Question 7 LA GRÂCE DU CHRIST EN TANT QU’HOMME INDIVIDUEL Il faut maintenant étudier les réalités assumées par le Fils de Dieu dans la nature humaine par voie de conséquence. Ce sont : 1° Celles qui ressortissent à sa perfection. - 2° Celles qui ressortissent à ses déficiences (Q. 14-15). Au sujet de sa perfection, il faudra étudier : I. La grâce du Christ (Q. 7-8). - II. Sa science (Q. 9-12). - III. Sa puissance (Q. 13). Sur la grâce du Christ, l’étude se partagera en deux. Premièrement sa grâce en tant qu’il est un homme individuel (Q. 7). Deuxièmement sa grâce en tant qu’il est la tête, le chef de l’Église (Q. 8). 1. Y a-t-il dans l’âme du Christ la grâce habituelle ? - 2. Y a-t-il eu chez lui des vertus ? - 3. A-t-il eu la foi ? - 4. A-t-il eu l’espérance ? - 5. A-t-il possédé les dons du Saint-Esprit ? - 6. A-t-il eu le don de crainte ? - 7. A-t-il eu les charismes ? - 8. A-t-il eu le charisme de prophétie ? - 9. A-t-il eu la plénitude de la grâce ? - 10. Une telle plénitude lui est-elle propre ? - 11. La grâce du Christ est-elle infinie ? - 12. A-t-elle pu s’accroître ? - 13. Quel rapport cette grâce a-t-elle avec l’union hypostatique ? Article 1 Y a-t-il dans l’âme du Christ la grâce habituelle ? Objections : 1. La grâce est, chez la créature raisonnable, une certaine participation de la divinité, selon S. Pierre (2 P 1, 4) : " Les précieuses, les plus grandes promesses nous été données pour que nous devenions participants de la nature divine. " Or le Christ n’est pas Dieu par participation, il l’est en vérité. Donc il n’y avait pas en lui de grâce habituelle. 2. La grâce est nécessaire à l’homme pour qu’il agisse bien, comme dit S. Paul (2 Co 15, 10) : " J’ai travaillé plus que tous. Quand je dis Moi, j’entends la grâce de Dieu avec moi. " Et aussi pour qu’il obtienne la vie éternelle : " La grâce de Dieu, c’est la vie éternelle " (Rm 6, 23). Mais le Christ, du seul fait qu’il était Fils de Dieu par nature, avait droit à l’héritage de la vie éternelle. Du fait également qu’il était le Verbe, par qui tout a été fait, il avait le pouvoir de bien agir en tout. Sa nature humaine n’avait donc aucun besoin d’une autre grâce que celle de l’union au Verbe. 3. L’être qui opère à la manière d’un instrument n’a pas besoin d’un habitus pour accomplir ses activités propres ; mais l’habitus a son fondement dans l’agent principal. Or la nature humaine du Christ était " l’instrument de sa divinité " pour S. Jean Damascène. Donc le Christ n’avait pas besoin de la grâce habituelle. En sens contraire, il y a l’oracle d’Isaïe (11, 2) : " L’Esprit du Seigneur reposera sur lui. " Or cet Esprit existe dans l’homme par la grâce habituelle, on l’a dit dans la première Partie. Le Christ avait donc la grâce habituelle. Réponse : Il est nécessaire d’admettre la grâce habituelle dans le Christ, pour trois motifs. 1° A cause de l’union de son âme avec le Verbe de Dieu. En effet, plus l’être qui reçoit est proche de la cause qui l’influence, plus il participe de celle-ci. Or l’influx de la grâce vient de Dieu, selon le Psaume (84, 12) : " Le Seigneur donne la grâce et la gloire. " Et c’est pourquoi il convenait souverainement que l’âme du Christ reçoive l’influx de la grâce divine. 2° À cause de la noblesse de cette âme : elle exigeait que celle-ci pût atteindre Dieu au plus près par ses activités de connaissance et d’amour, ce qui exige que la nature raisonnable soit surélevée par la grâce. 3° À cause de la relation du Christ lui-même avec le genre humain. En effet, le Christ en tant qu’homme est " le médiateur entre Dieu et les hommes " (1 Tm 2, 5). Et c’est pourquoi il lui fallait posséder aussi une grâce rejaillissant sur les autres, selon S. Jean (1, 26) : " Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce après grâce. " Solutions : 1. Le Christ est vrai Dieu selon la personne et la nature divines. Mais, parce que l’unité de personne laisse subsister la distinction des natures, on l’a dit, il s’ensuit que l’âme du Christ n’est pas divine par essence. C’est pourquoi il faut qu’elle devienne divine par participation, c’est-à-dire selon la grâce. 2. Le Christ, Fils de Dieu par nature, a droit à l’héritage éternel, c’est-à-dire à la béatitude incréée qui se consomme en l’acte incréé de connaissance et d’amour de Dieu, l’acte même par lequel le Père se connaît et s’aime. Or l’âme n’est pas capable d’un tel acte à cause de la différence de nature. Il fallait donc qu’elle puisse atteindre Dieu par un acte créé de béatitude, lequel ne peut exister que par la grâce. Pareillement, en tant qu’il est le Verbe de Dieu, le Christ a le pouvoir de bien agir en tout par son opération proprement divine. Mais, en dehors de cette opération, il y a aussi en lui une activité humaine : c’est pour la parfaire que la grâce habituelle est requise, comme on le verrait. 3. L’humanité du Christ n’est pas pour la divinité un instrument inanimé qui serait mû sans se mouvoir lui-même. C’est un instrument animé par une âme rationnelle, qui se meut en même temps qu’il est mû. Et c’est pourquoi, pour parfaire son action propre, il lui faut la grâce habituelle. Article 2 Y a-t-il chez le Christ des vertus ? Objections : 1. Le Christ possède la grâce en abondance. Or, pour bien agir en toutes choses, il n’est requis que la grâce, selon cette parole (2 Co 12, 9) : " Ma grâce te suffit. " 2. Si l’on en croit Aristote, il faut distinguer nettement la vertu et l’héroïsme, qui est un état d’âme en quelque sorte divin et ne s’attribue qu’à des humains. Mais cela convient souverainement au Christ. Le Christ n’a donc pas eu de vertus, étant élevé à un plan d’activité supérieur. 3. On ne peut posséder les vertus que toutes ensemble, nous l’avons dit dans la deuxième Partie. Or la libéralité et la magnificence, qui ont pour objet le bon emploi des richesses, ne sont pas de mise chez le Christ, qui les a méprisées, selon cette parole (Mt 8, 20) : " Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. " Et comment le Christ aurait-il pu posséder la tempérance et la continence qui s’exercent à réfréner les mauvais désirs, qui ne se trouvaient pas en lui ? C’est donc que le Christ n’avait pas de vertus. En sens contraire, à propos de cette parole du Psaume (1, 2) " Il met son plaisir dans la loi du Seigneur ", il est écrit dans la Glose : " Ce passage montre qu’il y avait dans le Christ une plénitude de bonté. " Mais, une qualité de l’âme ordonnée au bien, c’est la vertu. Il devait donc y avoir dans le Christ une plénitude de vertu. Réponse : Comme on l’a dit dans la deuxième Partie de même que la grâce se rapporte à l’essence de l’âme, ainsi la vertu se rapporte à ses puissances. C’est pourquoi, de même que les puissances de l’âme dérivent de son essence, ainsi les vertus sont comme des dérivations de la grâce. Or, plus un principe a de perfection, plus cette perfection rejaillit sur ses effets. La grâce du Christ étant très parfaite, les vertus qui en procèdent devaient donc parfaire également toutes les puissances de son âme, et leurs actes. D’où il suit que le Christ a possédé toutes les vertus. Solutions : 1. La grâce suffit à l’homme pour tout ce qui a rapport à la béatitude. Sur certains points cependant, elle le parfait par elle-même immédiatement, par exemple en le rendant agréable à Dieu ; sur d’autres points, elle ne le parfait que par le moyen des vertus, qui procèdent de la grâce. 2. L’héroïsme ne diffère de la vertu commune que par le degré plus élevé de perfection morale auquel il dispose l’homme. Il ne suit donc pas, du fait que le Christ a été héroïque, qu’il n’a pas eu toutes les vertus, mais qu’il les a possédées d’une manière très parfaite et supérieure au commun des hommes. C’est en ce sens que Plotin parle d’un mode sublime des vertus, qu’il appelle les vertus de l’âme purifiée. 3. La libéralité et la magnificence sont louables en ce que l’on n’estime pas les richesses au point de manquer à son devoir pour les retenir. Mais ce n’est avoir aucune estime des richesses, que de les mépriser et les rejeter par amour de la perfection. En manifestant son mépris pour les richesses, le Christ démontrait donc qu’il possédait à leur degré suprême les vertus de libéralité et de magnificence. Ce qui ne l’a pas empêché d’exercer comme il le fallait sa libéralité, en faisant distribuer aux pauvres les dons qui lui étaient faits. Nous en avons une preuve dans cette parole à judas (Jn 13, 27) : " Ce que tu as à faire, fais-le vite ", où les Apôtres crurent voir un ordre de donner aux pauvres quelque aumône. Quant aux convoitises mauvaises, le Christ ne les a connues d’aucune manière, comme on le verrai. Il n’en a pourtant pas moins possédé la vertu de tempérance, qui est d’autant plus parfaite chez un homme que celui-ci n’a pas de convoitises mauvaises. Pour Aristote en effet, le tempérant diffère du continent en ce qu’il n’y a pas en lui de tendances dépravées. Et en ce sens, il est très vrai que le Christ ne connaissait pas la continence, qui ne mérite pas le nom de vertu, étant quelque chose d’inférieur à la vertu. Article 3 Le Christ a-t-il eu la foi ? Objections : 1. La foi est une vertu plus noble que les vertus morales, comme la tempérance et la libéralité. Mais puisque le Christ possédait ces vertus, comme on l’a dit, il a eu bien davantage la foi. 2. Le Christ ne nous a pas appris à pratiquer des vertus qu’il n’avait pas, selon les Actes des Apôtres (1, 1) : " Jésus se mit à agir et à enseigner. " Or, selon l’épître aux Hébreux (12, 2), le Christ est " l’auteur et le consommateur de la foi ". C’est donc qu’il possédait lui-même cette vertu. 3. Il ne peut y avoir d’imperfection chez les bienheureux. Or les bienheureux ont la foi : la Glose en effet, commentant cette parole de l’Apôtre (Rm 1, 17) : " En lui la justice de Dieu se révèle, qui va de la foi à la foi ", explique qu’il faut l’entendre " de la foi aux paroles d’espoir, à la foi aux réalités vues ". Le Christ, en qui ne se trouve aucune imperfection, devait donc lui aussi avoir la foi. En sens contraire, il est écrit (He 11, 1) : " La foi est une assurance de ce qu’on ne voit pas. " Or rien n’était caché au Christ, selon cette parole de S. Pierre (Jn 21, 17) : " Seigneur, tu connais toutes choses. " Le Christ ne pouvait donc avoir la foi. Réponse : Nous l’avons dit dans la deuxième Partie, la foi a pour objet la réalité divine, en tant qu’elle n’est pas vue. Et l’habitus vertueux, comme tout habitus, est spécifié par son objet. C’est pourquoi, si l’on admet que la réalité divine soit vue, la raison de foi est exclue. Or le Christ, dès le premier instant de sa conception, a vu l’essence divine, comme on le montrera plus loin ; il n’a donc pas pu avoir la foi. Solutions : 1. La foi est plus noble que les vertus morales, parce que son objet est plus noble ; cependant, par rapport au même objet, elle comporte une certaine déficience, qui ne se trouvait pas dans le Christ. Et c’est pourquoi il ne pouvait pas avoir la foi, bien qu’il ait eu les vertus morales, dont la raison n’implique pas cette déficience à l’égard de leurs objets. 2. Le mérite de la foi consiste en ce que l’homme, par soumission volontaire à Dieu, donne son assentiment à ce qu’il ne voit pas, selon l’Apôtre (Rm 1, 5) : " Pour amener en son nom à l’obéissance de la foi tous les païens. " Or le Christ a manifesté une parfaite obéissance à l’égard de Dieu, ainsi qu’il est écrit aux Philippiens (2, 8) : " Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort. " Aussi pouvons-nous dire qu’il ne nous a rien enseigné qui se rapporte au mérite sans l’avoir pratiqué lui-même excellemment. 3. Comme dit la Glose : " La foi consiste à croire ce que l’on ne voit pas. " C’est en un sens impropre que l’on parle de foi aux réalités vues, parce que cette vision s’accompagne d’une certitude et d’une fermeté d’adhésion qui ressemblent à celles de la foi. Article 4 Le Christ avait-il l’espérance ? Objections : 1. On lit dans le Psaume (30, 2), qui fait parler le Christ, d’après la Glose : " Seigneur, j’ai espéré en toi. " Mais c’est par la vertu d’espérance que l’homme espère en Dieu. Le Christ possédait donc cette vertu. 2. L’espérance est l’attente de la béatitude future, on l’a dit dans la deuxième Partie. Or, le Christ était dans l’attente d’une certaine béatitude, à savoir la gloire corporelle. Il avait donc l’espérance. 3. Est objet d’espérance ce qui a rapport à notre perfection dans l’avenir. Mais certains éléments de la perfection du Christ ne devaient se réaliser que dans l’avenir, puisqu’il est écrit (Ep 4, 12) : " En vue du perfectionnement des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ. " Il semble donc que le Christ pouvait posséder l’espérance. En sens contraire, il est écrit (Rm 8, 24) " Voir ce qu’on espère, ce n’est plus espérer. " Il apparaît donc que l’espérance, comme la foi, a pour objet ce qu’on ne voit pas. Or le Christ, n’ayant pas eu la foi, ne devait pas avoir non plus l’espérance. Réponse : De même qu’il appartient à la notion même de foi de donner son assentiment à ce qu’on ne voit pas, de même il appartient en propre à la notion d’espérance d’attendre ce qu’on n’a pas encore. Et comme la foi, vertu théologale, n’a pas pour objet n’importe quelle réalité non vue, mais seulement Dieu lui-même ; ainsi l’espérance, vertu théologale, a pour objet la jouissance même de Dieu, que l’on attend avant tout par la vertu d’espérance. Par voie de conséquence, la vertu d’espérance se porte sur les secours divins par lesquels il nous est possible de parvenir jusqu’à Dieu ; il en va de même pour la foi qui, sur la parole de Dieu, adhère non pas seulement aux réalités divines, mais encore à toutes les autres réalités divinement révélées. Le Christ, dès le premier instant de sa conception, a joui pleinement de la possession de Dieu, comme nous le dirons plus loin. Il ne pouvait donc avoir la vertu d’espérance. Cependant, il pouvait avoir l’espérance de certaines réalités qu’il ne possédait pas encore, bien qu’il n’ait pas eu la foi à l’égard de quoi que ce fût. Car, bien qu’il connût parfaitement toutes choses, ce qui excluait de lui toute foi, il ne se trouvait pas encore en possession de tout ce qui convenait à sa perfection, comme l’immortalité et la gloire corporelles il pouvait donc les espérer. Solutions : 1. La parole du Psaume ne s’applique pas à l’espérance, vertu théologale, mais à l’espérance que le Christ pouvait avoir de certaines choses non encore possédées, comme on vient de le dire. 2. La gloire du corps n’est pas l’objet principal de la béatitude, étant un rejaillissement de la gloire de l’âme, comme on l’a dit dans la deuxième Partie. C’est pourquoi l’espérance, vertu théologale, n’a pas pour objet la béatitude du corps, mais bien celle de l’âme, qui consiste dans la jouissance de Dieu. 3. L’édification de l’Église par la conversion des fidèles ne contribue pas à la perfection personnelle du Christ ; ce sont au contraire les fidèles qu’il fait participer de sa propre perfection. Et puisque l’espérance se dit formellement par rapport à ce que l’on espère pour soi, on ne peut, pour attribuer cette vertu au Christ, alléguer un tel motif. Article 5 Le Christ a-t-il possédé les dons du Saint-Esprit ? Objections : 1. On admet communément que le rôle des dons est de venir en aide aux vertus. Mais ce qui est parfait en soi n’a nul besoin de secours extérieur. Et puisque les vertus du Christ étaient parfaites, il ne paraît pas qu’il ait possédé les dons. 2. Il n’appartient pas au même individu de donner et de recevoir ; car celui-là donne qui possède, et celui-là reçoit qui ne possède pas. Mais il revient au Christ de communiquer les dons du Saint-Esprit, selon cette parole du Psaume (68, 19) : " Il a accordé ses dons aux hommes. " Il n’a donc pas à les recevoir. 3. Parmi les dons, quatre appartiennent à la vie contemplative d’ici-bas : ce sont la sagesse, la science, l’intelligence et le conseil, qui se rattache à la prudence ; aussi le Philosophe les range-t-il parmi les vertus intellectuelles. Mais le Christ a possédé la contemplation du ciel ; il n’avait donc pas les dons en question. En sens contraire, il est écrit dans Isaïe (4, 1) : " sept femmes saisiront un homme ", et la Glose applique ce texte aux sept dons du Saint-Esprit possédés par le Christ. Réponse : D’après ce qui a été dit dans la deuxième Partie les dons sont des perfections apportées aux puissances de l’âme, pour les rendre aptes à être mues par le Saint-Esprit. Or il est manifeste que l’âme du Christ était mue de la manière la plus parfaite par le Saint-Esprit, car il est écrit en S. Luc (4, 1) : " Jésus, rempli de l’Esprit Saint, revint du Jourdain, et il fut poussé par l’Esprit dans le désert. " Il est donc évident que les dons se trouvaient dans le Christ sous un mode très excellents. Solutions : 1. Ce qui est parfait dans les limites de sa propre nature a besoin d’être aidé par ce qui est d’une nature plus élevée ; c’est ainsi que l’homme, si parfait qu’il soit, a besoin cependant du secours de Dieu. En ce sens nous disons que les vertus doivent être aidées par les dons qui viennent parfaire les puissances de l’âme et leur permettre d’être mues par le Saint-Esprit. 2. Ce n’est pas sous le même rapport que le Christ reçoit et communique les dons du Saint-Esprit : il les donne comme Dieu, il les reçoit comme homme. Et c’est pourquoi S. Grégoire écrit : " L’Esprit Saint, qui procède de la divinité du Christ, n’a jamais abandonné son humanité. " 3. Il n’y eut pas seulement dans le Christ la connaissance propre à la vie du ciel, mais aussi la connaissance propre à la vie terrestre, comme on le dira plus loin. Pourtant, même dans la patrie, les dons du Saint-Esprit demeurent de quelque manière, ainsi que nous l’avons noté dans la deuxième Partie. Article 6 Le Christ a-t-il eu le don de crainte ? Objections : 1. L’espérance est plus importante que la crainte, car elle a pour objet le bien, tandis que la crainte a pour objet le mal. Mais le Christ ne possédait pas la vertu d’espérance ; à plus forte raison ne devait-il pas avoir le don de crainte. 2. Par le don de crainte, on redoute soit la séparation d’avec Dieu : c’est alors la crainte " chaste " ; soit les châtiments qu’il inflige : et c’est la crainte " servile ", pour employer les expressions de S. Augustin. Mais le Christ n’avait pas à redouter d’être séparé de Dieu par le péché, ni d’être puni par lui pour ses fautes, puisqu’il lui était impossible de pécher, comme on le dira plus loin ; on ne craint pas en effet un mal impossible. Le Christ n’avait donc pas le don de crainte. 3. S. Jean a écrit (1 Jn 4, 8) : " L’amour parfait bannit la crainte. " Or, la charité du Christ était très parfaite, puisque l’apôtre (Ep 3, 19) parle de " l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance ". Le don de crainte ne pouvait donc se trouver dans le Christ. En sens contraire, nous lisons dans Isaïe (11, 3) : " L’Esprit de la crainte du Seigneur le comblera de sa plénitude. " Réponse : Comme nous l’avons noté dans la deuxième Partie, la crainte a un double objet : elle porte soit sur un mal redoutable, soit sur celui qui a le pouvoir de l’infliger ; c’est ainsi que l’on craint le roi, parce qu’il a le pouvoir de mettre à mort. Cependant l’on ne craint l’auteur possible d’un mal que s’il possède un pouvoir auquel il est difficile de résister : car, ce que nous pouvons facilement écarter, nous ne le craignons pas. On ne craint donc quelqu’un que pour sa supériorité. Ceci posé, il faut reconnaître que le Christ n’avait à redouter ni d’être séparé de Dieu par le péché, ni d’être puni par lui pour une faute. Sa crainte de Dieu se référait seulement à la supériorité divine, car c’est par un mouvement d’affectueuse révérence que l’Esprit Saint portait son âme vers Dieu. Aussi lisons-nous dans l’épître aux Hébreux (5, 7) qu’il fut exaucé en tout à cause de sa piété révérentielle. Cette affectueuse révérence envers Dieu, le Christ, comme homme, l’a possédée plus pleinement que tous les autres. Et c’est pourquoi l’Écriture lui attribue la plénitude du don de crainte. Solutions : 1. Les habitus des vertus et des dons visent le bien proprement et essentiellement, et le mal seulement par voie de conséquence. Car il est essentiel à la vertu de rendre l’œuvre bonne, dit Aristote. C’est pourquoi l’objet essentiel du don de crainte n’est pas le mal envisagé par la passion de crainte, mais la supériorité du bien divin, dont la puissance peut infliger du mal. Or, l’espérance en tant que vertu, envisage non seulement celui qui produit le bien, mais encore ce bien lui-même en tant qu’il n’est pas possédé. Et c’est pourquoi, parce que le Christ avait déjà le bien parfait de la béatitude, on ne lui attribue pas la vertu d’espérance, mais le don de crainte. 2. Cet argument procède de la crainte, selon qu’elle envisage le mal comme son objet. 3. La charité parfaite bannit la crainte servile, qui envisage principalement le châtiment. Mais cette crainte-là n’existait pas chez le Christ. Article 7 Le Christ a-t-il eu les charismes ? Objections : 1. Il ne convient pas à celui qui possède un bien en plénitude de le posséder par participation. Or le Christ a eu la plénitude de la grâce, étant " plein de grâce et de vérité " (Jn 1, 14). Or les charismes semblent être des participations divines accordées différemment et partiellement à des bénéficiaires divers, car " il y a diversité de dons " (1 Co 7, 11). Il semble donc que le Christ n’a pas eu de charismes. 2. Ce que l’on doit à quelqu’un ne peut lui être donné gratuitement. Or le Christ avait le droit de posséder en abondance une parole de sagesse et une parole de science ; il avait aussi, par droit, le pouvoir de faire des miracles, et tous ces autres pouvoirs que les charismes confèrent gratuitement, car il est " la puissance et la sagesse de Dieu " (1 Co 1, 24). Il ne lui convenait donc pas de posséder ces dons gratuits que sont les charismes. 3. Les charismes sont ordonnés au bien des fidèles, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 7, 7) : " A chacun la manifestation de l’Esprit est départie selon que le demande l’utilité commune. " Or, tout habitus ou disposition dont l’homme ne se sert pas semble parfaitement inutile, car " à quoi servent une sagesse cachée et un trésor invisible ? " (Si 20, 30). Mais on ne voit pas que le Christ ait usé de tous les charismes, et particulièrement du don des langues. Il ne possédait donc pas tous les charismes. En sens contraire, S. Augustin écrit que, comme dans la tête se trouvent les cinq, sens, de même dans le Christ, qui est tête de l’Église, se trouvent toutes les grâces. Réponse : Comme on l’a vu les charismes sont ordonnés à la manifestation de la foi et de l’enseignement spirituel. Il faut en effet que celui qui enseigne ait les moyens de manifester la vérité de son enseignement, autrement celui-ci serait inutile. Or, le Christ est le premier et le principal Maître de l’enseignement spirituel et de la foi, selon l’épître aux Hébreux (2, 3) : " Le message du salut, publié en premier lieu par le Seigneur, nous a été attesté par ceux qui l’avaient entendu, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des prodiges, etc. " Il est donc manifeste que le Christ a dû, comme premier et principal Docteur de la foi, posséder excellemment tous les charismes. Solutions : 1. Tandis que la grâce sanctifiante est ordonnée aux actes méritoires intérieurs ou extérieurs, le charisme est ordonné à certains actes extérieurs qui manifestent la vérité de la foi, comme les miracles ou autres choses semblables. Or, dans ces deux domaines, le Christ a eu la plénitude de la grâce ; son âme, en effet, unie à la divinité, se trouvait parfaitement apte à accomplir tous les actes de ces deux domaines. Au contraire, les autres saints qui ne sont pas, entre les mains de Dieu, des instruments conjoints, mais des instruments séparés, ne reçoivent que partiellement le pouvoir de produire de tels actes. Et c’est pourquoi, à la différence du Christ, ils ne possèdent pas tous les charismes. 2. C’est en tant que Fils éternel de Dieu, que le Christ est appelé " puissance et sagesse de Dieu ". Sous ce rapport il ne lui appartient pas de posséder la grâce, mais plutôt de la communiquer. Il lui revient au contraire de la posséder selon sa nature humaine. 3. Le don des langues a été accordé aux Apôtres parce qu’ils étaient envoyés pour enseigner toutes les nations. Mais le Christ n’a voulu prêcher personnellement qu’au seul peuple juif. Il disait (Mt 15, 24) : " je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël " et l’Apôtre écrivait (Rm 15, 8) : " J’affirme que le Christ Jésus a été ministre des circoncis. " Aussi le Christ n’a-t-il pas eu à employer diverses langues. Pourtant la connaissance de ces langues ne lui a pas fait défaut, car les pensées secrètes des cœurs, dont les mots ne sont que les signes, ne lui étaient pas cachées. Cette connaissance ne fut pourtant pas inutile : pas plus que n’est inutile un habitus dont on ne se sert pas quand cela n’est pas nécessaire. Article 8 Le Christ a-t-il eu le charisme de prophétie ? Objections : 1. La prophétie comporte une certaine connaissance confuse et imparfaite, selon ce texte (Nb 12, 6) : " S’il y a un prophète parmi vous, c’est dans un songe et en vision que je lui parlerai. " Mais le Christ a eu une connaissance parfaite, bien supérieure même à celle de Moïse dont il est dit ensuite (v. 8) : " Il vit Dieu à découvert et non par énigme. " Le Christ ne fut donc pas prophète. 2. De même que la foi concerne ce que l’on ne voit pas, et l’espérance ce que l’on ne possède pas, ainsi la prophétie concerne ce qui n’est pas présent, mais éloigné, car prophète vient de proculfans (parlant de loin). Or on n’attribue au Christ ni foi ni espérance, on ne doit pas non plus lui attribuer la prophétie. 3. Le prophète est d’un rang inférieur à l’ange ; aussi avons-nous dit de Moïse dans la deuxième Partie, qu’il fut le prophète suprême, et il est écrit dans les Actes (7, 38) : " Il conversait avec l’ange au désert. " Mais le Christ n’est pas inférieur aux anges en connaissance intellectuelle, il l’est seulement " sous le rapport de la possibilité corporelle " (He 2, 9). Il apparaît donc que le Christ ne fut pas prophète. En sens contraire, il y a la prédiction du Deutéronome (18, 15) : " Dieu vous suscitera un prophète parmi vos frères ", et ce que le Christ disait en parlant de lui-même (Mt 13, 57 ; Jn 4,44) : " Un prophète n’est sans honneur que dans sa patrie. " Réponse : On appelle prophète celui qui annonce ou qui voit ce qui est éloigné, en ce sens qu’il connaît et dit des choses qui dépassent la portée de la connaissance humaine, selon S. Augustin. Mais, pour être prophète, il ne suffit pas de connaître et d’annoncer ce qu’ils ignorent à des gens dont on est éloigné. Et cela est évident, tant pour le lieu que pour le temps. Par exemple, si un habitant de la France annonçait à ses compatriotes résidant en France ce qui se passe en Syrie, il serait prophète : c’est ainsi qu’Elisée annonça à Giesi qu’un homme descendait de son char et venait à sa rencontre (2 R 5, 26). Il n’y aurait rien de prophétique au contraire, pour un individu résidant en Syrie, à annoncer ce qui se passe dans ce pays. De même en ce qui concerne le temps, Isaïe (44, 28) était prophète lorsqu’il prédisait que Cyrus, roi des Perses, réédifierait le temple de Dieu ; tandis que Esdras (Ch 1 et 3) ne l’était pas lorsqu’il narrait le fait, qui se passait de son temps. Donc, quand Dieu, les anges ou les bienheureux connaissent et annoncent des choses qui échappent à notre connaissance, cela ne relève pas de la prophétie, car ils ne partagent d’aucune manière notre état de vie. Le Christ, au contraire, avant sa passion, se trouvait dans le même état que nous, puisqu’il était non seulement compréhenseur, mais encore voyageur. Il pouvait donc, à la manière d’un prophète, connaître et annoncer les choses qui n’étaient pas à la portée des autres voyageurs. Sous ce rapport on peut dire qu’il possédait le don de prophétie. Solutions : 1. Le texte cité ne signifie pas que la connaissance énigmatique par songe et vision fait partie de la raison de prophétie ; mais il tend à comparer les autres prophètes, qui connurent les réalités divines en songe et par vision, avec Moïse qui vit Dieu à découvert et sans énigme, ce qui ne l’empêche pas d’être appelé prophète, selon cette parole : " Il ne s’est plus levé en Israël de prophète semblable à Moïse (Dt 34, 10). On peut dire néanmoins que le Christ, tout en ayant une pleine et parfaite connaissance intellectuelle, eut encore dans son imagination des images où il pouvait contempler un reflet du divin, précisément parce qu’il n’était pas seulement compréhenseur, mais aussi voyageur. 2. La foi a pour objet ce qui n’est pas vu par celui qui croit ; de même, l’espérance a pour objet ce qui n’est pas possédé par celui qui espère. Mais la prophétie vise des réalités qui ne sont pas à la portée de la connaissance commune des hommes, et que le prophète possède et communique, tout en demeurant dans l’état de voyage. C’est pourquoi, dans le Christ, la foi et l’espérance s’opposent à la perfection de son état bienheureux, mais non à la prophétie. 3. L’ange, puisqu’il est compréhenseur, est au-dessus du prophète, qui n’est pas simple voyageur terrestre ; mais il n’est pas au-dessus du Christ qui fut à la fois voyageur et compréhenseur. Article 9 Le Christ a-t-il eu la plénitude de la grâce ? Objections : 1. Comme on l’a vu dans la deuxième Partie, les vertus dérivent de la grâce. Mais le Christ n’a pas possédé toutes les vertus, puisqu’il n’avait, nous l’avons vu. ni la foi ni l’espérance. La grâce ne se trouvait donc pas chez lui en plénitude. 2. Nous savons en outre que la grâce se divise en opérante et coopérante. Mais la grâce opérante est celle qui justifie l’impie ; or le Christ n’a pas à être justifié, puisqu’il n’a jamais connu le péché. Il n’a donc pas eu la plénitude de la grâce. 3. On lit dans l’épître de S. Jacques (1, 17) " Tout don excellent, toute grâce parfaite vient d’en-haut et descend du Père des lumières. " Mais ce qui descend par dérivation n’est reçu que partiellement, et non en plénitude. Aucune créature par conséquent, pas même l’âme du Christ, ne peut posséder la plénitude des dons de la grâce. En sens contraire, il est écrit en S. Jean (1, 14) : " Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité. " Réponse : Posséder quelque chose en plénitude, c’est en avoir la possession totale et parfaite. Cependant cette totalité et cette perfection peuvent être envisagées de deux points de vue. Ou bien par rapport à l’intensité quantitative selon laquelle une chose est possédée : c’est ainsi que l’on dit de quelqu’un qu’il possède la blancheur en plénitude lorsqu’il la détient au plus haut degré. Ou bien selon un point de vue dynamique : ainsi l’on possède pleinement la vie, quand on bénéficie de tous ses effets et de toutes ses opérations ; sous ce rapport l’homme est pleinement vivant, à la différence de l’animal ou de la plante. A l’un ou l’autre point de vue, le Christ a eu la plénitude de la grâce. Il l’a eue tout d’abord au plus haut degré où il soit possible de la posséder. Et cela tient premièrement à ce que l’âme du Christ était proche de la cause de la grâce. Comme nous l’avons déjà dit en effet, plus un être, soumis à l’action d’une cause, est à proximité de celle-ci, plus il reçoit de son influence. Et puisque l’âme du Christ est plus intimement unie à Dieu que toutes les créatures rationnelles, elle se trouve de la manière la plus parfaite sous l’influence de sa grâce. - En second lieu, cela se rapporte à l’effet que l’âme du Christ avait mission de produire, car il lui fallait recevoir la grâce de manière à pouvoir de quelque façon la diffuser sur les autres. Pour cela, l’âme du Christ devait avoir la grâce à son plus haut degré ; comme le feu qui, étant cause de la chaleur des autres corps, possède celle-ci au maximum. D’autre part, sous le rapport de sa puissance de rayonnement, le Christ a encore possédé la grâce en plénitude, car il la possédait selon tous ses effets et toutes ses opérations. La grâce lui était donnée comme à un principe universel commandant toute la catégorie des êtres qui ont la grâce. Or, la puissance du premier principe dans un genre donné s’étend universellement à tous les effets inclus dans ce genre : ainsi le soleil qui, selon Denys est cause universelle de la génération, déploie sa puissance sur tout ce qui a trait à la génération. De même, la grâce du Christ comportait cette plénitude qui la faisait s’épanouir selon toutes ses virtualités vertus, dons et autres effets du même genre. Solutions : 1. La foi et l’espérance sont des effets de la grâce qui impliquent une certaine déficience chez leur sujet : car la foi a pour objet ce que l’on ne voit pas, et l’espérance ce que l’on ne possède pas. Il ne fallait donc pas que le Christ, qui est l’auteur de la grâce, connût les déficiences inhérentes à la foi et à l’espérance. Mais tout ce qu’il y a de perfection dans ces deux vertus se trouvait d’une manière plus parfaite encore chez lui. Ainsi le feu ne possède pas tous les modes imparfaits de chaleur qui tiennent à la défectuosité de leur sujet, mais seulement tout ce qui se rattache à la perfection de la chaleur. 2. Il appartient à la grâce opérante de produire la justification ; mais qu’elle justifie un impie, cela lui est accidentel, et provient de ce que le sujet justifié se trouvait en état de péché. L’âme du Christ a donc été justifiée par la grâce opérante, en ce sens que celle-ci l’a rendue juste et sainte dès le premier instant de la conception, non pas en ce sens qu’elle aurait été pécheresse, ou encore sans justice. 3. La plénitude de la grâce accordée à l’âme du Christ doit se juger d’après la capacité de la créature, et non d’après l’infinie richesse de la bonté divine. Article 10 La plénitude de la grâce est-elle propre au Christ ? Objections : 1. Ce qui appartient en propre à quelqu’un ne convient qu’à lui seul. Mais la plénitude de la grâce est attribuée à d’autres qu’au Christ. C’est ainsi que l’Ange salue la Vierge en ces termes : " je te salue, pleine de, grâce " ; et nous lisons dans les Actes (6, 8) : " Étienne était plein de grâce et de force. " 2. Ce que le Christ peut communiquer à d’autres ne semble pas lui appartenir en propre. Mais comme l’écrit S. Paul (Ep 2, 19) : " Vous serez comblés jusqu’à entrer dans la plénitude de Dieu. " 3. L’état du voyage doit correspondre proportionnellement à l’état de la patrie. Mais dans cet état nous goûterons une certaine plénitude, car, selon S. Grégoire, dans la patrie céleste, où se trouve la plénitude de tout bien, quoique certains dons soient accordés d’une manière excellente, il n’y en a pas qui soient possédés par un élu d’une manière exclusive. Par suite, dans l’état de voyageur aussi tous doivent posséder la plénitude de la grâce ; celle-ci n’appartient donc pas en propre au Christ. En sens contraire, on attribue au Christ la plénitude de la grâce en tant qu’il est le Fils unique du Père. Il est écrit en effet dans S. Jean (1, 14) : " Nous l’avons vu comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. " Mais une telle filiation est propre au Christ ; la plénitude de grâce et de vérité doit donc aussi lui appartenir en propre. Réponse : La plénitude de la grâce peut être envisagée d’une double manière : soit du côté de la grâce elle-même, soit du côté du sujet qui la possède. Du côté de la grâce elle-même, la plénitude consiste à la recevoir à son plus haut degré, quant à son essence ou quant à son dynamisme : on possède alors la grâce à la fois de la manière la plus excellente dont il est possible de la posséder, et selon toute sa puissance effective de rayonnement. Une telle plénitude de grâce est propre au Christ. - Du côté du sujet, la plénitude consiste en ce qu’il reçoit la grâce dans toute la mesure réclamée par sa condition ; soit qu’il s’agisse du degré d’intensité fixé par Dieu, selon cette parole de l’Apôtre (Ep 4, 7) : " A chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ " ; soit qu’il s’agisse du degré d’extension virtuelle, par lequel le sujet se trouve capable d’accomplir tous les devoirs de sa charge ou de son état, selon cette autre parole de l’Apôtre (Ep 3, 8) : " C’est à moi, le moindre de tous les saints, qu’a été accordée cette grâce d’éclairer les hommes ", etc. Une telle plénitude de grâce n’est pas propre au Christ, mais est communiquée par lui aux autres hommes. Solutions : 1. La Bienheureuse Vierge est appelée pleine de grâce, non en raison de la grâce elle-même, qu’elle n’a pas eue à son plus haut degré et dont elle n’a pas mis en œuvre tous les effets ; mais parce qu’elle a reçu la grâce qui devait suffire à cet état de mère de Dieu pour lequel Dieu l’avait choisie. De même on dit que S. Étienne était " plein de grâce ", parce qu’il avait reçu la grâce appropriée à la fonction pour laquelle il avait été choisi, de ministre et de témoin de Dieu. Même chose pour les autres saints. Néanmoins, parmi toutes ces plénitudes, il y a des degrés qui tiennent à ce qu’un saint a été prédestiné par Dieu à un état plus ou moins éminent. 2. L’Apôtre parle de la plénitude de la grâce considérée du côté du sujet, et par rapport à sa prédestination divine. Cette prédestination peut être commune et s’appliquer à tous les saints ; ou bien elle est plus spéciale et se rapporte à l’excellence de quelques-uns d’entre eux. Au premier sens, on peut parler d’une plénitude de grâce, commune à tous, qui leur permet de mériter la vie éternelle, c’est-à-dire la pleine jouissance de Dieu. C’est précisément cette plénitude que l’Apôtre souhaite aux fidèles d’Éphèse. 3. Les dons qui sont communs dans la patrie céleste, comme la vision, la possession et la jouissance, ont des dons qui leur correspondent dans l’état de voyage, et qui sont aussi communs à tous les états. Mais ü y a, au ciel et sur la terre, certaines prérogatives qui sont particulières à quelques-uns, et que tous ne possèdent pas. Article 11 La grâce du Christ est-elle infinie ? Objections : 1. Tout ce qui est sans mesure est infini ; mais la grâce du Christ est sans mesure, puisqu’il est dit en S. Jean (3, 34) : " Dieu ne lui donne pas l’Esprit avec mesure. " La grâce du Christ est donc infinie. 2. Un effet infini manifeste une puissance infinie ; celle-ci à son tour ne peut se fonder que sur une essence infinie. Mais la grâce du Christ produit un effet infini, puisqu’elle a pour résultat le salut de tout le genre humain, selon cette parole de S. Jean (1 Jn 2, 2) : " Il est lui-même victime de propitiation pour les péchés du monde entier. " La grâce du Christ est donc infinie. 3. Toute quantité finie peut parvenir par addition à égaler tout autre quantité, si grande soit-elle. Donc, si la grâce du Christ est finie, il n’est pas de grâce, conférée à un autre homme, qui ne puisse croître jusqu’à l’égaler. Or, d’après S. Grégoire, c’est contre une telle conception qu’il est écrit dans Job (28, 17) : " Ni l’or ni le verre n’atteignent sa valeur. " La grâce du Christ est donc infinie. En sens contraire, la grâce est quelque chose de créé dans l’âme. Mais tout ce qui est créé est fini, selon cette parole de la Sagesse (11, 21) : " Tu as tout disposé avec nombre, poids et mesure. " La grâce du Christ n’est donc pas infinie. Réponse : D’après ce qui a été dit précédemment, il y a lieu de distinguer dans le Christ une double grâce : l’une est la grâce d’union, et qui consiste dans l’union personnelle au Fils de Dieu, accordée gratuitement à la nature humaine. Il est évident que cette grâce est infinie, comme la personne du Verbe elle-même. L’autre grâce est la grâce habituelle. On peut l’envisager sous un double point de vue : premièrement en tant qu’elle consiste en un certain être. A cet égard, elle est nécessairement un être fini ; car elle se trouve dans l’âme du Christ comme dans son sujet ; or l’âme du Christ étant une créature, a une capacité finie. Et puisque l’être de la grâce ne peut dépasser celui de son sujet, il ne peut pas non plus être infini. En second lieu, on peut considérer la grâce habituelle du Christ sous sa raison propre de grâce. A ce point de vue elle peut être dite infinie, parce qu’illimitée ; elle possède en effet tout ce qui appartient à l’essence de la grâce, sans aucune restriction ; et cela tient à ce que, selon le plan de Dieu, auquel il appartient de mesurer la grâce, celle-ci est conférée au Christ comme à un principe universel, qui donne la grâce à la nature humaine, selon cette parole de S. Paul (Ep 1, 6) : " Il nous a dotés de sa grâce dans son Fils bien-aimé. " Ainsi pouvons-nous dire que la lumière du soleil est infinie, non pas certes dans son être, mais comme lumière, en ce sens qu’elle possède tout ce qui appartient à l’essence de la lumière. Solutions : 1. Quand on dit que " le Père ne lui donne pas l’Esprit avec mesure " on peut l’entendre du don que Dieu le Père fait éternellement au Fils, en lui communiquant la nature divine qui est un don infini. Et c’est en ce sens qu’une Glose ajoute : " En sorte que le Fils est aussi grand que le Père. " Mais on peut l’entendre aussi du don qui est fait à la nature humaine par son union à une personne divine, don qui est infini lui aussi. Et c’est pourquoi la Glose explique ainsi le texte en question : " De même que le Père a engendré un Verbe accompli et parfait, de même ce Verbe, dans sa plénitude et sa perfection, a été uni à la nature humaine. " Enfin, on peut l’entendre encore de la grâce habituelle, en tant que la grâce du Christ s’étend à tout ce qui relève de la grâce. D’où ce commentaire de S. Augustin : " La mesure est une division des dons : à l’un, en effet, est accordée, par le moyen de l’Esprit une parole de sagesse ; à l’autre, une parole de science. Mais le Christ qui donne ne reçoit pas avec mesure. " 2. La grâce du Christ possède un effet infini, en raison de son infinité, expliquée comme nous venons de le dire, et aussi en raison de l’unité de la personne divine, à laquelle l’âme du Christ se trouve jointe. 3. Le moins peut parvenir par addition à égaler le plus, lorsqu’il s’agit de quantités de même nature. Mais la grâce d’un autre homme est envers la grâce du Christ comme une puissance particulière envers une puissance universelle. Aussi, de même que la puissance du feu, si grand que soit son accroissement, ne parviendra jamais à égaler la puissance du soleil, ainsi la grâce d’un autre homme, quel que soit son accroissement, n’égalera jamais la grâce du Christ. Article 12 La grâce du Christ a-t-elle pu s’accroître ? Objections : 1. A tout être fini on peut ajouter. Or, on vient de voir que la grâce du Christ était finie. Donc elle a pu s’accroître. 2. L’augmentation de la grâce se fait par la puissance divine, selon l’Apôtre (2 Co 9, 8) : " Dieu a le pouvoir de faire abonder en vous toute grâce. " Et puisque la puissance divine est infinie, elle ne saurait être enfermée en des limites. Il semble donc que la grâce du Christ aurait pu être plus grande. 3. On lit en S. Luc (2, 52) : " L’enfant Jésus progressait en âge, en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes. " C’est donc que la grâce du Christ a pu s’accroître. En sens contraire, il est dit en S. Jean (1, 14) : " Nous l’avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. " Mais on ne peut rien concevoir de plus grand que d’être le Fils unique du Père. C’est donc qu’il ne peut pas exister, et qu’on ne peut pas concevoir, une grâce plus grande que celle dont le Christ fut rempli. Réponse : L’accroissement d’une forme peut être impossible pour un double motif : soit en raison du sujet de cette forme, soit en raison de la forme elle-même. En raison du sujet, quand celui-ci a atteint la limite de participation qui revient à sa nature ; ainsi disons-nous que la chaleur de l’air ne peut pas augmenter, quand elle est parvenue à l’ultime degré au-delà duquel la nature de l’air est détruite, ce qui n’empêche pas qu’un degré de chaleur supérieur puisse exister dans la nature, avec le feu par exemple. - En raison de la forme, la possibilité d’augmentation se trouve exclue quand un sujet réalise cette forme en la perfection la plus haute avec laquelle elle puisse être possédée : ainsi la chaleur du feu ne peut s’accroître parce qu’il n’est pas de degré de chaleur plus parfait que celui du feu. Or, de même qu’aux autres formes la sagesse divine a fixé une limite qui leur est propre, ainsi en est-il pour la grâce, selon cette parole du livre de la Sagesse (11, 21) : " Tu as disposé toutes choses avec nombre, poids et mesure. " Cette limite propre à chaque forme est déterminée par sa fin ; ainsi il n’est pas, pour la pesanteur, d’attraction plus forte que celle de la terre, parce qu’il n’est pas de lieu inférieur à celui de la terre. Or, la fin de la grâce, c’est l’union de la nature rationnelle à Dieu ; et il n’est pas possible de réaliser, ni même de concevoir union plus intime que celle qui se fait dans la personne. C’est pourquoi la grâce atteint son degré suprême dans le Christ, et il est manifeste que, en tant que grâce, elle n’a pu augmenter. Même impossibilité si l’on considère le sujet de cette grâce. Le Christ, comme homme, fut, dès le premier instant de sa conception, vraiment et pleinement compréhenseur. Il ne peut donc y avoir eu en lui augmentation de la grâce, pas plus qu’il ne peut y avoir augmentation chez les autres bienheureux qui, du fait qu’ils sont parvenus au terme, ne peuvent croître en grâce. Au contraire, chez les hommes qui sont uniquement voyageurs, la grâce peut grandir, tant du côté de sa forme qui n’atteint pas en eux son degré suprême, que du côté de son sujet qui n’est pas encore parvenu au terme. Solutions : 1. Lorsqu’il s’agit de quantités mathématiques, on peut ajouter à toute quantité finie ; car, dans la quantité finie, il n’y a rien qui s’oppose à une addition. Mais s’il s’agit d’une quantité naturelle, il peut y avoir opposition du côté de la forme qui, comme tout accident déterminé, exige une quantité définie. Aussi le Philosophe écrit-il que, pour toutes les réalités stables, la nature est le terme et la raison de leur grandeur et de leur croissance. C’est pour ce motif qu’à la quantité de tout le ciel on ne peut rien ajouter. A plus forte raison, dans les formes elles-mêmes, faut-il reconnaître un terme au-delà duquel il leur est impossible de progresser. Aussi, bien que la grâce du Christ soit finie en son essence, est-il impossible d’y faire une addition quelconque. 2. La puissance divine pourrait sans doute faire quelque chose de plus grand et de meilleur que la grâce habituelle du Christ ; mais elle ne pourrait pas faire que cela soit ordonné à quelque chose de plus grand que l’union personnelle au Fils unique du Père. A cette union répond d’une manière très suffisante telle mesure de grâce définie par la sagesse divine. 3. On peut croître en sagesse et en grâce d’une double manière ; en ce sens tout d’abord que les habitus eux-mêmes de sagesse et de grâce augmentent : sous ce rapport le Christ n’a pas progressé ; en ce sens encore que l’on réalise des effets plus considérables de sagesse et de vertu : sous ce rapport le Christ a progressé en sagesse et en grâce aussi bien qu’en âge, car à mesure qu’il avançait en âge, il produisait des œuvres plus parfaites : il montrait ainsi qu’il était homme véritable, aussi bien à l’égard de Dieu qu’à l’égard des hommes. Article 13 Quel rapport la grâce habituelle du Christ a-t-elle avec l’union hypostatique ? Objections : 1. Une réalité ne peut être à elle-même sa propre conséquence. Mais cette grâce habituelle parait être identique à la grâce d’union, puisque S. Augustin écrit - : " Cette grâce par laquelle, dès le principe de sa foi, un homme quelconque devient chrétien, est celle-là même par laquelle dès le premier instant cet homme-ci a été fait Christ. " De ces deux grâces, la première appartient à la grâce habituelle, la seconde à la grâce d’union. C’est donc que la grâce habituelle n’est pas une conséquence de la grâce d’union. 2. La disposition précède l’achèvement, soit dans l’ordre du temps, soit au moins dans l’ordre des concepts. Mais la grâce habituelle apparaît comme une certaine disposition préparant la nature humaine à l’union personnelle. C’est donc que, loin de suivre l’union, elle la précède plutôt. 3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre. Mais la grâce habituelle est commune au Christ et aux saints hommes ; la grâce d’union, elle, est propre au Christ. Logiquement, la grâce habituelle est donc antérieure à la grâce d’union, elle ne la suit pas. En sens contraire, il est écrit dans Isaïe (42, 1) : " Voici mon serviteur, je le soutiendrai " ; et ensuite : " je lui ai donné mon Esprit ", parole qui se réfère à la grâce habituelle. Il apparaît donc que chez le Christ l’assomption de la nature humaine dans l’unité de personne précède la grâce habituelle. Réponse : L’union de la nature humaine à la personne divine, que nous avons appelée grâce d’union précède la grâce habituelle dans le Christ, non selon l’ordre chronologique, mais selon l’ordre de la nature et de l’intellect. Et cela pour un triple motif : 1° Selon l’ordre des principes de ces deux grâces. En effet, le principe de l’union est la personne du Fils qui assume la nature humaine, et qui, pour cette raison, est dite " envoyée en ce monde " (Jn 3, 17). Le principe de la grâce habituelle, laquelle est donnée avec la charité, est le Saint-Esprit, et celui-ci est dit envoyé, parce qu’il habite dans l’âme par la charité. Or, la mission du Fils est, selon l’ordre de nature, antérieure à la mission du Saint-Esprit ; de même que, dans cet ordre, l’Esprit Saint procède du Fils, et l’amour procède de la sagesse. Par conséquent l’union personnelle, considérée comme découlant de la mission du Fils, est antérieure à la grâce habituelle, considérée comme découlant de la mission du Saint-Esprit. 2°Le motif de ce tord retient au rapport de la grâce avec sa cause. La grâce, en effet, est causée dans l’homme par la présence de la divinité, de même que la lumière est produite dans l’air par la présence du soleil. C’est pourquoi il est dit dans Ézéchiel (43, 2) : " La gloire du Dieu d’Israël venait du côté de l’orient... et la terre resplendissait de sa gloire. " Mais la présence de Dieu dans le Christ s’entend de l’union de la nature humaine avec la personne divine. On comprend donc que, a grâce habituelle du Christ résulte de cette union, comme l’éclat de la lumière résulte de la présence du soleil. 3° La raison de cet ordre peut se prendre de la fin de la grâce. Celle-ci est ordonnée à nous permettre de bien agir ; mais les actions appartiennent aux suppôts et aux individus. Aussi l’action, et donc la grâce qui ordonne à l’action, présupposent-elles l’hypostase ou le suppôt. Mais, ainsi que nous l’avons montré, l’hypostase, dans la nature humaine du Christ, n’est pas présupposée à l’union. La grâce d’union précède donc logiquement la grâce habituelle. Solutions : 1. Par grâce, S. Augustin entend ici la volonté libérale de Dieu qui dispense ses bienfaits gratuitement. Et en ce sens il dit que la même grâce qui rend chrétien un homme quelconque fait aussi qu’un homme est devenu Christ, car ces deux effets proviennent, sans aucun mérite, de la bonté toute gratuite de Dieu. 2. Pour les choses qui se réalisent progressivement, la disposition précède, dans l’ordre de la génération, l’achèvement auquel elle prépare ; au contraire, elle suit naturellement l’achèvement quand celui-ci est déjà acquis. Ainsi la chaleur, qui est la disposition à la forme de feu, est aussi l’effet qui résulte de cette forme, lorsque celle-ci préexiste. Or, la nature humaine du Christ est unie à la personne du Verbe dès le principe et sans étapes progressives. Par suite, la grâce habituelle ne peut pas être envisagée comme précédant l’union, mais comme en résultant, à la manière d’une propriété naturelle ; et c’est en ce sens que S. Augustin écrit : " La grâce est en quelque sorte naturelle au Christ homme. " 3. Ce qui est commun est antérieur à ce qui est propre, s’il s’agit de réalités du même genre ; mais dans les réalités de genres différents, rien n’empêche que ce qui est propre précède ce qui est commun. Or, la grâce d’union n’est pas dans le genre de la grâce habituelle ; elle est au-dessus de tout genre, comme la personne divine elle-même. Aussi rien n’empêche que cette réalité propre au Christ soit antérieure à la réalité commune ; car elle ne vient pas s’ajouter à l’élément commun, mais elle en est plutôt le principe et l’origine. |