Question 4 LE MODE DE L’UNION, DU CÔTÉ DE LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE Il faut maintenant étudier l’union du côté de ce qui est assumé. À ce sujet, il faut étudier : 1° Les réalités assumées par le Verbe. - 2° Les réalités assumées par voie de conséquence, qui sont les perfections et les déficiences (Q. 7-15). Mais le Fils de Dieu a assumé la nature humaine et ses parties. D’où, sur le premier point, une triple étude se présente : I. Quant à la nature humaine elle-même (Q. 4). - II. Quant à ses parties (Q. 5). - III. Quant à l’ordre de leur assomption (Q. 6). 1. La nature humaine était-elle plus apte que toute autre nature à être assumée par le Fils de Dieu ? - 2. Le Fils de Dieu a-t-il assumé une personne ? - 3. A-t-il assumé un homme ? - 4. Aurait-il été convenable qu’il assume la nature humaine abstraite de tous ses individus ? - 5. Aurait-il été convenable qu’il assume la nature humaine dans tous ses individus ? - 6. A-t-il été convenable qu’il assume la nature humaine dans un homme de la descendance d’Adam ? Article 1 La nature humaine était-elle plus apte que toute autre nature à être assumée par le Fils de Dieu ? Objections : 1. Il ne semble pas, car S. Augustin a écrit : " Dans les événements miraculeux, ce qui se produit n’a d’autre explication que la puissance de celui qui opère. " Mais la puissance de Dieu opérant l’Incarnation, l’œuvre la plus miraculeuse qui soit, ne se limite pas à une nature déterminée, puisque cette puissance est infinie. La nature humaine n’est donc pas plus apte à être assumée par Dieu que toute autre créature. 2. On a vu que la ressemblance est une raison de convenance pour l’incarnation d’une personne divine. Mais si, dans la nature raisonnable, se trouve la ressemblance propre à l’image, dans la nature irrationnelle il y a la ressemblance propre au vestige. La créature irrationnelle est donc, comme la nature humaine, apte à être assumée. 3. En introduisant le texte d’Ézéchiel (28, 12) : " Tu étais le sceau de la ressemblance ", S. Grégoire affirme qu’il y a dans la nature angélique une ressemblance avec Dieu plus frappante que dans la nature humaine. En outre, on trouve le péché chez l’ange comme chez l’homme, selon Job (4,18) : " Chez ses anges il a trouvé du mal. " Donc la nature angélique était aussi apte que la nature de l’homme à être assumée. 4. Puisque la souveraine perfection appartient à Dieu, plus un être est semblable à Dieu, plus il est parfait. Mais tout l’univers est plus parfait que ses parties, parmi lesquelles il y a la nature humaine. L’univers tout entier était donc plus digne d’assomption que la nature humaine. En sens contraire, le livre des Proverbes (8, 31) fait parler ainsi la Sagesse engendrée : " je trouve mes délices parmi les enfants des hommes. " Il semble donc qu’il y ait quelque convenance à ce que le Fils de Dieu s’unisse la nature humaine. Réponse : On dit d’un être qu’il est assumable pour désigner son aptitude à être assumé par une personne divine. Cette aptitude ne peut s’entendre d’une puissance passive naturelle, car celle-ci ne s’étend pas à ce qui transcende l’ordre de la nature, lequel se trouve dépassé par l’union personnelle de la créature à Dieu. Il reste donc que l’on entende cette aptitude au sens d’une convenance à l’union en question. Or, une telle convenance peut se prendre, à propos de la nature humaine, à deux points de vue : selon la dignité et selon la nécessité. Selon la dignité, la nature humaine, parce qu’elle est rationnelle et intellectuelle, est capable d’atteindre de quelque manière le Verbe lui-même par son opération, en le connaissant et en l’aimant. Selon la nécessité, la nature humaine étant soumise au péché originel avait besoin d’être restaurée. Ces deux raisons de convenance sont valables pour la seule nature humaine : à la créature irrationnelle en effet manque le motif de dignité ; à la nature angélique, le motif de nécessité. Il s’ensuit par conséquent que seule la nature humaine est assumable. Solutions : 1. Les créatures sont qualifiées d’après les caractères qu’elles tiennent de leurs causes propres, et non d’après les caractères qu’elles tiennent des causes premières et universelles. C’est ainsi que l’on parle d’une maladie incurable, non parce qu’elle ne peut être guérie par Dieu, mais parce qu’elle ne peut pas l’être par les principes propres du sujet. Donc, si l’on dit qu’une créature n’est pas apte à être assumée, ce n’est pas pour soustraire quelque chose à la puissance divine, mais pour montrer la condition d’une créature qui ne possède pas cette aptitude. 2. La ressemblance par image est considérée dans la nature humaine en ce qu’elle est capable de Dieu, c’est-à-dire capable de l’atteindre par son opération propre de connaissance et d’amour. La ressemblance par vestige consiste seulement en une certaine représentation que la frappe divine laisse dans la créature ; et c’est la seule ressemblance qui se trouve dans la créature irrationnelle, incapable d’atteindre Dieu par son opération. Or ce qui n’est pas apte à moins ne l’est pas davantage à plus ; ainsi le corps, qui n’est pas adapté à recevoir son achèvement d’une âme sensible, est encore bien moins adapté à être achevé par une âme intellectuelle. Mais l’union à Dieu dans l’être personnel est beaucoup plus haute et plus parfaite que l’union dans l’opération. Par conséquent la créature irrationnelle, qui ne peut être unie à Dieu dans l’opération, ne se trouve pas adaptée à l’union dans l’être personnel. 3. Certains prétendent que l’ange n’est pas apte à être assumé, parce que, dès le principe de sa création, il fut constitué dans sa personnalité, et que d’autre part il n’est susceptible ni de génération, ni de corruption. Il n’aurait donc pu être élevé à l’unité de la personne divine qu’à la condition que sa propre personnalité fût détruite, ce qui ne convient ni à l’incorruptibilité de sa nature, ni à la bonté de celui qui assume ; cette bonté s’oppose en effet à ce qu’aucune perfection soit détruite dans la créature assumée. - Mais ces raisons ne semblent pas exclure entièrement toute convenance d’assomption dans la nature angélique. En effet, Dieu peut produire une nouvelle créature angélique et se l’unir personnellement ; et ainsi aucune perfection préexistante ne serait détruite dans cette nature. Mais, comme nous venons de le dire, ce qui fait défaut ici, c’est un motif de convenance du point de vue de la nécessité. Car, bien que la nature angélique, en certains de ses représentants, soit coupable de péché, cependant ce péché est sans remède, comme on l’a établi dans la première Partie. 4. La perfection de l’univers n’est pas la perfection d’une personne ou d’un suppôt unique ; c’est une perfection d’ordre et d’harmonie ; et la plupart des êtres qui composent cet ordre ne sont pas dignes d’assomption, nous venons de le dire. Il reste donc que seule la nature humaine est apte à être assumée. Article 2 Le Fils de Dieu a-t-il assumé une personne ? Objections : 1. S. Jean Damascène écrit : " Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine dans un être concret ", c’est-à-dire dans un individu. Mais un individu de nature rationnelle est une personne, comme le montre Boèce. Le Fils de Dieu a donc assumé une personne. 2. S. Jean Damascène écrit que le Fils de Dieu a assumé " les éléments qu’il a établis dans notre nature ". Mais parmi ces éléments se trouve la personnalité. Le Fils de Dieu a donc assumé une personne. 3. Rien n’est consumé que ce qui est. Mais Innocent III écrit dans une décrétale que " la personne de Dieu a consumé la personne de l’homme ". Il semble donc que la personne de l’homme a dû d’abord être assumée. En sens contraire, S. Augustin écrit : " Dieu a assumé la nature de l’homme et non la personne. " Réponse : Être assumé, c’est être pris pour être uni à quelque chose. Ce qui est assumé doit donc être présupposé à l’assomption ; de même le mobile est présupposé au mouvement local lui-même. Or, d’après ce que nous avons déjà dit, dans la nature humaine assumée la personne n’est pas présupposée à l’assomption ; elle doit plutôt être envisagée comme le terme de l’assomption. Si elle était présupposée, en effet, ou bien elle se trouverait dissoute et par suite serait assumée inutilement ; ou bien elle demeurerait après l’union, et alors il y aurait deux personnes, l’une assumant et l’autre assumée ; ce qui est erroné, nous l’avons montré plus haut Il reste donc que d’aucune manière le Fils de Dieu n’a assumé une personne humaine. Solutions : 1. Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine dans un être concret, c’est-à-dire dans un individu qui n’était autre que ce suppôt incréé qui est la personne même du Fils de Dieu. On ne peut donc pas dire qu’il a assumé une personne. 2. La personnalité propre ne fait pas défaut à la nature assumée par suite de la privation d’une perfection propre à la nature humaine, mais en raison de l’addition d’un élément nouveau qui dépasse cette nature, et qui est l’union à la personne divine. 3. Consumer ne signifie pas ici détruire ce qui existait déjà, mais faire obstacle à ce qui aurait pû être autrement. En effet, si la nature humaine n’avait pas été assumée par la personne divine, elle aurait eu sa personnalité propre. Et pour autant on dit que la personne a consumé la personne, bien qu’en un sens impropre, parce que la personne divine, par son union, a empêché la nature humaine d’avoir sa propre personnalité. Article 3 Le Fils de Dieu a-t-il assumé un homme ? Objections : 1. Il semble que la personne divine ait assumé un homme. Il est écrit en effet (Ps 65, 5) : " Bienheureux celui que tu as choisi et que tu as assumé " ; parole que la Glose applique au Christ. D’autre part, S. Augustin écrit : " Le Fils de Dieu a assumé l’homme, et en lui il a souffert la misère humaine. " 2. Ce mot " homme " signifie la nature humaine. Mais puisque le Fils de Dieu a assumé la nature humaine, il a donc assumé l’homme. 3. Le Fils de Dieu est homme ; mais il n’est pas l’homme qu’il n’a pas assumé ; car alors il serait tout aussi bien Pierre ou un homme quelconque. Il est donc bien l’homme qu’il a assumé. En sens contraire, voici l’enseignement de S. Félix pape et martyr, reproduit par le concile d’Ephèse : " Nous croyons en Notre Seigneur Jésus Christ, né de la Vierge Marie, parce qu’il est Fils éternel et Verbe de Dieu, non pas homme assumé par Dieu pour être autre que lui, car le Fils de Dieu en effet n’a pas assumé un homme qui serait autre que lui-même. " Réponse : Nous l’avons dit, ce qui est assumé n’est pas le terme de l’assomption, mais se trouve présupposé à elle. Et nous savons aussi que l’individu en lequel la nature humaine a été assumée n’est autre que la personne divine, terme de l’assomption. Et ce mot " homme " signifie la nature humaine en tant qu’elle est destinée à exister dans un suppôt. En effet, selon S. Jean Damascène, " de même que le mot "Dieu" signifie celui qui possède la nature divine, de même le mot "homme" signifie celui qui possède la nature humaine ". Et c’est pourquoi on ne dit pas à proprement parler que le Fils de Dieu a assumé un homme, si l’on sous-entend par là, ce qui est vrai, que dans le Christ il y a un seul suppôt et une seule hypostase. Mais, selon ceux qui mettent dans le Christ deux hypostases ou deux suppôts, on pourrait dire à juste titre et en propriété de termes que le Fils de Dieu a assumé un homme. C’est pourquoi la première opinion rapportée par le Maître des Sentences concède qu’un homme a été assumé. Mais cette opinion est erronée, nous l’avons dit plus haut. Solutions : 1. Il ne faut pas trop pousser ces expressions, comme si elles étaient exactes. Mais il faut les expliquer avec délicatesse quand on les rencontre chez les saints Pères. On parle ici d’homme assumé parce que sa nature a été assumée, et parce que l’assomption a eu pour terme que le Fils de Dieu soit un homme. 2. Le mot " homme " signifie la nature humaine au concret, en tant qu’elle se trouve dans un suppôt. De même qu’il est impossible de dire que le suppôt a été assumé, de même ne peut-on soutenir que l’homme a été assumé. 3. Le Fils de Dieu n’est pas l’homme qu’il a assumé, mais il est celui dont il a assumé la nature. Article 4 Aurait-il été convenable que le Fils de Dieu assume la nature humaine abstraite de tous ses individus ? Objections : 1. L’assomption de la nature humaine s’est faite en vue du salut général de tous les hommes, et c’est pourquoi l’Apôtre déclare (1 Tm 4, 10) que le Christ est " le Sauveur de tous les hommes, surtout des croyants ". Mais la nature, en tant qu’elle existe dans les individus, perd son universalité. Le Fils de Dieu devait donc assumer la nature humaine en tant qu’elle est abstraite de tous les individus. 2. Il faut toujours attribuer à Dieu ce qu’il y a de plus noble. Or, dans n’importe quel genre, le plus important est ce qui est par soi. Le Fils de Dieu a donc dû assumer l’homme en tant que tel et par soi ; mais, d’après les platoniciens, cet homme n’est pas autre chose que la nature humaine abstraite des individus. C’est donc bien cette nature que le Fils de Dieu a dû assumer. 3. D’après ce que nous avons dit à l’article précédent, on ne peut pas soutenir que le Fils de Dieu a pris une nature humaine telle que l’on puisse la signifier au concret par le mot " homme ". Or, la nature ne possède une telle signification que dans les singuliers. C’est donc que le Fils de Dieu a pris la nature humaine en tant qu’elle est abstraite des individus. En sens contraire, S. Jean Damascène écrit : " La nature que le Verbe incarné a assumée n’est pas celle que nous contemplons dans un acte de pure intellection. Ce ne serait pas là l’incarnation, mais une illusion et un mensonge. " Or la nature humaine, en tant qu’elle est séparée ou abstraite des individus, est objet de pensée et d’intellection pure, car, dit encore le Damascène au même endroit, elle ne subsiste pas par elle-même. Donc le Fils de Dieu n’a pas assumé la nature humaine en tant qu’elle est séparée des singuliers. Réponse : La nature de l’homme, ou de toute autre réalité sensible, en dehors de l’être qu’elle possède dans les singuliers, peut être envisagée d’une double manière. On peut la considérer comme ayant l’être par elle-même, en dehors de la matière, comme le prétendaient les platoniciens ; ou bien on peut encore la considérer comme existant dans l’intelligence, soit divine, soit humaine. À vrai dire, une telle nature ne peut subsister par elle-même, ainsi que le prouve le Philosophe, car la matière sensible appartient à la nature spécifique des réalités sensibles, et entre dans leur définition ; par exemple, les chairs et les os font partie de la définition de l’homme. Il n’est donc pas possible que la nature humaine existe en dehors de la nature sensible. Si pourtant la nature humaine existait de cette manière, il ne conviendrait pas qu’elle soit assumée par le Verbe de Dieu. - 1° Parce que l’assomption se termine à la personne ; or il est contraire à la nature d’une forme universelle d’exister dans une personne ; personnifiée en effet, elle serait individuée. - 2° Parce que, à une nature commune, on ne peut attribuer que des opérations communes et universelles, qui ne peuvent pas être principes de mérite ou de démérite ; et cependant, c’est afin de mériter pour nous que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine. - 3° Parce qu’une telle nature n’est pas objet de connaissance sensible, mais intelligible. Or, le Fils de Dieu a pris la nature humaine pour se rendre visible aux hommes, selon Baruch (3, 38) : " Puis il est apparu sur la terre, et il a vécu avec les hommes. " De même encore, la nature humaine, en tant qu’elle se trouve dans l’intelligence divine, n’a pu être assumée par le Fils de Dieu. Car sous ce rapport elle ne diffère pas de la nature divine ; et par suite c’est de toute éternité que la nature humaine aurait été unie au Fils de Dieu. Pareillement, il ne convient pas de dire que le Fils de Dieu a assumé la nature humaine en tant qu’elle se trouve dans l’intelligence humaine. Cela signifierait simplement que l’assomption de la nature humaine est objet de connaissance intellectuelle. Et si la nature n’était pas réellement assumée, une telle connaissance serait fausse. L’assomption de la nature humaine ne serait pas autre chose, comme dit le Damascène, qu’une incarnation fictive. Solutions : 1. Le Fils de Dieu incarné est le Sauveur universel, non pas en ce sens qu’il possède cette universalité de genre ou d’espèce que l’on attribue à une nature abstraite des singuliers, mais en ce sens qu’il est la cause universelle du salut du genre humain. 2. L’homme par soi ne se trouve pas dans la réalité en dehors des individus, comme ont prétendu les platoniciens. Certains disent, il est vrai, que Platon n’aurait admis l’existence de l’homme séparé que dans l’intelligence divine. Mais même en ce sens l’assomption serait impossible, puisque de toute éternité la nature humaine est présente à l’intelligence du Verbe divin. 3. La nature humaine n’a pas été assumée au concret en ce sens que le suppôt aurait été préalable à l’assomption ; mais elle a été assumée dans un individu parce qu’elle a été assumée pour exister individuellement. Article 5 Aurait-il été convenable que le Fils de Dieu assume la nature humaine dans tous ses individus ? Objections : 1. Ce qui est assumé premièrement et par soi, c’est la nature humaine. Or, ce qui convient par soi à une nature convient à tous les individus qui possèdent cette nature. Il convenait donc que la nature humaine soit assumée dans tous ses individus par le Verbe de Dieu. 2. L’Incarnation procède de la charité divine ; de là cette parole de S. Jean (3, 16) -. " Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. " Mais l’amour fait que l’on se donne à ses amis dans toute la mesure du possible. Or, nous l’avons vu, il était possible au Fils de Dieu d’assumer plusieurs natures humaines, et toutes au même titre. Il convenait donc que le Fils de Dieu assume la nature humaine dans tous ses individus. 3. Un bon ouvrier mène son œuvre à la perfection par le plus court chemin possible. Or le chemin aurait été plus court si tous les hommes avaient été assumés pour réaliser une filiation naturelle, au lieu qu’un seul Fils naturel " en conduise un grand nombre à la filiation adoptive " selon l’épître aux Galates (4, 5). Donc la nature humaine aurait dû être assumée dans tous ses individus par le Fils de Dieu. En sens contraire, le Damascène écrit : " Le Fils de Dieu n’a pas pris la nature humaine dans son universalité spécifique ; il ne l’a pas davantage assumée dans tous ses suppôts. " Réponse : Il ne convient pas que la nature humaine soit assumée par le Verbe dans tous ses suppôts. - 1° Cela aurait enlevé à la nature humaine la pluralité de suppôts qui lui est naturelle. En effet, il n’y a pas dans la nature assumée d’autre suppôt que la personne qui assume ; donc, si la nature humaine entière était assumée, il n’y aurait plus qu’un seul suppôt en elle, à savoir la personne qui assume. - 2° Cela dérogerait à la dignité du Fils de Dieu incarné qui, selon la nature humaine, est " le premier-né parmi beaucoup de frères ", comme il est, selon la nature divine " le premier-né de toute créature ". Tous les hommes en effet posséderaient la même dignité. - 3° Il convient que, si une seule personne divine s’incarne, une seule nature humaine aussi soit assumée, afin que l’unité se trouve des deux côtés. Solutions : 1. Il revient en propre à la nature humaine d’être assumée, en ce sens que cela ne lui appartient pas en raison de la personne, comme il arrive pour la nature divine à laquelle il convient d’assumer précisément en raison de la personne. Mais l’assomption ne relève pas des principes essentiels de la nature humaine, ni ne constitue une de ses propriétés naturelles, qu’il faudrait attribuer à tous les suppôts de cette nature. 2. L’amour de Dieu envers les hommes ne se manifeste pas seulement par l’assomption de la nature humaine, mais surtout par les souffrances qu’il a endurées dans sa nature humaine pour les autres hommes, selon S. Paul (Rom 5, 8) : " La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions des ennemis. " Or cela n’aurait pas eu lieu si le Fils de Dieu avait assumé la nature humaine dans tous les hommes. 3. La méthode brève, qu’observe un opérateur avisé, demande qu’on n’emploie pas de multiples moyens là où un seul suffit. C’est pourquoi il était excellent que par un seul homme tous les autres soient sauvés. Article 6 A-t-il été convenable que le Fils de Dieu assume la nature humaine dans un homme de la descendance d’Adam ? Objections : 1. Il semble que non. L’Apôtre écrit en effet (He 7, 26) : " Il convenait que notre grand prêtre fût séparé des pécheurs. " Mais il l’aurait été davantage s’il n’avait pas pris une nature humaine de la race d’Adam pécheur. 2. Dans toute catégorie de l’être, le principe est plus noble que ses dérivés. Donc, si le Fils de Dieu voulait prendre la nature humaine, il aurait dû plutôt l’assumer chez Adam lui-même. 3. Les païens furent de plus grands pécheurs que les Juifs, si l’on en croit la Glose interprétant l’épître aux Galates (2, 5) : " Nous sommes Juifs de naissance, et non pécheurs comme les païens. " Donc, si le Fils de Dieu voulait assumer une nature humaine tirée d’une race de pécheurs, il aurait dû la prendre chez les païens, plutôt que dans la race d’Abraham le juste. En sens contraire, dans l’évangile de S. Luc (3,,23) la généalogie du Seigneur remonte jusqu’à à Adam. Réponse : Comme dit S. Augustin : " Dieu pouvait prendre un homme ailleurs que dans la race d’Adam qui avait enchaîné le genre humain à son péché. Mais il jugea qu’il valait mieux prendre, dans une race de vaincus, un homme qui deviendrait vainqueur de l’ennemi du genre humain. " Et cela pour trois raisons. - 1° Il semble appartenir à la justice que celui qui a péché satisfasse ; il convenait donc que ce fût de la nature corrompue par le péché que fût tiré ce qui servirait à satisfaire pour toute la nature. - 2° Il est plus honorable pour l’homme que le vainqueur du diable sorte de la race vaincue par le diable. - 3° La puissance de Dieu se trouve par là davantage manifestée puisqu’il assume, dans une nature corrompue et faible, ce qui est élevé à une telle puissance et à une si haute dignité. Solutions : 1. Le Christ devait être séparé des pécheurs sous le rapport de la faute qu’il venait détruire, non sous le rapport de la nature qu’il venait sauver, selon laquelle " il devait être en tout semblable à ses frères ", comme dit la même épître aux Hébreux (2, 17). En outre, en assumant cette nature prise dans la masse humaine esclave du péché, il a montré une innocence et une pureté d’autant plus admirables. 2. Comme nous venons de le dire, il fallait que le Christ soit séparé des pécheurs quant à la faute ; or Adam était coupable, et le Christ l’" a délivré de son péché " (Sg 10, 2). Celui qui venait purifier les autres ne devait pas avoir besoin d’être purifié lui-même ; car dans tout système de mouvement le premier moteur est immobile par rapport à ce mouvement même et le premier agent d’une altération est lui-même inaltérable. Il ne convenait donc pas d’assumer la nature humaine chez Adam lui-même. 3. Puisque le Christ devait absolument être séparé des pécheurs quant à la faute et atteindre le degré le plus élevé de pureté, il convenait qu’à partir du premier homme pécheur on parvienne au Christ en passant par quelques justes en qui brilleraient les marques de la sainteté future. C’est pourquoi, dans le peuple dont le Christ devait naître, Dieu institua certains signes de sainteté, à commencer par Abraham qui le premier reçut la promesse du Christ à venir et fut circoncis en témoignage d’une alliance durable, comme il est écrit dans la Genèse (17, 11). |