser, comme étant sa parente. Et c’est pourquoi ils se font recenser à Bethléem, comme étant issus de la même souche. " 2. A cette objection S. Grégoire de Nazianze répond que, par décision divine, une race royale s’est unie à une race sacerdotale, afin que le Christ, qui est roi et prêtre, naisse selon la chair de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’Aaron, le premier grand prêtre de la loi ancienne, a pris une épouse dans la tribu de Juda : Élisabeth, fille d’Aminadab. Ainsi donc il a pu se faire que le père d’Élisabeth ait épousé une femme de la race de David, si bien que la Bienheureuse Vierge Marie, qui descendait de David, était la parente d’Élisabeth. Ou plutôt, inversement, le père de la Bienheureuse Vierge, descendant de David, aurait épousé une descendante d’Aaron. Ou encore, selon S. Augustin si Joachim, père de la Bienheureuse Vierge, était descendant d’Aaron, comme l’hérétique Faustus l’affirmait d’après certains écrits apocryphes, il faut croire que la mère de Joachim, ou encore son épouse, descendait de David. Ainsi dirions-nous que, de toute façon, Marie descendait de David. 3. L’oracle de Jérémie, selon S. Ambroise ne nie pas que Jéchonias aura des descendants, et ainsi le Christ est de sa race ". Et que le Christ ait régné, cela n’est pas contraire à la prophétie, car il n’a pas été roi avec les honneurs du monde, lui qui a dit (Jn 18, 36) : " Mon règne n’est pas de ce monde. " Article 3 La généalogie du Christ d’après les évangiles Objections : 1. Il semble que la généalogie du Christ ait été mal composée par les évangélistes. Car il est écrit au sujet du Christ (Is 53, 8 Vg) : " Sa génération, qui la racontera ? " Il ne fallait donc pas la raconter. 2. Il est impossible à un seul homme d’avoir deux pères. Or Matthieu dit : " Jacob engendra Joseph, époux de Marie. " Et S. Luc : " Joseph était fils d’Héli. " Leurs affirmations sont donc inconciliables. 3. Ils diffèrent sur d’autres points. En effet, Matthieu, au début de son livre, commençant à Abraham pour descendre jusqu’à Joseph, énumère quarante-deux générations. Luc donne la généalogie du Christ après son baptême ; il commence au Christ et il parcourt soixante-dix-sept générations, compte tenu des deux extrêmes. Il apparaît donc qu’ils rapportent la généalogie du Christ d’une façon inacceptable. 4. Il est écrit (2 R 8, 24) que Joram engendra Ochozias, à qui succéda son fils Joas, à qui succéda son fils Amazias. Ensuite régna son fils Azarias, appelé Ozias, à qui succéda joathan son fils. Or S. Matthieu dit : " Joram engendra Ozias. " Donc il semble qu’il ait mal composé sa généalogie du Christ, puisqu’il y a omis les noms de trois rois. 5. Tous ceux qui sont énumérés dans la généalogie du Christ ont eu des pères et des mères, et la plupart ont eu des frères, et S. Matthieu, dans sa généalogie du Christ, énumère trois mères seulement : Thamar, Ruth et l’épouse d’Urie. Il nomme les frères de Juda et de jéchonias, et aussi Pharès et Zara. Luc ne dit rien de tous ces gens. Donc il apparaît que les évangélistes ont mal organisé leur généalogie du Christ. En sens contraire, il y a l’autorité de l’Écriture. Réponse : Selon S. Paul (2 Tm 3, 16) : " Toute, l’Écriture sainte est inspirée par Dieu. " Or ce qui est fait par Dieu s’accomplit dans un ordre parfait selon cette parole (Rm 13, 1) : " Tout ce qui vient de Dieu est parfaitement ordonné. " Donc la généalogie du Christ a été présentée par les évangélistes dans un ordre satisfaisant. Solutions : 1. Comme dit S. Jérôme, Isaïe parle de la génération divine du Christ, tandis que Matthieu rapporte sa génération humaine. Non qu’il explique le mode de l’Incarnation, qui est inexplicable, mais il énumère les ancêtres desquels le Christ procède selon la chair. 2. On a répondu de façon diverse à cette objection, soulevée par julien l’Apostat. Car certains, comme S. Grégoire de Nazianze, disent que les deux évangélistes nomment les mêmes personnages, mais sous des noms différents, comme ayant chacun deux noms. Mais cela ne tient pas, car Matthieu nomme un fils de David qui est Salomon, et Luc un autre qui est Nathan ; or nous voyons par les livres historiques (2 S 5, 14) qu’ils étaient frères. Aussi d’autres ont soutenu que Matthieu a donné la généalogie réelle du Christ, et Luc sa généalogie légale, puisqu’il la commence en disant : " Il était, croyait-on, le fils de Joseph. " Car certains juifs croyaient, à cause des péchés des rois de Juda, que le Messie ne naîtrait pas de David par les rois, mais par une autre branche de simples particuliers. D’autres encore ont dit que Matthieu énumérait les pères charnels, et Luc, les pères spirituels, appelés pères à cause d’une dignité comparable. Mais dans le livre Questions sur le Nouveau et l’Ancien Testament on répond : " Il ne faut pas comprendre que Luc fait de Joseph le fils d’Héli, mais que Héli et Joseph furent des ancêtres du Christ, descendant de David selon des lignes différentes. " Aussi est-il dit du Christ (Lc 3, 23) : " On le croyait fils de Joseph ", et que lui encore, le Christ, " était fils d’Héli ". Cela veut dire que le Christ, pour la même raison qui le fait appeler fils de Joseph, peut être appelé fils d’Héli et de tous les descendants de David. L’Apôtre le dit (Rm 9, 5) : " C’est d’eux (les Juifs) que le Christ est né selon la chair. " S. Augustin propose une triple solution " Trois partis se présentent que l’évangéliste a pu adopter. Ou bien l’un d’eux a nommé le père qui a engendré Joseph, tandis que l’autre a désigné son grand-père maternel, ou l’un de ses parents les plus anciens. - Ou bien l’un était le père naturel de Joseph, et l’autre le père adoptif. - Ou bien, d’après la coutume des Juifs, lorsqu’un homme mourait sans enfants, l’un de ses proches épousait sa femme, et le fils qu’il engendrait était considéré comme celui du mort. " Comme le dit ailleurs S. Augustin, c’était un genre d’adoption légale. Et ce dernier motif est le plus vrai. Il est avancé par S. Jérôme, et Eusèbe de Césarée assure qu’il a été donné par l’historien Jules l’Africain. Ils disent en effet que Nathan et Melchi avaient eu, à des époques différentes, d’une seule et même épouse nommée Estha, plusieurs enfants. Nathan, qui descendait de Salomon l’avait eue le premier pour épouse, et il mourut en laissant un seul fils du nom de Jacob. Après sa mort, sa veuve, que la loi n’empêchait pas d’épouser un autre homme, avait été épousée par Melchi qui était de la même tribu, mais non de la même lignée. Melchi en avait eu un fils, appelé Héli. C’est ainsi que, nés de deux pères différents, Jacob et Héli, ont été frères utérins. L’un d’eux, Jacob, son frère Héli étant mort sans enfants, épousa, conformément à la loi la femme de son frère et engendra Joseph, qui était son fils selon la nature mais qui, selon la disposition de la loi est devenu le fils d’Héli. Et voilà pourquoi Matthieu dit " Jacob engendra Joseph ", tandis que Luc, qui suit la génération légale, ne dit d’aucun homme qu’il " engendra). Et le Damascène a beau dire que la Bienheureuse Vierge se rattachait à Joseph selon cette origine par laquelle son père s’appelait Héli, puisqu’il dit qu’elle descendait elle-même de Melchi, il faut croire aussi qu’elle est issue de Salomon, de quelque manière, par ces anciens énumérés par Matthieu, dont on dit qu’il établit une généalogie selon la chair, d’autant plus que, selon S. Ambroise, le Christ descend de Jéchonias. 3. Comme dit S. Augustin, " Matthieu avait cherché à suggérer le rôle royal du Christ, Luc son rôle sacerdotal. Aussi la généalogie de Matthieu symbolise-t-elle que le Christ s’est chargé de nos péchés " en tant que, par son origine charnelle, il a assumé la ressemblance de notre chair de péché. Dans la généalogie de Luc est symbolisée la purification de nos péchés, qui s’opère par le sacrifice du Christ. " Et c’est pourquoi Matthieu énumère les générations dans un ordre descendant, et Luc dans un ordre ascendant. " De là vient encore que " Matthieu fait Descendre Jésus de David par Salomon parce que c’est avec la mère de celui-ci que David a péché. Luc remonte vers David par Nathan car Dieu avait pardonné le péché de David par un prophète de ce nom. " Il en découle encore ceci : " Matthieu, voulant marquer que le Christ était descendu jusqu’à notre condition mortelle, a rappelé, dès le début de son évangile, sa généalogie descendante, d’Abraham jusqu’à Joseph, et jusqu’à la naissance du Christ lui-même. Quant à Luc, il a inséré sa généalogie non au début de son évangile mais après le baptême du Christ, et voici pourquoi : en plaçant sa généalogie au moment où Jean (1, 29) rend ce témoignage : "Voici celui qui enlève le péché du monde", Luc tenait surtout à ce que l’on considère le Christ comme le prêtre chargé d’effacer les péchés ; en suivant un ordre ascendant qui passe par Abraham pour aboutir à Dieu, il laissait entendre que c’est avec Dieu que, purifiés et pardonnés, nous sommes réconciliés. " C’est ainsi à juste titre que Luc a indiqué, dans sa généalogie, l’ordre d’adoption, car c’est par adoption que nous sommes fils de Dieu, tandis que par la génération charnelle, le Fils de Dieu est devenu fils de l’homme. Luc a montré assez clairement que s’il a dit Joseph fils d’Héli, ce n’est pas parce que celui-ci l’avait engendré, mais parce qu’il l’avait adopté. Il l’a fait comprendre en nommant Adam lui-même "fils de Dieu", alors que Dieu l’a créé. " Le nombre de quarante se rapporte au temps de la vie présente, à cause des quatre parties du monde où nous menons cette vie sous le règne du Christ. Or quarante contient quatre fois dix, et le nombre dix lui-même résulte de l’addition des nombres qui vont de un à quatre. Le nombre dix pourrait aussi se rapporter au décalogue, le nombre quatre à la vie présente, ou encore aux quatre évangiles, selon lesquels le Christ règne en nous. Voilà pourquoi, remarque encore S. Augustin, : " Matthieu, pour mettre en valeur la personne royale du Christ, a énuméré quarante personnages, sans compter le Christ lui-même. " Mais ce calcul ne se comprend que si, comme le veut S. Augustin, Jéchonias, qui vient à la fin de la deuxième série de quatorze générations, est le même que celui mentionné au début de la troisième série. D’après S. Augustin, cette double mention de Jéchonias signifie que " par lui s’est fait un détour vers les nations étrangères, quant il fut déporté à Babylone ; cela préfigurait que le Christ passerait des peuples circoncis aux nations des incirconcis ". S. Jérôme dit qu’il y a eu deux Joachim, ou Jéchonias, le père et le fils, qui figurent tous deux dans la généalogie du Christ, comme le prouve le nombre des générations que l’évangéliste répartit en trois séries de quatorze. Ce qui monte à quarante-deux personnes. Et ce nombre saint convient encore à la sainte Église. Car ce nombre vient de six, qui signifie le labeur de la vie présente, et de sept qui signifie le repos de la vie future, et six fois sept fait quarante-deux. En outre, quatorze, formé par l’addition de dix et de quatre peut se rattacher à la même signification attribuée à quarante, qui est le produit des mêmes chiffres par multiplication. Quant au nombre employé par Luc dans sa généalogie du Christ, il symbolise l’universalité des péchés. " Car dix, comme chiffre de la justice, apparaît dans les dix commandements de la loi. Or le péché consiste à transgresser la loi. Mais le chiffre qui transgresse dix, c’est onze. " Or sept symbolise l’universalité " parce que tout le temps se déroule selon le chiffre de sept jours ". Sept fois onze fait soixante dix-sept. C’est ainsi que ce chiffre symbolise l’universalité des péchés enlevés par le Christ. 4. Selon S. Jérôme " la race de l’impie Jézabel s’étant mêlée à celle de Joram, l’évangéliste en fait disparaître le souvenir jusqu’à la troisième génération pour qu’elle ne soit point placée dans la généalogie de la sainte Nativité. " Et ainsi, dit Chrysostome, " autant Jéhu a été béni pour avoir exercé la vengeance sur la maison d’Achab et Jézabel, autant la maison de Joram a été maudite à cause de la fille de l’impie Achab et de Jézabel, si bien que ses enfants ont été retranchés du nombre des rois jusqu’à la quatrième génération, comme il est écrit (Ex 20, 5) : " Je punis le péché du père sur les enfants, jusqu’à la troisième et quatrième génération. " Il faut encore noter que d’autres rois furent des pécheurs, parmi ceux qui figurent dans la généalogie du Christ, mais leur impiété ne fut pas constante. Car, comme on le lit au livre des Questions sur le Nouveau et l’Ancien Testament, " Salomon fut pardonné comme roi par le mérite de son père, et Roboam par celui de son descendant Asa. Tandis que l’impiété des trois rois dont nous parlions fut constante. 5. Comme dit S. Jérôme : " La généalogie du Sauveur ne comporte la mention d’aucune sainte femme, mais seulement de celles que blâme l’Écriture, pour faire comprendre que celui qui étant venu pour les pécheurs, descendant de pécheurs, effacerait les péchés de tous. " C’est ainsi qu’on nomme Thamar qui est blâmée pour ses relations avec son beau-père ; Rahab, qui était une prostituée ; Ruth qui était une étrangère ; et Bethsabée, l’épouse d’Urie, qui commit l’adultère. Mais celle-ci n’est pas désignée par son nom mais par celui de son mari, pour indiquer qu’elle eut conscience de l’adultère et de l’homicide, tandis qu’on nomme son mari pour rappeler le souvenir du péché de David. Et Luc ne mentionne pas ces femmes parce qu’il veut présenter le Christ comme celui qui expie les péchés. Matthieu mentionne les frères de Juda afin de montrer qu’ils appartiennent au peuple de Dieu, tandis qu’Ismaël, frère d’Isaac, et Ésaü, frère de Jacob, ont été séparés du peuple de Dieu, ce pourquoi la généalogie du Christ les omet. Si les frères de Juda sont mentionnés, c’est aussi pour exclure tout orgueil nobiliaire, car beaucoup des frères de Juda étaient fils de servantes, mais ils étaient tous à égalité patriarches et chefs de tribus. Pharès et Zara sont nommés ensemble, dit S. Ambroise parce qu’ils montrent les deux vies que doivent mener les peuples : selon la loi, symbolisée par Zara ; selon la foi, symbolisée par Pharès. Quant aux frères de Jéchonias, Matthieu les nomme parce que tous ont régné à diverses époques, ce qui ne s’était pas produit avec les autres rois. Et c’est aussi parce qu’ils se ressemblent dans leur iniquité et dans leur misère. Article 4 Convenait-il que le Christ naisse d’une femme ? Objections : 1. Le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin. Mais il convenait souverainement que le Christ assume ce qui est parfait dans la nature humaine. Il apparaît donc qu’il n’aurait pas dû prendre sa chair à la femme, mais plutôt à l’homme, comme Ève fut formée à partir du côté d’Adam. 2. Celui qui est conçu par la femme est enfermé dans son sein. Dieu qui " remplit le ciel et la terre " (Jr 23, 24) ne peut donc s’enfermer dans ces étroites limites. Il semble donc qu’il n’aurait pas dû être conçu par la femme. 3. Ceux qui sont conçus par la femme subissent une certaine impureté. Comme il est dit dans le livre de Job (25, 4) : " L’homme serait juste devant Dieu ? Il serait pur, l’enfant de la femme ? " Or le Christ est la Sagesse de Dieu, dont il est écrit (Sg 7, 24) : " Rien de souillé n’entre en elle. " Il ne semble donc pas qu’il aurait dû prendre chair de la femme. En sens contraire, il y a la parole de S. Paul (Ga 4, 4) : " Dieu envoya son Fils, né d’une femme. " Réponse : Le Fils de Dieu aurait pu à son gré tirer sa chair humaine de n’importe quelle matière, mais il fut souverainement convenable qu’il prît chair de la femme. 1° Parce qu’ainsi la nature humaine tout entière a été ennoblie. Aussi S. Augustin dit-il : " Il fallait que la libération de l’homme apparaisse dans les deux sexes. Donc, puisque c’est l’humanité mâle qu’il convenait d’assumer, comme le sexe le plus honorable, il convenait que la libération du sexe féminin apparaisse du fait que cet homme naîtrait de la femme. " 2° Parce que cela garantit la réalité de l’Incarnation. Aussi S. Ambroise dit-il : " Tu trouveras dans le Christ beaucoup de choses conformes à la nature, et beaucoup de choses qui la dépassent. Il était conforme à la condition naturelle qu’il fût dans le sein d’une femme. Mais il était au-dessus de cette condition qu’une vierge conçoive, qu’une vierge enfante. Afin que tu croies qu’il était Dieu, lui qui transformait la nature ; et qu’il était homme, lui qui naîtrait d’un être humain selon la nature. " Et S. Augustin : " Si Dieu tout-puissant avait créé un homme je ne sais comment, mais non à partir d’un sein maternel, et qu’il l’eût présenté subitement à nos regards, n’aurait-il pas fortifié le sentiment d’une illusion ? On aurait cru qu’il n’avait aucunement assumé un homme réel. Et lui, qui produit tout de façon admirable, il aurait détruit l’œuvre de sa miséricorde ? Au contraire, médiateur entre Dieu et l’homme, réunissant dans l’unité de sa personne l’une et l’autre nature, il a voulu surélever l’habituel par l’insolite, et atténuer l’insolite par l’habituel. " 3° Parce que cela complète les diverses manières dont l’homme a été engendré. En effet, le premier homme a été tiré " du limon de la terre ", sans le concours de l’homme ni de la femme. Ève a été tirée de l’homme sans l’intervention d’une femme. Les autres hommes sont engendrés à la fois par l’homme et par la femme. Un quatrième mode de production : être issu de la femme sans intervention de l’homme a été pour ainsi dire laissé au Christ comme lui appartenant en propre. Solutions : 1. Le sexe masculin est plus noble que le sexe féminin ; c’est pourquoi le Christ a pris la nature humaine avec le sexe masculin. Toutefois, afin que le sexe féminin ne soit pas méprisé, il convenait que le Christ prenne chair d’une femme. C’est ce qui fait dire à S. Augustin : " Ne vous méprisez pas vous-mêmes, hommes : le Fils de Dieu a revêtu un homme. Ne vous méprisez pas vous-mêmes, femmes. le Fils de Dieu est né d’une femme. " 2. Comme dit S. Augustin contre Faustus qui employait cette objection : " La foi catholique croit que le Christ Fils de Dieu est né, selon la chair, d’une vierge ; mais elle n’entend aucunement l’enfermer dans le sein d’une femme comme s’il n’était pas ailleurs, comme s’il avait abandonné le gouvernement du ciel et de la terre, comme s’il s’était éloigné du Père. Mais c’est vous, manichéens, qui ne pouvez aucunement comprendre ces mystères, avec un cœur incapable de dépasser les images corporelles. " Et comme il dit ailleurs : " Ces hommes ont un esprit incapable de se représenter autre chose que des corps, dont aucun ne peut être tout entier partout, puisqu’il doit se trouver différemment, dans ses parties innombrables, en divers endroits. La nature de l’âme est bien différente de celle des corps. Et combien plus encore la nature de Dieu, créateur de l’âme et du corps ! Lui, il peut être tout entier partout sans qu’un lieu le contienne ; il peut venir dans un endroit sans s’éloigner de celui où il était ; il sait qu’il peut s’en aller d’un lieu sans quitter celui où il était venu. " 3. Dans la conception de l’homme par la femme il n’y a rien d’impur en tant que c’est l’œuvre de Dieu, comme il est dit dans les Actes (10, 15) : " Ce que Dieu a créé, garde-toi de le déclarer impur. " Cependant, il y a là une certaine impureté provenant du péché, pour autant que toute conception s’accompagne de convoitise charnelle dans l’union de l’homme et de la femme. Mais cela était absent de la conception du Christ, nous l’avons montré. Si cependant il y avait là une impureté, elle ne souillerait pas le Verbe de Dieu qui ne peut, en aucune manière, subir de changement ou d’altération. D’où cette interrogation formulée par S. Augustin : " Dieu parle, le créateur de l’homme : Qu’est-ce qui t’émeut dans cette naissance ? je n’ai pas été conçu dans la convoitise charnelle. La mère dont je devais naître, c’est moi qui l’ai créée. Si le rayon de soleil peut dessécher les immondices des égoûts sans en être souillé, combien plus la splendeur de la lumière éternelle peut-elle purifier ce qu’elle irradie, sans être elle-même salie! " Article 5 Le corps du Christ a-t-il été formé du sang le plus pur de la Vierge ? Objections : 1. On dit dans une collecte " Seigneur, tu as voulu que ton Verbe prît chair dans le sein de la Vierge Marie... " Mais la chair est autre chose que le sang. Donc le corps du Christ n’est pas tiré du sang de la Vierge. 2. De même que la femme a été formée miraculeusement de l’homme, ainsi le corps du Christ a été formé miraculeusement de la Vierge. Mais on ne dit pas que la femme a été formée du sang de l’homme, mais plutôt de sa chair et de ses os, selon la Genèse (2, 23) : " Cette fois, celle-ci est chair de ma chair et os de mes os. " Il semble donc que le corps du Christ non plus n’aurait pas dû être formé du sang de la Vierge, mais de sa chair et de ses os. 3. Le corps du Christ était de la même espèce que les corps des autres hommes. Mais ceux-ci ne sont pas formés du sang le plus pur, mais du sperme et du sang menstruel. Il apparaît donc que le corps du Christ non plus ne fut pas conçu du sang le plus pur de la Vierge. En sens contraire, S. Jean Damascène écrit " Le Fils de Dieu s’est édifié une chair animée par l’âme raisonnable, à partir du sang le plus chaste et le plus pur de la Vierge. " Réponse : Comme nous l’avons dit plus haut dans la conception du Christ, ce qui est conforme aux conditions de la nature, c’est qu’il soit né d’une femme ; ce qui dépasse la nature, c’est qu’il soit né d’une vierge. Or la condition naturelle dans la génération d’un animal, c’est que la femme fournisse la matière, et que le principe actif de la génération vienne du mari, comme le prouve Aristote. Or la femme qui conçoit des œuvres de l’homme n’est pas vierge. Et c’est pourquoi le mode surnaturel consiste en ce que, dans cette génération-là, le principe actif a été la vertu divine ; mais le mode naturel consiste en ce que la matière de laquelle son corps a été conçu était semblable à celle que fournissent les autres femmes pour la conception de leur enfant. Or cette matière, selon le Philosophe, n’est pas un sang quelconque, mais le sang qu’une transformation ultérieure, due à la puissance génératrice de la mère, rend apte à la conception. C’est donc d’une telle matière que le corps du Christ fut conçu. Solutions : 1. Puisque la Bienheureuse Vierge était de la même nature que les autres femmes, il s’ensuit qu’elle avait de la chair et des os de même nature. Or la chair et les os des autres femmes sont des parties en acte de leur corps, qui confèrent à celui-ci son intégrité ; et c’est pourquoi on ne peut rien en soustraire sans détruire ou diminuer le corps. Le Christ, venant réparer ce qui était détruit, ne devait infliger ni destruction ni diminution à l’intégrité de sa mère, nous l’avons déjà dit. Et c’est pourquoi le Christ ne devait pas être formé de la chair ou des os de la Vierge, mais de son sang, car celui-ci n’est pas encore une partie en acte du corps, mais il est tout le corps en puissance, dit Aristote. Et c’est pourquoi l’on dit qu’il a pris chair de la Vierge, non parce que la matière de son corps aurait été de la chair en acte, mais du sang, qui est de la chair en puissance. 2. Comme nous l’avons dit dans la première Partie, Adam avait été créé comme un principe de la nature humaine. A ce titre il avait dans son corps de la chair et des os qui ne rassortissaient pas à son intégrité personnelle mais seulement à sa fonction de principe. Et c’est de cela que la femme a été formée, sans aucun dommage pour lui. Mais dans le corps de la Vierge il n’y avait rien de tel qui eût permis la formation du corps du Christ sans destruction du corps maternel. 3. La semence de la femme n’est pas apte à la génération ; c’est une semence imparfaite, et qui le demeure en raison de l’insuffisance de la puissance féminine. Et c’est pourquoi une telle semence n’est pas la matière nécessairement requise à la conception, selon le Philosophe. C’est pourquoi il n’y en eut pas dans la conception du Christ, d’autant plus que, tout imparfaite qu’elle soit, cette semence est émise, comme le sperme de l’homme, avec une certaine convoitise ; or, dans cette conception virginale, la convoitise ne pouvait avoir de place et c’est pourquoi S. Jean Damascène, écrit : " Le corps du Christ n’a pas été conçu par un processus séminal. " Quant au sang menstruel, il contient une impureté naturelle, comme les autres superfluités que le corps élimine parce qu’il n’en a pas besoin. La conception ne se fait pas avec ce sang corrompu, mais avec un sang plus pur et plus parfait qu’une transformation rend apte à cette fin. Néanmoins, dans la conception des autres hommes, ce sang, pur par lui-même, conserve une certaine impureté due à la sensualité ; car il n’est attiré dans le lieu propre à la génération que par l’union de l’homme et de la femme. Mais cela n’a pas existé dans la conception du Christ. C’est en effet par l’opération du Saint-Esprit que ce sang s’est amassé dans le sein de la Vierge pour former le corps du Christ. Voilà pourquoi S. Jean Damascène a écrit que le corps du Christ a été " formé du sang le plus pur et le plus chaste de la Vierge ". Article 6 La chair du Christ a-t-elle existé chez les anciens patriarches selon un élément déterminé ? Objections : 1. S. Augustin dit que la chair du Christ a existé chez Adam et Abraham " selon sa substance corporelle ". Mais celle-ci est quelque chose de déterminé. Donc la chair du Christ existait chez Adam, Abraham et les autres ancêtres selon un élément déterminé. 2. Il est écrit (Rm 1, 3) que le Christ " est né de la semence de David selon la chair ". Mais la semence de David était en lui un élément déterminé. Donc le Christ existait en David selon un élément déterminé et, au même titre, chez les autres pères. 3. Le Christ s’apparente au genre humain en tant qu’il a pris de lui sa chair. Or, si cette chair n’a pas existé en Adam selon un élément déterminé, il semble qu’elle n’ait aucune parenté avec le genre humain, qui descend d’Adam. Elle est plutôt apparentée à d’autres réalités d’où la matière de sa chair a été prise. Il apparaît donc que la chair du Christ a existé en Adam et d’autres pères selon un élément déterminé. En sens contraire, selon S. Augustin de quelque manière que le Christ ait existé en Adam, Abraham et les autres pères, tous les autres hommes y ont existé aussi, mais la réciproque n’est pas vraie. Or les autres hommes n’ont pas existé en Adam et Abraham selon une matière déterminée, mais seulement selon leur origine, comme nous l’avons établi dans la première Partie. Donc le Christ non plus ni, pour la même raison, chez les autres patriarches. Réponse : Comme nous l’avons dit plus haut, la matière du corps du Christ, ce ne furent pas la chair et les os de la Bienheureuse Vierge, ni quoi que ce soit qui ait été en acte une partie de son corps, mais son sang qui est de la chair en puissance. Or tout ce qui était en la Sainte Vierge comme reçu de ses parents a été en acte une partie de son corps. Donc rien de tout cela ne fut la matière du corps du Christ. Et c’est pourquoi il faut dire que le corps du Christ n’a pas existé en Adam ni chez les autres pères selon un élément déterminé, en ce sens qu’une partie du corps d’Adam, ou d’un autre, pourrait être désignée avec précision comme devant fournir une matière déterminée pour former le corps du Christ ; il n’y a existé que par son origine, comme la chair des autres hommes. En effet, le corps du Christ se rattache au corps d’Adam et des autres patriarches par l’intermédiaire du corps de sa mère. Donc ce corps n’a pas existé dans les patriarches autrement que le corps de sa mère, qui n’a pas existé chez ses ancêtres selon une matière déterminée, pas plus que les corps des autres hommes, comme nous l’avons dit dans la première Partie. Solutions : 1. Lorsque l’on dit que le Christ a existé en Adam selon sa substance corporelle, il ne faut pas le comprendre en ce sens que le corps du Christ aurait existé en Adam comme une substance corporelle ; mais que la substance corporelle du corps du Christ, c’est-à-dire la matière qu’il a prise de la Vierge, a existé en Adam comme en son principe actif, non comme dans son principe matériel. Ainsi, par la vertu génératrice d’Adam, et de ses autres descendants jusqu’à la Bienheureuse Vierge, cette matière a été préparée à recevoir le corps du Christ. Mais cette matière ne fut pas formée dans le corps du Christ par une vertu séminale venue d’Adam. Et c’est pourquoi l’on peut dire que le Christ a existé en Adam originellement selon sa substance corporelle, mais non par raison séminale. 2. Bien que le corps du Christ n’ait pas existé en Adam et chez les autres ancêtres par raison séminale, le corps de la Bienheureuse Vierge, qui a été conçu par la semence d’un homme, a été conçu ainsi. C’est pourquoi on peut dire que le Christ " est né de la semence de David selon la chair ", par l’intermédiaire de la Bienheureuse Vierge et en raison de son origine. 3. La parenté du Christ avec le genre humain consiste en une ressemblance spécifique. Or celle-ci ne tient pas à la matière éloignée, mais à la matière prochaine, et selon le principe actif qui engendre un être spécifiquement semblable à lui. Ainsi donc la parenté du Christ avec le genre humain est suffisamment sauvegardée du fait que le corps du Christ a été formé du sang de la Vierge, qui a son origine en Adam et les autres patriarches. Peu importe pour cette parenté d’où vient la matière du sang de la Vierge ; cela n’a pas d’importance non plus dans la génération des autres hommes, comme nous l’avons dit dans la première Partie. Article 7 La chair du Christ, chez les patriarches, fut-elle sujette au péché ? Objections : 1. Il est écrit (Sg 7, 25) de la Sagesse divine : " Rien de souillé ne s’introduit en elle ", c’est-à-dire dans le Christ qui est " Sagesse de Dieu " (1 Co 1, 24). Donc la chair du Christ n’a jamais été souillée par le péché. 2. Le Damascène écrit : " Le Christ a assumé les prémices de notre nature. " Mais dans son premier état la chair humaine n’était pas atteinte par le péché. Donc la chair du Christ n’en a été atteinte ni en Adam ni chez les autres Pères. 3. S. Augustin dit : " La nature humaine a toujours eu, avec la blessure, le remède à la blessure. " Or ce qui est infecté ne peut être le remède à la blessure, mais c’est cela plutôt qui a besoin de remède. Donc il y a toujours eu dans la nature humaine quelque chose de non infecté, d’où le corps du Christ a été ensuite formé. En sens contraire, le corps du Christ ne se rattache à Adam et aux autres Pères que par l’intermédiaire de la Bienheureuse Vierge sa mère, dont il a pris chair. Mais le corps de la Bienheureuse Vierge fut conçu tout entier dans le péché originel, nous l’avons dit plus haut ; et ainsi même, selon qu’il a existé chez les Pères, il fut sujet au péché. Donc la chair du Christ, selon qu’elle a existé chez les Pères, a été sujette au péché. Réponse : Lorsque nous disons que le Christ, selon sa chair, a existé en Adam et les autres ancêtres, nous le comparons, lui ou sa chair, à Adam et aux autres ancêtres. Or il est évident que leur condition est différente de celle du Christ, car les ancêtres ont été soumis au péché, et le Christ en a été totalement indemne. Or dans cette comparaison il y a deux manières de se tromper. La première est d’attribuer au Christ ou à sa chair la condition qui fut celle des ancêtres, par exemple si nous disons que le Christ a péché en Adam parce qu’il a, d’une certaine manière, existé en lui. Ce qui est faux, parce qu’il n’a pas existé en Adam de telle sorte que le péché d’Adam parvienne jusqu’à lui, car il ne descend pas d’Adam selon la loi de la convoitise ou par raison séminale, nous l’avons dit. On se trompe d’une autre manière si l’on attribue aux patriarches la condition du Christ ou de sa chair, en ce sens que la chair du Christ, selon qu’elle existait en lui, n’était pas sujette au péché, si bien qu’en Adam et les autres Pères il y aurait eu une partie du corps qui n’ait pas été sujette au péché, parce que postérieurement elle devait servir à former le corps du Christ, comme certains l’ont soutenu. Mais cela est impossible. D’abord parce que, comme on l’a vu à l’article précédent, il n’y a pas eu chez Adam et les autres Pères un élément déterminé, qu’on pût distinguer du reste de la chair comme on distingue le pur de l’impur, nous l’avons dit aussi. Ensuite, c’est impossible parce que, la chair humaine étant atteinte par le péché du fait qu’elle est conçue par convoitise, elle est souillée tout entière par le péché. C’est pourquoi il faut dire que toute la chair des anciens pères fut sujette au péché, et qu’il n’y avait en elle aucune partie qui échappât au péché et dont, par la suite, le corps du Christ serait formé. Solutions : 1. Le Christ a assumé la chair du genre humain non pas soumise au péché, mais purifiée de toute atteinte de péché. Et c’est pourquoi rien de souillé ne s’introduit dans la Sagesse de Dieu. 2. On dit que le Christ a " assumé les prémices de notre nature " en ce sens qu’il en a revêtu la condition première, c’est-à-dire qu’il a assumé une chair indemne de péché comme celle de l’homme avant la chute. Mais on ne veut pas signifier par là que cette chair du premier homme a toujours conservé cette pureté, comme si cette chair d’un homme ordinaire devait demeurer indemne de péché jusqu’à la formation du corps du Christ. 3. Avant le Christ il y avait dans la nature humaine une blessure en acte : l’infection du péché originel. Tandis que le remède à la blessure n’y était pas en acte, mais seulement par la vertu de son origine, en tant que la chair du Christ devait descendre de ces patriarches. Article 8 Le Christ a-t-il payé la dîme comme étant présent dans son aïeul Abraham ? Objections : 1. D’après l’Apôtre (He 7, 9), Lévi, arrière-petit-fils d’Abraham, a payé la dîme en la personne d’Abraham parce que, lorsque celui-ci versa la dîme à Melchisédech, Lévi était présent dans ses reins. Donc le Christ aussi a payé la dîme en la personne d’Abraham. 2. Le Christ est de la descendance d’Abraham selon la chair qu’il a reçue de sa mère. Mais celle-ci a payé la dîme dans la chair d’Abraham, donc le Christ au même titre. 3. Selon S. Augustin, " ce qui était soumis à la dîme dans la chair d’Abraham, c’est ce qui avait besoin de guérison ". Or ce qui avait besoin de guérison, c’est toute chair sujette au péché. Et puisque c’était le cas de la chair du Christ, nous l’avons dit à l’article précédent, il apparaît qu’en Abraham la chair du Christ a payé la dîme. 4. Cela ne semble en aucune manière déroger à la dignité du Christ. Car si le père d’un pontife paie la dîme à un prêtre, rien n’empêche son fils, qui est pontife, d’être supérieur au simple prêtre. Que le Christ ait payé la dîme en ce qu’Abraham l’a payée à Melchisédech, n’empêche pas le Christ d’être supérieur à Melchisédech. En sens contraire, S. Augustin affirme : " Le Christ n’a pas payé la dîme en Abraham parce que sa chair n’a pas trouvé en celui-ci l’inflammation d’une blessure mais la matière d’un remède. " Réponse : Selon la perspective de l’épître aux Hébreux, il faut dire que par sa présence dans les reins d’Abraham le Christ n’a pas payé la dîme. En effet, l’Apôtre prouve que le sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech est supérieur au sacerdoce lévitique. Il en donne comme preuve qu’Abraham a payé la dîme à Melchisédech, alors que Lévi, à qui appartient le sacerdoce légal, était déjà dans ses reins. Si le Christ, lui aussi, avait payé la dîme en Abraham, son sacerdoce ne serait pas selon l’ordre de Melchisédech, mais d’une nature inférieure. Et c’est pourquoi il faut dire que le Christ n’a pas offert la dîme, comme Lévi, dans les reins d’Abraham. En effet, celui qui acquitte la dîme garde neuf parts pour lui et donne la dixième ; cette dixième part est symbole de perfection, car elle est en quelque sorte le terme de tous les nombres qui vont jusqu’à dix. Celui qui paie la dîme atteste donc qu’il est imparfait par rapport au décimateur à qui il reconnaît la perfection. Or l’imperfection du genre humain vient du péché ; elle a besoin de la perfection de celui qui guérit le péché. Et guérir le péché est réservé au Christ, dont il est dit (Jn 1, 29) qu’il est " l’Agneau qui enlève le péché du monde ". Mais Melchisédech préfigurait le Christ comme le prouve l’Apôtre (He 7). Donc, du fait qu’Abraham a versé la dîme à Melchisédech, il avoue en figure que lui, qui a été conçu dans le péché, et avec lui tous ceux qui descendent de lui, pour ce motif qu’ils contracteraient le péché originel, ont besoin de la guérison apportée par le Christ. Or Isaac, Jacob, Lévi et tous les autres ont existé en Abraham comme devant descendre de lui non seulement selon leur substance corporelle, mais aussi selon la raison séminale par laquelle on contracte le péché originel. Et c’est pourquoi tous ont payé la dîme, c’est-à-dire ont préfiguré leur besoin d’être guéris par le Christ. Lui seul a existé en Abraham de telle façon qu’il ne descendrait pas de lui selon la raison séminale, mais selon la substance corporelle. Et c’est pourquoi il a préexisté en Abraham non comme ayant besoin de guérison, mais plutôt comme étant le remède à la blessure. Voilà pourquoi il n’a pas payé la dîme dans les reins d’Abraham. Solutions : 1. Cela répond à la première objection. 2. Parce que la Bienheureuse Vierge a été conçue dans le péché originel, elle a existé en Abraham comme ayant besoin de guérison. Et c’est pourquoi elle y a payé la dîme, comme descendant de lui par raison séminale. Il n’en est pas ainsi pour le corps du Christ, on vient de le dire. 3. On dit que la chair du Christ fut sujette au péché dans les anciens Pères selon la condition qu’elle avait chez ces anciens qui ont payé la dîme. Mais non selon la condition qu’elle eut comme existant en acte dans le Christ, qui n’a pas payé la dîme. 4. Le sacerdoce lévitique se transmettait selon l’origine charnelle. Aussi n’existait-il pas moins chez Abraham que chez Lévi. Aussi en payant la dîme à Melchisédech comme à son supérieur, Abraham montre-t-il que le sacerdoce de Melchisédech, en tant que celui-ci préfigure le Christ, est plus grand que le sacerdoce lévitique. Or le sacerdoce du Christ ne vient pas de l’origine charnelle, mais d’une grâce spirituelle. Aussi un pontife, dont le père aurait reconnu la supériorité d’un prêtre en lui offrant la dîme, peut-il lui même demeurer supérieur à ce prêtre, non pas en raison de son origine charnelle, mais en vertu de sa grâce spirituelle, qu’il détient du Christ. |