Question 8

LA GRÂCE DU CHRIST COMME TÊTE DE L’ÉGLISE

1. Le Christ est-il la tête de l’Église ? - 2. Est-il la tête des hommes pour leurs corps, ou seulement pour leurs âmes ? - 3. Est-il la tête de tous les hommes ? - 4. Est-il la tête des anges ? - 5. Sa grâce comme tête de l’Église est-elle identique à la grâce habituelle d’homme individuel ? - 6. Lui appartient-il en propre d’être la tête de l’Église ? - 7. Le diable est-il la tête de tous les méchants ? - 8. L’Anti-Christ peut-il être appelé la tête de tous les méchants ?

Article 1

Le Christ est-il la tête de l’Église ?

Objections : 1. La tête communique le sens et le mouvement aux membres ; or le sens et le mouvement spirituels, qui supposent la grâce, ne nous sont pas communiqués par le Christ homme, car, dit S. Augustin, ce n’est pas comme homme, mais comme Dieu que le Christ donne le Saint-Esprit. Le Christ en tant qu’homme, n’est donc pas la tête de l’Église.

2. Celui qui possède déjà une tête ne peut soi-même être tête. Mai le Christ, comme homme, a Dieu pour tête, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 11, 3) : " Le chef du Christ, c’est Dieu. " Le Christ n’est donc pas tête.

3. Chez l’homme, la tête est un membre particulier sur lequel le cœur exerce son influence. Mais le Christ est pour toute l’Église un principe universel : il ne peut donc être tête de l’Église.

En sens contraire, il est écrit (Ep 1, 22) : " (Dieu) l’a donné pour tête de toute l’Église. "

Réponse : De même que l’on donne à toute l’Église le nom de corps mystique par analogie avec le corps naturel de l’homme, dont les divers membres ont des actes divers, ainsi que l’enseigne l’Apôtre (Rm 12, 4 ; 1 Co 12, 12), de même on appelle le Christ tête de l’Église par analogie avec la tête humaine. Celle-ci en effet peut être considérée à trois points de vue différents : au point de vue de l’ordre, de la perfection et de la puissance. Sous le rapport de l’ordre, la tête est l’élément premier de l’homme, en commençant par le haut ; de là vient que l’on a coutume d’appeler tête tout ce qui est un principe, selon cette expression d’Ézéchiel (16, 24) : " A la tête des rues, tu as élevé le signe de la prostitution. " - Sous le rapport de la perfection, c’est dans la tête que se trouvent tous les sens intérieurs et extérieurs, alors que dans les autres membres, il n’y a que le sens du toucher ; de là vient qu’il est dit dans Isaïe (9, 15) : " L’ancien et le dignitaire, c’est la tête. " - Sous le rapport de la puissance, c’est encore la tête qui, par sa vertu sensible et motrice, donne aux autres membres force et mouvement, et les gouverne dans leurs actes. Voilà pourquoi l’on donne au chef du peuple le titre de tête, selon cette parole (1 S 16, 17) : " Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, n’es-tu pas devenu la tête des tribus d’Israël ? "

Or ces trois fonctions de la tête appartiennent spirituellement au Christ. En raison de sa proximité avec Dieu, sa grâce est en effet la plus élevée et la première, sinon chronologiquement, du moins en ce sens que tous ont reçu la grâce en relation avec la sienne, selon cette parole (Rm 8, 29) : " Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit le premier-né parmi un grand nombre de frères. " - De même, sous le rapport de la perfection, le Christ possède la plénitude de toutes les grâces, selon cette parole (Jn 1, 14) : " Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité. " - Enfin pour ce qui est de la puissance, le Christ peut communiquer la grâce à tous les membres de l’Église, ainsi qu’il est dit encore (Jn 1, 16) " De sa plénitude nous avons tous reçu. " apparaît donc avec évidence que l’on peut à bon droit donner au Christ le titre de tête de l’Église.

Solutions : 1. En tant que Dieu, il convient au Christ de donner la grâce ou le Saint-Esprit par autorité. En tant qu’homme, cela lui convient encore comme instrument, parce que son humanité était l’instrument de sa divinité. Et ainsi ses actions, par la puissance de sa divinité, nous donnaient le salut en causant en nous la grâce, à la fois par mérite et par une certaine efficience. S. Augustin nie que le Christ, comme homme, puisse nous communiquer d’autorité le Saint-Esprit ; mais par mode instrumental ou ministériel, même d’autres saints peuvent communiquer le Saint-Esprit, selon cette parole (Ga 3, 5) : " Celui qui vous confère l’Esprit ", etc.

2. Dans le langage métaphorique, l’analogie ne s’applique pas sous tous les rapports ; autrement ce ne serait plus une analogie, mais l’expression exacte de la réalité. Sans doute, dans la nature, la tête ne peut dépendre d’une autre tête, car le corps humain ne fait pas partie d’un autre corps. Mais le corps, que l’on appelle ainsi par analogie, et qui représente une multitude ordonnée, peut faire partie d’une autre multitude ; ainsi la société domestique fait partie de la société civile. Et c’est pourquoi le père de famille, qui est la tête de la société domestique, a au-dessus de lui une autre tête qui est le gouvernement de la cité. En ce sens rien n’empêche que Dieu soit la tête du Christ, alors que le Christ est la tête de l’Église.

3. La tête a une supériorité manifeste sur les autres membres extérieurs ; le cœur, lui, exerce une influence cachée. C’est pourquoi l’on compare au cœur le Saint-Esprit, qui vivifie et unifie invisiblement l’Église ; et l’on compare à la tête le Christ, dans sa nature visible, parce que, comme homme, il l’emporte sur les autres hommes.

Article 2

Le Christ est-il la tête des hommes pour leurs corps, ou seulement pour leurs âmes ?

Objections : 1. Le Christ est appelé tête de l’Église en tant qu’il lui communique le sens spirituel et le mouvement de la grâce. Mais le corps n’est susceptible ni de l’un ni de l’autre. Donc le Christ n’est pas la tête des hommes pour leurs corps.

2. Le corps est ce que nous avons de commun avec les animaux. Si le Christ était la tête des hommes sous le rapport du corps, il le serait aussi des animaux, ce qui est inadmissible.

3. Le Christ a reçu son corps des autres hommes, comme il est manifeste d’après les généalogies de Matthieu et de Luc. Or la tête est première parmi tous les autres membres, on vient de le dire. Le Christ ne peut donc pas être tête de l’Église du point de vue corporel.

En sens contraire, nous lisons dans l’épître aux Philippiens (3, 11) : " Il transformera notre corps misérable, en le rendant semblable à son corps de gloire. "

Réponse : Le corps humain est ordonné par nature à l’âme raisonnable, qui est sa forme propre et son moteur. En tant quelle est sa forme, l’âme lui communique la vie et les autres propriétés qui appartiennent spécifiquement au corps humain ; en tant qu’elle est son moteur, l’âme se sert du corps instrumentalement.

Ainsi doit-on dire que l’humanité du Christ possède un pouvoir d’influence, parce qu’elle est conjointe au Verbe de Dieu, auquel le corps est uni par l’intermédiaire de l’âme, comme nous l’avons dit plus hauts. De ce fait l’humanité du Christ, aussi bien son âme que son corps, exerce une influence sur les hommes, sur leurs âmes comme sur leurs corps ; premièrement sur leurs âmes, il est vrai ; et sur leurs corps secondairement. En ce sens d’abord que, selon l’Apôtre (Rm 6, 13) : " Les membres du corps sont offerts pour être des armes de la justice " qui, grâce au Christ, se trouve dans l’âme ; en ce sens encore que la vie de gloire dérive de l’âme jusqu’au corps, comme il est écrit (Rm 8, 11) : " Celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts, rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous. "

Solutions : 1. Le sens spirituel de la grâce ne parvient pas au corps premièrement et principalement, mais d’une manière secondaire et instrumentale, on vient de le dire.

2. Le corps de l’animal n’a pas, comme le corps humain, de rapport à l’âme rationnelle ; et par conséquent le cas n’est pas semblable.

3. Bien que le Christ ait reçu d’autres hommes la matière de ; ; son corps, cependant tous les hommes reçoivent de lui la vie immortelle du corps, selon cette parole (1 Co 15, 22) : " Comme tous meurent, en Adam, de même aussi c’est dans le Christ que tous revivront. "

Article 3

Le Christ est-il la tête de tous les hommes ?

Objections : 1. La tête n’a de rapport qu’aux membres de son corps. Mais les infidèles ne sont d’aucune manière membres de l’Église " qui est le corps du Christ " (Ep 1, 23). Le Christ n’est donc pas la tête de tous les hommes.

2. L’Apôtre écrit (Ep 5, 25. 27) : " Le Christ s’est livré pour l’Église ; il voulait se la présenter glorieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable. " Mais il y en a beaucoup, même parmi les fidèles, en qui se trouve la tache ou la ride du péché. Le Christ n’est donc pas la tête de tous les fidèles.

3. Les sacrements de l’ancienne loi se rattachent au Christ, comme l’ombre au corps, dit l’épître aux Colossiens (2, 17). Mais les Pères de l’Ancien Testament, en leur temps, servaient Dieu par ces sacrements (He 8, 5) : " Ils célèbrent un culte qui n’est qu’une image et une ombre des choses célestes. " Ils n’appartenaient donc pas au corps du Christ, et par suite le Christ n’est pas la tête de tous les hommes.

En sens contraire, S. Paul affirme (1 Tm4, 10) -. " Il est le sauveur de tous les hommes, et spécialement des fidèles " ; et la 1ère épître de S. Jean (2, 2) : " Il est lui-même victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier. " Or, sauver les hommes, être victime de propitiation pour leurs péchés, revient au Christ précisément parce qu’il est tête. Le Christ est donc la tête de tous les hommes.

Réponse : Il y a cette différence entre le corps naturel de l’homme et le corps mystique de l’Église, que les membres du corps naturel existent tous en même temps, mais non les membres du corps mystique ; ni quant à leur être de nature, car le corps de l’Église est constitué par les hommes qui vécurent depuis le commencement du monde jusqu’à sa fin ; ni quant à leur être de grâce, car, parmi les membres de l’Église qui vivent à la même époque, certains sont privés de la grâce et l’auront plus tard, tandis que d’autres la possèdent déjà. Il faut donc regarder comme membres du corps mystique non seulement ceux qui le sont en acte, mais aussi ceux qui le sont en puissance. Parmi ces derniers, les uns le sont en puissance sans jamais le devenir en acte ; les autres le deviennent en acte à un moment donné selon trois degrés : par la foi, par la charité en cette vie, et enfin par la béatitude de la patrie céleste.

Donc, si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est la tête de tous les hommes, mais à divers degrés : 1° d’abord et avant tout, il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire ; 2° il est la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la charité ; 3° de ceux qui lui sont unis en acte par la foi ; 4° de ceux qui lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un jour en acte ; 5° il est la tête de ceux qui lui sont unis en puissance et ne le seront jamais en acte, comme les hommes qui vivent en ce monde et ne sont pas prédestinés. Ceux-ci, quand ils quittent cette vie, cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance à lui être unis.

Solutions : 1. Les infidèles, bien qu’ils ne soient pas en acte membres de l’Église, lui appartiennent cependant en puissance. Cette puissance a deux fondements : d’abord, et comme principe, la vertu du Christ qui suffit au salut de tout le genre humain ensuite le libre arbitre.

2. L’Église " glorieuse, sans tache ni ride ", est la fin ultime à laquelle nous sommes conduits par la passion du Christ. Elle ne se réalisera donc que dans la patrie céleste, et non en cette vie où " nous nous trompons nous-mêmes si nous prétendons être sans péché " (1 Jn 1, 8). Il y a cependant certains péchés, les péchés mortels, dont sont indemnes les membres du Christ qui lui sont unis en acte par la charité. Quant à ceux qui sont esclaves de tels péchés, ils ne sont pas membres du Christ en acte, mais en puissance, sauf peut-être d’une manière imparfaite par la foi informe. Car celle-ci unit au Christ de façon relative, et non de cette façon absolue qui permet à l’homme d’obtenir par le Christ la vie de la grâce, selon S. Jacques (2, 20) : " La foi sans les œuvres est morte. " De tels membres reçoivent du Christ l’acte vital de croire, et ils sont semblables à un membre mort que l’homme parvient à remuer quelque peu.

3. Les saints Pères ne s’arrêtaient pas aux sacrements de l’ancienne loi comme à des réalités, mais comme à des images et à des ombres de ce qui devait venir. Or, c’est par le même sacrement que l’on se porte et sur l’image en tant que telle, et sur la réalité qu’elle représente, comme le montre Aristote. C’est pourquoi les anciens Pères, en ‘observant les sacrements de l’ancienne loi, étaient portés vers le Christ par la même foi et le même amour qui nous portent nous-mêmes vers lui. Ils appartenaient donc bien, comme nous, au corps de l’Église.

Article 4

Le Christ est-il la tête des anges ?

Objections : 1. La tête et les membres sont de même nature ; mais le Christ, en tant qu’homme, n’est pas de même nature que les anges, car il est écrit : " Ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide, mais à la postérité d’Abraham " (He 2, 16). Le Christ, en tant qu’homme, n’est donc pas la tête des anges.

2. Le Christ est la tête de ceux qui appartiennent à l’Église, " qui est son corps ", selon l’épître aux Éphésiens (1, 23). Mais les anges n’appartiennent pas à l’Église : celle-ci est en effet l’assemblée des fidèles ; or les anges n’ont pas la foi, ils marchent non dans la foi, mais dans la vision ; autrement, ils seraient " en exil, loin du Seigneur ", comme le remarque l’Apôtre (2 Co 5, 6). Le Christ, en tant qu’homme, n’est donc pas la tête des anges.

3. S. Augustin écrit : De même que le Verbe " qui dès le principe était auprès du Père " vivifie les âmes, de même " le Verbe fait chair " vivifie les corps. Mais les anges n’ont pas de corps ; et le Verbe fait chair, c’est le Christ homme. Donc le Christ, en tant qu’homme, n’exerce pas d’influence vitale sur les anges, et n’est pas leur tête.

En sens contraire, l’Apôtre écrit aux Colossiens (2, 10) : " Il est la tête de toute Principauté et de toute Puissance. " Or ceci vaut aussi bien pour tous les anges. Le Christ est donc la tête des anges.

Réponse : Là où il y a un seul corps, il faut nécessairement placer une seule tête : or, par analogie, nous appelons corps une multitude ordonnée dans l’unité, selon des activités et des fonctions distinctes ; et il est manifeste que les hommes et les anges sont ordonnés à une seule fin qui est la gloire de la béatitude divine. Le corps mystique de l’Église ne se compose donc pas seulement des hommes, mais aussi des anges.

De toute cette multitude, le Christ est la tête ; il est plus près de Dieu en effet et reçoit ses dons avec une plus entière plénitude que les homme et même que les anges ; en outre, les anges, aussi bien que les hommes, reçoivent son influence : il est écrit en effet aux Éphésiens (1, 20) : " (Dieu le Père) l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux, au-dessus de toute Principauté, Vertu, Seigneurie, et de tout autre Puissance, nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir : et il a tout mis sous ses pieds. " Le Christ n’est donc pas seulement la tête des hommes, mais aussi des anges. Aussi est-il écrit (Mt 4, 11) : " Les anges s’approchèrent et ils le servaient. "

Solutions : 1. L’influence du Christ sur les hommes s’exerce en premier lieu quant à leurs âmes ; selon celles-ci, les hommes sont de même nature que les anges, bien qu’ils diffèrent d’eux spécifiquement. En raison de cette conformité, le Christ peut être dit la tête des anges, bien que cette conformité n’existe pas quant aux corps.

2. L’Église, dans son état de voyage, c’est l’ensemble des croyants ; mais, dans l’état de la patrie, c’est l’assemblée des élus qui voient Dieu. Or le Christ ne fut pas seulement voyageur ; il fut aussi compréhenseur. A ce titre, et parce qu’il possède en plénitude la grâce et la gloire, il est la tête non seulement des croyants, mais aussi de ceux qui voient Dieu.

3. S. Augustin parle ici en assimilant la cause à l’effet, en tant que la réalité corporelle agit sur les corps, et la réalité spirituelle sur les réalités du même genre. Cependant l’humanité du Christ, en vertu de sa nature spirituelle, c’est-à-dire divine, peut agir non seulement sur les esprits des hommes, mais encore sur les esprits des anges, à cause de son union intime avec Dieu, qui est une union personnelle.

Article 5

La grâce du Christ comme tête de l’Église est-elle identique à sa grâce habituelle d’homme individuel ?

Objections : 1. S. Paul affirme (Rm 6, 15) : " Si par la faute d’un seul tous les hommes sont morts, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. " Mais le péché actuel d’Adam n’est pas le même que le péché originel qu’il transmet à sa postérité. Par conséquent, autre est la grâce personnelle, propre au Christ, et autre celle qu’il possède comme tête de l’Église et qui découle de lui sur les autres.

2. Les habitus se distinguent par leurs actes. Mais la grâce personnelle du Christ est ordonnée à un acte qui est la sanctification de son âme ; sa grâce capitale est ordonnée à un autre acte qui est la sanctification des hommes. Donc la grâce personnelle du Christ est distincte de sa grâce en tant que tête de l’Église.

3. Comme on l’a dit, dans le Christ on distingue une triple grâce : la grâce d’union, la grâce capitale et la grâce individuelle. Mais la grâce individuelle du Christ est différente de sa grâce d’union ; elle doit donc l’être également de sa grâce capitale.

En sens contraire, il est écrit en S. Jean (1, 16) : " De sa plénitude nous avons tous reçu. " Or, c’est parce que nous recevons de lui que le Christ est notre tête ; il est donc aussi notre tête parce qu’il a possédé la plénitude de la grâce. Mais si le Christ a possédé la plénitude de la grâce, c’est que la grâce qui lui était donnée à titre personnel, était parfaite en lui, ainsi que nous l’avons déjà noté. Donc, c’est par sa grâce personnelle que le Christ est notre tête, et par conséquent sa grâce capitale ne diffère pas de sa grâce personnelle.

Réponse : Tout être agit autant qu’il est en acte ; d’où il suit que le même acte est à la fois pour un être raison de son actualité et de son agir. Ainsi c’est la même chaleur qui fait que le feu est chaud et qu’il chauffe. Pourtant, l’acte qui donne à un être son actualité n’est pas toujours principe suffisant d’actualité au-dehors. Étant donné que l’agent doit être supérieur au patient, ainsi que le remarquent S. Augustin et Aristote il en résulte que celui qui exerce une activité sur les autres doit être en acte d’une manière éminente. Or nous avons vu que l’âme du Christ possède une grâce suréminente. Donc, en raison de cette supériorité de sa grâce, il lui revient de la faire dériver vers les autres. C’est précisément en quoi consiste la grâce de chef. Par conséquent la grâce personnelle, qui justifie l’âme du Christ, est essentiellement la même que celle qui lui permet d’être tête de l’Église et de justifier les autres : il n’y a entre elles qu’une distinction de raison.

Solutions : 1. En Adam le péché originel, qui est un péché de nature, vient de son péché actuel qui est un péché personnel. Chez lui, en effet, la personne a corrompu la nature, et, par cette corruption, le péché du premier homme est passé à ses descendants, chez lesquels la nature corrompue corrompt à son tour la personne. Mais la grâce ne se transmet pas du Christ à nous par la nature humaine ; elle nous est communiquée par la seule action personnelle du Christ. C’est pourquoi il ne faut pas distinguer dans le Christ une double grâce, dont l’une répondrait à la nature et l’autre à la personne, de la même manière que nous distinguons en Adam le péché de nature et le péché de personne.

2. Des actes divers, dont l’un est la raison et la cause de l’autre, se diversifient par l’habitus. Or, l’acte de la grâce personnelle qui rend son sujet formellement saint est aussi cause de justification pour les autres, justification qui relève de la grâce de chef. La diversité que nous rencontrons ici ne suffit donc pas à diversifier l’habitus.

3. La grâce personnelle et la grâce de chef ont rapport à une certaine activité, tandis que la grâce d’union se réfère à l’être personnel. C’est pourquoi la grâce personnelle et la grâce de chef appartiennent essentiellement au même habitus, et non la grâce d’union. Pourtant, d’une certaine manière, la grâce personnelle peut être appelée grâce d’union, en ce sens qu’elle crée une certaine convenance à l’union. De ce point de vue, grâce d’union, grâce personnelle et grâce de chef sont essentiellement une seule et même grâce, avec une distinction de pure raison.

Article 6

Appartient-il en propre au Christ d’être la tête de l’Église ?

Objections : 1. Il est écrit (1 S 15, 17) : " Lorsque tu étais petit à tes propres yeux, tu es devenu la tête des tribus d’Israël. " Or, il n’y a qu’une seule Église sous l’ancienne et la nouvelle alliance. Il semble donc, par le fait même, que quelqu’un d’autre que le Christ a pu être la tête de l’Église.

2. C’est parce que le Christ communique la grâce aux membres de l’Église que nous l’appelons tête de l’Église. Mais il appartient à d’autres que lui de communiquer la grâce, selon cette parole (Ep 4, 29) : " Qu’il ne sorte de votre bouche aucune parole mauvaise, mais quelque bon discours propre à édifier, selon le besoin, afin de donner la grâce à ceux qui l’entendent. " Il apparaît donc que d’autres que le Christ peuvent être tête de l’Église.

3. Du fait de sa primauté sur l’Église, le Christ n’est pas seulement a pelé tête, mais aussi pasteur ,et fondement de l’Église. Or, le Christ ne s’est pas réservé le titre de pasteur, puisqu’il est écrit (1 P 5, 4) : " Quand le Prince des pasteurs paraîtra, vous recevrez la couronne de gloire. " Il ne s’est pas davantage réservé le titre de fondement, puisque nous lisons dans l’Apocalypse (21, 14) : " La muraille de la ville a douze fondements. " On ne voit donc pas pourquoi le Christ se serait réservé le titre de tête.

En sens contraire, on lit dans l’épître aux Colossiens (2, 19) " Il est la tête de l’Église, par l’influence de laquelle tout le corps qui se nourrit et tient ensemble grâce aux jointures et ligaments, réalise sa croissance divine. " Or cela convient seulement au Christ. Le Christ seul est donc la tête de l’Église.

Réponse : La tête exerce son influence sur les membres d’une double manière. Tout d’abord par influx intérieur, en transmettant par sa vertu le mouvement et la sensibilité aux autres membres. Puis par gouvernement extérieur, dans la mesure où l’homme se dirige dans son activité extérieure par la vue et les autres sens siégeant dans la tête.

Or, l’influx intérieur de la grâce nous vient du Christ seul, dont l’humanité, par son union à la divinité, possède la vertu de justifier. Mais l’influence exercée sur les membres de l’Église par mode de gouvernement extérieur peut appartenir à d’autres qu’au Christ, et c’est en ce sens que certains sont appelés têtes de l’Église, selon cette parole d’Amos (6, 1) : " Les princes sont les têtes des peuples. " Il faut cependant noter des différences avec le Christ. En premier lieu, le Christ est la tête de tous ceux qui appartiennent à l’Église, en quelque lieu, temps ou situation qu’ils se trouvent ; les autres hommes ne sont têtes que par rapport à certains lieux déterminés, comme les évêques pour leurs Églises ; ou par rapport à un temps déterminé, comme le pape qui est tête de toute l’Église durant le temps de son pontificat ; et par rapport enfin à une situation déterminée, à savoir l’état de voyageur sur terre. En second lieu, le Christ est la tête de l’Église par sa propre puissance et sa propre autorité, tandis que les autres ne sont têtes que parce qu’ils tiennent la place du Christ, selon cette parole (2 Co 2, 10) : " Si j’ai donné quelque chose, c’est pour vous et en la personne du Christ " ; et encore (2 Co 5, 20) : " C’est pour le Christ que nous faisons fonction d’ambassadeur, Dieu lui-même exhortant par nous. "

Solutions : 1. Cette parole doit s’entendre au sens où la tête signifie le gouvernement extérieur, et où nous disons que le roi est la tête de son royaume.

2. L’homme ne donne pas la grâce par influx intérieur, mais par une persuasion extérieure concernant les moyens de la grâce.

3. S. Augustin écrit : " Si les chefs de l’Église sont Pasteurs, comment y a-t-il un seul pasteur, sinon parce que tous sont membres du pasteur unique ? " Ainsi donnons-nous à d’autres que le Christ le titre de fondement et de tête, parce qu’ils sont membres d’une tête et d’un fondement unique. Et cependant, comme l’écrit encore S. Augustin : " S’il a donné à ses membres d’être pasteurs, il s’est réservé à lui seul d’être la porte " ; car la porte signifie l’autorité principale, puisque c’est par elle que tous entrent dans la maison ; et c’est par le Christ seul que " nous avons accès à cette grâce en laquelle nous demeurons " (Rm 5, 2). Au contraire, les autres noms peuvent se rapporter non seulement à une autorité principale, mais aussi à une autorité secondaire.

Article 7

Le diable est-il la tête de tous les méchants ?

Objections : 1. Il est essentiel à la tête de communiquer aux membres la sensibilité et le mouvement, comme dit la Glose sur le texte de l’épître aux Éphésiens (1, 22) : " Il en a fait la tête... " etc. Mais le diable n’a pas le pouvoir de communiquer la malice du péché, qui provient de la volonté du pécheur. Le diable ne peut donc être appelé la tête des méchants.

2. Tout péché rend l’homme mauvais ; mais tous les péchés ne viennent pas du diable. Cela est manifeste s’il s’agit des péchés des démons, car ceux-ci n’ont pas péché sous l’influence d’un autre. Mais cela est encore vrai de certains péchés des hommes : on lit en effet dans le livre des Croyances ecclésiastiques : " Toutes nos pensées mauvaises ne sont pas inspirées par le diable ; quelquefois elles surgissent par un mouvement de notre libre arbitre. " Le diable n’est donc pas la tête de tous les méchants.

3. Une seule tête préside à un corps unique. Mais toute la multitude des méchants ne semble pas avoir un principe d’unité, car il arrive que les maux se contrarient lorsqu’ils proviennent de défauts divers, remarque Denys. Le diable ne peut donc être appelé la tête de tous les méchants.

En sens contraire, au sujet de cette parole de Job (8, 17) : " Que sa mémoire disparaisse de la terre ", nous lisons dans la Glose : " Ce vœu s’applique à tout méchant, pour qu’il fasse retour à son chef, c’est-à-dire au diable. "

Réponse : Comme il a été dit précédemment non seulement la tête exerce une influence intérieure sur les membres, mais encore elle les gouverne extérieurement en dirigeant leur activité vers une fin. On peut donc donner à quelqu’un le nom de tête par rapport à une multitude, ou bien dans les deux sens d’influx intérieur et de gouvernement extérieur, et c’est ce qui arrive pour le, Christ quand nous disons qu’il est tête de l’Église. Ou bien seulement au sens de gouvernement extérieur : en ce dernier sens tout prince ou prélat est tête de la multitude qui lui est soumise. C’est également de cette manière que le diable est la tête de tous les méchants, car ainsi qu’il est dit dans Job (41, 26) " Il est le roi de tous les fils d’orgueil. "

Or il appartient à celui qui gouverne de conduire ses sujets à sa propre fin. La fin du diable, c’est que la créature rationnelle se détourne de Dieu ; c’est pourquoi, dès le commencement, il chercha à détourner l’homme de l’obéissance au précepte divin. Et l’aversion loin de Dieu a raison de fin quand elle est désirée par le libre arbitre, selon Jérémie (2, 20) : " Depuis longtemps tu as brisé le joug, tu as rompu tes liens, et tu as dit : je ne servirai pas. " Donc, lorsque des hommes, en commettant le péché, sont conduits à cette fin, ils tombent sous le régime et le gouvernement du diable, et celui-ci peut être appelé leur tête.

Solutions : 1. Le diable n’exerce pas une influence intérieure sur l’âme rationnelle, mais, par ses suggestions, il induit au mal.

2. Celui qui gouverne ne pousse pas chacun de ses sujets à obéir à sa volonté, mais à tous il notifie sa volonté par un signe ; les uns se trouvent excités à la suivre, les autres le font spontanément. Ainsi arrive-t-il que les soldats suivent l’étendard de leur chef, sans qu’il soit nécessaire de les y pousser. Le diable a péché le premier, car il est écrit (1 Jn 3, 8) : " Il pèche dès le commencement ", et son péché fut proposé à tous les autres comme un exemple à suivre certains l’imitèrent parce qu’ils y furent poussés par lui, d’autres le firent de leur propre mouvement et sans aucune suggestion de sa part. En ce sens le diable est tête de tous les méchants, parce qu’ils suivent son exemple, selon cette parole de la Sagesse (2, 24) : " C’est par l’envie du diable que la mort est venue dans le monde. Ceux-là l’imitent qui lui appartiennent. "

3. Tous les péchés se ressemblent quant à l’aversion loin de Dieu ; ils diffèrent selon la conversion à des biens changeants et divers.

Article 8

L’Anti-Christ peut-il être appelé la tête de tous les méchants ?

Objections : 1. Un corps unique ne peut avoir plusieurs têtes ; mais nous venons de dire que le diable est la tête de la multitude des méchants ; l’Anti-Christ ne peut donc être aussi leur tête.

2. L’Anti-Christ est membre du diable ; mais la tête se distingue des membres ; l’Anti-Christ n’est donc pas la tête des méchants.

3. La tête exerce une influence sur les membres ; mais l’Anti-Christ ne peut agir d’aucune manière sur les méchants qui l’ont précédé. Il ne peut donc être leur tête.

En sens contraire, au sujet de cette parole de Job (21, 29) : " Interrogez l’un des voyageurs " la Glose écrit : " Tandis que l’auteur parlait du corps de tous les méchants, subitement il tourne son discours vers leur tête, l’Anti-Christ. "

Réponse : Comme nous l’avons déjà dit il y a trois choses à considérer au sujet de la tête naturelle : l’ordre, la perfection et le pouvoir d’influence. Dans l’ordre du temps, l’Anti-Christ n’est pas la tête des méchants, car son péché ne les a pas précédés, comme cela s’est produit pour le péché du diable. Il ne l’est pas davantage au point de vue du pouvoir d’influence, bien qu’il doive en effet, par suggestion extérieure, entraîner au mal ceux qui vivront de son temps ; cependant ceux qui ont vécu avant lui n’ont pu être entraînés par lui, ni même imiter sa malice. En ce sens, il ne pourrait être la tête que de quelques méchants. Mais il reste qu’il est appelé la tête de tous les méchants, en raison de la perfection de sa malice. Aussi, à propos de cette parole (2 Th 2, 4) : " Il se présente comme s’il était Dieu ", la Glose écrit-elle : " De même que dans le Christ habite la plénitude de la divinité, ainsi dans l’Anti-Christ se trouve la plénitude de toute malice. " Certes, l’humanité de l’Anti-Christ ne doit pas être assumée par le diable dans l’unité de personne, comme l’a été l’humanité du Christ par le Fils de Dieu ; mais le diable lui communiquera par suggestion sa malice plus qu’à tous les autres. Et c’est pourquoi tous les autres méchants qui l’ont précédé sont comme une image de l’Anti-Christ, selon cette parole de l’Apôtre (2 Th 2, 7) : " Dès maintenant le mystère de l’impiété est à l’œuvre. "

Solutions : 1. Le diable et l’Anti-Christ ne constituent pas deux têtes, mais une seule ; car l’Anti-Christ est appelé tête parce qu’en lui la malice du diable se trouve reproduite en plénitude. C’est pourquoi au sujet de cette parole (2 Th 2,4) : " Il se présente comme s’il était Dieu ", la Glose écrit encore : " En lui se trouve la tête de tous les méchants c’est-à-dire le diable qui est le roi de tous les fils d’orgueil. " Mais il ne s’y trouve pas par union personnelle ou par habitation intime, car il appartient à la Trinité seule de pénétrer l’intime de l’âme. Il ne s’y trouve que par l’effet de sa malice, selon le livre des Croyances ecclésiastiques.

2. Comme nous l’avons déjà dit, bien que Dieu soit la tête du Christ, le Christ n’en est pas moins la tête de l’Église ; ainsi tout en étant membre du diable, l’Anti-Christ est la tête des méchants.

3. Quand nous disons que l’Anti-Christ est appelé la tête de tous les méchants, nous faisons porter l’analogie non sur son influence, mais sur sa perfection. En lui en effet le diable porte sa malice au degré suprême, tout comme nous disons que quelqu’un mène son dessein au sommet de la perfection, lorsqu’il l’a pleinement réalisé.